Tomber (Moïra)

Tomber

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d'un simple jouet d'enfant, d'une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu'était la guerre.

Elle avança, sa fille dans les bras, dans la poussière, dans la foule précipitée, avec une sérénité qui lui était soumise. Elle marcha dans les allées d'un pas réfléchi et lourd. Le feu détruisait tout sur son passage et, sous les pas de la jeune femme, une pluie d'acier torturait la moindre lueur d'espoir. Elle avançait, déterminée à survivre, tenant fermement sa fille contre son cœur. Soudain, un sifflement assourdissant se fit entendre et la mère, d'un mouvement vif et précis, posa sa fille à terre et se coucha sur elle le temps de l'explosion. Elle attendit le calme pour relâcher lentement ses muscles et libérer sa fille qui ouvrit ses petits yeux doucement.

-      « Qu'est ce qu'il s'est passé maman ? dit la petite fille d'un ton sec et affolé.

-      C'est une étoile qui est tombée du ciel... »dit-elle pour ne pas détruire l’innocence dans les yeux et dans le cœur de sa tendre fille, pour qu'il lui reste un peu d'espoir.

Elle prit sa fille par la main et contourna le cratère qui était non loin de là. Elles arrivèrent à la sortie du village et tournèrent derrière une maison en ruine, noire de cendre et de désespoir. Là, la jeune femme lâcha sa fille et fit un pas puis se mit accroupie devant une masse noire. La petite fille regarda sa mère, immobile. La jeune femme tendit la main, prit la petite masse et l'essuya. Elle se releva et retourna vers sa fille. Elle se mit à sa hauteur et lui tendit la main. Sa fille regarda sa mère dans les yeux et, brusquement, jeta son regard sur la petite chose que tenait sa mère.

Sous la suie, elle reconnut.

Il manquait un bas à sa poupée. Elle la prit et la regarda quelques instants. Sa mère se releva et tourna les talons. La petite fille la suivit. Soudain, elle s’arrêta et fixa, horrifiée, un corps noir de suie où l'on pouvait voir une tache blanche en forme de poupée.

-      « Maria, dépêche-toi. » lui murmura sa mère.

La petite fille regarda une dernière fois le corps sans vie qui se présentait à elle et rejoignit sa mère. Elles continuèrent le long du chemin qui conduisait à la forêt, où, de l’autre côté, se trouverait un endroit sûr pour elle et sa fille. Une fois arrivées à l’orée de la forêt, elles s’y hâtèrent car elles pouvaient encore entendre les obus s’écraser sur Verdun et la foule appelant à l’aide. Au bout de quelques heures de marche, la jeune femme décida de s’arrêter pour faire une pause. Elles allèrent donc s’asseoir au pied d’un arbre sur de la mousse. La fillette, exténuée par le voyage, s’allongea et ne tarda pas à s’endormir après avoir ingurgité les baies que sa mère avait soigneusement cueillies pour elle. Le soleil se couchait et la mère alla se coucher auprès de sa fille. Au loin, on pouvait toujours voir le monstrueux spectacle de Verdun…

Au petit matin un bruit mystérieux les réveilla. Il venait des buissons. La mère s’avança prudemment et se jeta menaçante sur le buisson. Là elle découvrit un petit garçon qui les avait suivies. Il leur expliqua qu’il s’appelait Sam et que sa famille avait péri lors d’un incendie, la veille. La jeune femme le convia à leur périple et ils reprirent leur route. La petite fille serrait toujours sa poupée de chiffon dans ses bras et elle était de plus en plus effrayée à chaque minute qui passait. Sam était un petit garçon timide qui devait être du même âge que la petite fille, six ou sept ans au plus. Il paraissait malheureux durant le voyage car il regardait souvent le sol et poussait soudain de grands soupirs en levant les yeux au ciel ; sans doute il pensait à sa famille…. La jeune femme s’occupait du mieux qu’elle pouvait des deux enfants, mais cela restait pénible et dur pour elle, faute de ravitaillement. La forêt semblait ne plus en finir et leurs pieds commençaient à être très fatigués et en mauvais état. Une odeur s’installait dans leurs habits et la crasse devenait de plus en plus présente sur eux.

Le soir, alors qu’ils allèrent s’arrêter pour se reposer, la petite fille aperçut une maisonnette cachée par des arbres. Ils s’en approchèrent et virent que la porte était ouverte. Il ne semblait y avoir personne. Dans l’unique pièce que contenait cette maison, se trouvait un lit où ils s’empressèrent de se jeter. Au lever de soleil, la jeune femme était déjà debout. Elle n‘avait presque pas dormi car la peur la rongeait. Elle ne savait ni comment elle en était arrivée là ni comment elle allait s’en sortir. Elle se disait que si elle était encore en vie, s’était seulement parce qu’elle devait sauver sa fille. Les deux enfants se réveillèrent et la jeune femme leur lança un regard affectueux puis ils se préparèrent pour repartir car l’armée allemande ne devait pas être très loin vu leur rythme de marche. La mère ne prit qu’un sac où elle mit des provisions trouvées dans un recoin de la salle et une couverture pour les enfants. Ils reprirent leur chemin à travers les bois. En début d’après- midi, ils trouvèrent un ruisseau où ils firent leur toilette et où ils burent toute l’eau qui leur était permis de boire. Lorsqu’ils repartirent, Sam traina un peu. Lorsque la jeune femme vit une armée allemande passée, elle s’empressa de se jeter à terre et de prendre sa fille dans ses bras. Sam, lui, ne s’aperçut pas tout de suite de la présence des allemands : il ne put donc pas se cacher. Il se trouvait à une trentaine de mètres des deux filles. La jeune femme ne put se résoudre à alerter Sam de peur de risquer la vie de Maria. Lorsque Sam aperçut les allemands, paniqué, il se mit à courir. Le chef allemand ordonna de l’attraper et les soldats se lancèrent à la poursuite du petit garçon. Ils finirent par le rattraper et Sam se mit à hurler de toutes ses forces. Quand ils arrivèrent devant le militaire, ils jetèrent Sam à terre. La jeune femme se colla contre l’arbre auquel elle faisait face. Les militaires ne les virent pas. Soudain un coup de feu se fit entendre et la petite fille sursauta. Une larme coula sur le visage de la jeune femme. Maria se blottit dans les bras de sa mère et sanglota en silence. La mère regarda le ciel à travers les branches d’arbres et respira pour reprendre des forces car elle se devait d’être forte pour sa fille. Elle attendit que les soldats repartent pour dire à sa fille :

·         Tout va bien …

Elle prit sa fille dans ses bras pour la porter et se leva. Ne voulant pas montrer à sa fille le corps de Sam, elle décida de le contourner légèrement pour qu’elle puisse l’apercevoir. En le voyant, elle se dit que cette mort n’était pas nécessaire et laissa une larme couler sur ses joues… Elle aurait aimé offrir au corps de Sam une sépulture, mais le temps lui manquait et l’épreuve qu’ils avaient endurée ne serait que plus lourde avec cette mort sur sa conscience.

Alors la mère et sa fille continuèrent leur voyage vers une prochaine source de protection …

Durant de longues semaines elles durent endurer les cachettes malsaines et la faim qui les tiraillait. Durant tout ce temps où le temps commençait par sembler tellement long qu’on eut l’impression qu’il jouait contre nous. Durant tout le temps il fallait veiller l’une sur l’autre pour ne pas sombrer dans une folie occasionnelle… Le poids de cette opération devenait de plus en plus lourd….

Cette situation paraissait bien trop inconfortable pour une jeune mère et sa fille.

Ce qu’elles vécurent durant un mois et demi fut une expérience humaine que la jeune mère ne souhaita à personne. La faim, la crasse, le manque de soin, les maladies, les animaux, la peur, l’angoisse, la tristesse, la culpabilité, la folie, les maux de têtes insoutenables ; les câlins, les sourires, la compagnie, le réconfort, furent les seules choses auxquelles elles eurent droit. La poupée était l’exemple même de la situation dans laquelle elles se trouvaient : la poupée semblait mourir lentement, physiquement et moralement…

Le sac à dos était presque vide et la folie rongeait leurs esprits. Au fur et à mesure du temps, la poupée de chiffon tombait en lambeaux. Le visage de la petite fille s’effaçait petit à petit. Toutes deux étaient devenues livides.

Le soleil disparaissait entre les branches. La brume du matin s’engouffrait dans leurs poumons. La jeune femme offrit à sa fille la dernière bouchée de pain. Ils ne leur restaient plus beaucoup de force. Elles avaient vécu dans d’atroces conditions.

Durant cette dure période, un évènement avait traumatisé la jeune femme : elle avait dû tuer un homme. Cela s’était passé en fin de matinée, lors d’une journée relativement ensoleillée. La jeune femme et sa fille s’étaient, comme à leurs habitudes à cette heure -ci, assises au pied d’un arbre pour faire une pause. Elles se reposaient tranquillement après avoir longuement marché. Elles étaient essoufflées et à bout de force. La mère découpait des fruits avec un couteau qu’elle avait trouvé sous les feuilles plus tôt dans la journée. Brusquement, un homme est sortit de dernière l’arbre et a basculé sur les demoiselles. Ce ne fut pas long. La mère le repoussa sur le coté et s’aperçut que l’homme avait le couteau planté dans la poitrine. La jeune femme s’apercevant qu’il devait s’agir d’un homme qui vivait sûrement dans les mêmes conditions de vie qu’elle vivait, essaya de lui venir en aide et lui compressa sa blessure, mais en vint…. L’homme était mort. Il avait le visage couleur terre et des vêtements déchirés. Il avait dû devenir fou.

Mais voilà, la jeune femme n’en revenait toujours pas ; comment avait-elle pu tuer un homme !?

Cet évènement avait eu lieu trois semaines plus tôt.

Elles marchaient donc à travers la forêt quand une horde de soldats cria subitement de s’immobiliser. La mère mit sa fille dans son dos et regarda les soldats qui lui faisaient face. Elle essayait de les éloigner, mais ses efforts furent vint. Un coup de feu retentit et tous les oiseaux alentour s’envolèrent. La jeune femme, n’étant pas blessée,  se retourna vers sa fille qui était tordue en deux. La mère s’approcha avec un visage coléreux. Lorsqu’elle vit la blessure, elle sut qu’elle serait fatale. Les soldats, voyant que leur fin était proche, repartirent. La petite fille était maintenant à genoux et sa mère lui tenait les épaules. La jeune femme savait qu’elle ne pouvait plus rien et pleura doucement. Soudain le visage de la jeune fille se blêmit, et sa mère comprit.

La petite fille tomba et avec elle l’innocence, la joie, l’espoir.

La mère alla se mettre à la hauteur de sa tête, posa la petite tête de sa fille sur ses genoux et hurla. Elle hurla pendant des heures et personne ne vint l’aider.

-«  Et ça finit comme ça ? dis-je.

- Oui » répondit grand-mère.

Et après la jeune femme eut une autre fille, ta mère.

-« Mais alors grand-mère !

-C’était toi !

-En tout cas elle était triste ton histoire. »

Et elle se glissa dans les bras de sa grand-mère.