Honoré Boudbilat, peu connu du public, est une personnalité hors du commun. Courtisé par les Grands et flatté par les femmes bien mariées, il a traversé le siècle à la force de son esprit.
Autodidacte acharné, notre cher Honoré a gravi un à un les échelons qui le firent passer d’élève pâtissier à conseiller politico- financier « secret » des plus hauts chefs d’état des tout petits états de l’Amérique dite latine. Cela lui permit de s’acheter un énorme diamant qu’il porte dans le nombril depuis qu’il a été décoré de la légion d’honneur –française ! La rosette est discrète, le diamant trop voyant, surtout en chevalière décorant le pouce de la main droite- et de s’autoproclamer Roi des Linotons, habitants d’une charmante petite île en face du Paraguay. Ses quatre épouses successives, juvéniles Linotonnes aveuglées par son charme de conquérant de la vieille Europe, lui ont donné quinze enfants en tout, dont cinq fils belliqueux qui se querellent déjà pour la succession. Les fillettes ont toutes été fort bien mariées à des amis intimes et il est déjà dix-sept fois grand-père. Sa dernière petite fille, métissée à souhait, vient de fêter ses douze ans et le vieux lion bedonnant s’est promis d’attendre ses quatorze ans avant d’en faire sa cinquième épouse officielle.
C’est elle la raison de son voyage à Paris, ce 15 avril 1982. On lui a parlé des Demoiselles de la Légion d’Honneur et du Couvent des Oiseaux, il est venu sur place étudier les possibilités. Il la veut bachelière et Française, moderne et disciplinée, érudite, reconnaissante et soumise – On rêve !
Cet après-midi-là, à 14 heures 35 – Honoré Boudbilat n’est plus un matinal depuis fort longtemps-, le destin de la petite fille élue, le destin de la famille Boudbilat et celui des habitants de Linota ont connu un destin tragique – enfin surtout tragique pour les Linotons qui devront faire face à l’implacable guerre de succession des fils Boudbilat et aux massacres qui en résulteront.
Honoré Boudbilat, cet après-midi-là donc, redingoté de prêt, rosette en aval et diamant caché dans le repli boudiné de son nombril démesuré, décide de voir de plus près le fameux Café de Flore, des fois que des fantômes y traîneraient et qu’il serait enfin reconnu pour le grand démiurge qu’il est…Probable d’ailleurs que ce fut le cas…
Voyant l’enseigne, son cœur palpite. Ses doigts boudinés sortent hâtivement de sa poche de pantalon un grand mouchoir de baptiste bien blanc avec lequel ils épongent le front du mercenaire qui a présumé de ses forces septagénaires, presque octogénaires. Le front sec et le regard enfin clair, les mains bouffies n’ont plus qu’à rabattre la mèche noir corbeau sur le crâne rosi et dégarni du guerrier en bedaine. Le torse bombé, Honoré Boudbilat a traversé la rue.
Le chauffeur d’autocar ne l’a pas reconnu et l’Espace venant en sens inverse n’a pas dû le voir non plus.
Honoré Boudbilat, ignoré du grand public, est mort tout connement en traversant la rue.
Santé !