10 mars 2020

Le reflet, 403

Il y a vingt ans, juste avant ma naissance, ma mère alla dans une brocante avec mon père. Au détour d'une allée, elle vit un miroir. Elle fut totalement obnubilée par celui-ci et l'acheta à cette femme qui avait l'air de vouloir s'en débarrasser à tout prix. Il n'était pas cher et pourtant il valait bien deux cent francs avec toutes ses dorures. Mon père m'avait conté maintes fois cette histoire. Et depuis ce jour, elle l'avait gardé et nettoyé comme un bijou. On avait l'impression qu'elle était hypnotisée, à répéter les mêmes gestes chaque jour autour de cet objet, comme un robot. Je me souviens encore combien j'étais mal à l'aise en sa présence. Ma mère, malgré ce qu'on lui avait conseillé, n'avait jamais voulu le revendre et nous n'avons jamais su pourquoi elle y tenait tant. Mais à mes dix ans, il disparut dans un recoin de notre maison et jamais plus je ne le revis.

 

Revenons-en à aujourd'hui, mon père est mort depuis peu. Je fais plus de visites que d'habitude à ma mère pour la réconforter. J'en profite souvent pour mettre en ordre sa maison qui est devenue une vraie porcherie. Les deux premiers jours, tout se passa bien. Je nettoyais et rangeais pendant que ma mère se reposait. Le reste du temps, nous jouions à des jeux de sociétés ou nous nous racontions des histoires en nous promenant.

 

Mais le matin du troisième jour, alors que je rangeais le salon, je découvris une forme rectangulaire derrière un drap blanc... J'avançais ma main pour enlever le drap, quand ma mère m'appela du haut de sa chambre comme pour me prévenir... Mais je n'écoutais pas, je savais au fond de moi que c'était le miroir et je voulais enfin voir ce qu'il reflétait. Je vis dans ce reflet mon père, avec sa chemise rose saumon qu'il aimait tant et ce sourire qu'on ne pouvait jamais lui enlever. Plusieurs scènes défilèrent...Il était avec nous et je me surpris à sourire. Il était là dans tous les moments qu'il n'avait jamais pu vivre avec nous... Entre temps, ma mère était descendue, voyant que je ne répondais pas. Elle mit sa main sur mon épaule, je me retournais puis regardais de nouveau le miroir ; le reflet avait disparu ! Pendant deux jours, j'évitais le salon et pourtant cet objet m'attirait je ne sais trop comment.

 

La nuit du cinquième jour, j'entendis un cri de terreur qui venait d'en bas. Je descendis et déboulais dans le salon. Ma mère passa en courant pour aller dans sa chambre et fit tomber le miroir qui ne se cassa pas. Je le ramassai et ce que je vis me glaça le sang. Ce n'était pas la même chose qu'il y a deux jours. Il y avait un monstre gigantesque avec toutes ces carcasses d'os autour de lui. Il était velu et courbé comme si les aiguilles qu'il avait sur le dos était trop lourdes. Quand il rugissait, on voyait ses longs crocs pointus qui étaient si nombreux que je ne saurais dire combien il en avait. Ce monstre n'avait pas de nez et pourtant des milliers de yeux. Il n'était pas réel, c'était impossible. Mais, tout à coup, je vis qu'il tenait dans son énorme patte mon père dont le visage se déformait d'effroi... Je fondis en larmes et partis de la même façon que ma mère. Puis je me souvins de la mort de mon père, cette mort si soudaine que même les médecins n'avaient pu l'expliquer. Mais n'est-ce que le fruit de mon imagination ? Où est-ce seulement un rêve ?

 

Je n'en aurais jamais le coeur net car le lendemain ma mère l'avait revendu. Nous n'en avions reparlé qu'une seule fois car ma mère et moi avions vu la même chose. Nous devions porter ce fardeau toute notre vie.


 

Mais cela remonte à maintenant trente ans... Aurais-je vraiment pu imaginer ce monstre ? Tout ce que je sais c'est que quand nous passons devant la maison des nouveaux propriétaires du miroir la nuit ; nous pouvons y entendre des hurlements.