Ce soir, c’est l’avant-première. Malgré le stress que j’aurais pu avoir, j’étais tout à fait serein quant à la réaction du public. Mais l’atmosphère du cinéma, le brouhaha m’oppressait… c’est pourquoi je décidai de sortir de la salle. Je me faufilais à l’anglaise dans la salle de projection qui me procurait un sentiment de bien-être, où j’allais enfin pouvoir me reposer et me vider l’esprit. Je choisis un fauteuil rouge et confortable pour m’y installer. Une fois assis, toute cette négativité me quitta petit à petit tandis que je tombais doucement dans les bras de Morphée… J’ouvrais lentement les yeux et je me découvris dans une salle ressemblant étrangement à l’infirmerie du camp où j’avais passé tant de temps au chevet de ma chère famille, aux côtés de ma sœur et de ma mère, décédées dans de terribles conditions. J’entendis une faible voix prononcer le titre de mon film : «L’image manquante… ». Surpris je me retournai et vis mon père. Une foulée de sentiments m’envahirent : la tristesse, la nostalgie, la colère… Mais celui qui ressortait le plus était la joie. La joie de revoir mon père, après toutes ces années. Je me levais alors et couru le prendre dans mes bras. Alors que je tenais mon paternel serré contre moi, je m’aperçus que mes mains n’étaient pas des mains, que mes bras n’étaient pas des bras en chair et en os mais de simples morceaux de glaise : j’étais donc comme les personnages de mon film… et cette étrange salle était bel et bien une infirmerie de camp mais c’était celle des décors de mon film. Mon père à son tour surpris me dit : « - Je suis fier de toi, mon fils. Ton film… ton œuvre m’a ému. Malgré tout ce que tu as vécu et d’où tu viens, tu as poursuivi tes rêves et tu les réalisés avec ambition ! - … Je… je… merci… » dit-il d’une voix chevrotante et les larmes aux yeux - Je suis fier de la façon dont tu as réussi à surmonter toutes ces horreurs que tu as vécues, sans toutefois les oublier. Tu mènes une vie heureuse, mais ça ne t’empêche pas de continuer tes travaux de recherche pour transmettre notre histoire.» En échangeant quelques sourires et larmes, nous quittâmes l’infirmerie. Nous nous dirigeâmes vers la « cantine » du camp lorsque nous vîmes un arbre qui me semblait si familier et si étranger à la fois. Nous nous arrêtâmes et je jugeais qu’il était temps que je pose cette fameuse question, celle à laquelle la réponse ne m’a été évidente que depuis peu, mais je voulais l’entendre dite, je voulais que mon père, lui aussi, puisse vider son sac comme moi j’ai pu le faire avec mon film : « - Pourquoi nous as-tu abandonné ? - Je suis désolé que, lorsque tu étais plus jeune, tu as eu l’impression que je vous avais abandonnés… Mais je n’étais plus rien, j’étais en vie certes, mais c’était la seule chose sur laquelle j’avais encore un certain contrôle, la seule chose que les Khmers Rouges ne m’avaient pas enlevé… J’ai donc voulu pouvoir contrôler ma vie; ou plutôt ma mort. - Tu nous avais nous, ta famille, ça n’était pas suffisant ? - Je suis désolé, sache que je regrette cette décision à présent. A l’époque, je croyais vraiment avoir fait le bon choix, et cela pour plusieurs raisons, je ne voulais plus être un poids pour vous, que vous me voyiez faible, je ne voulais pas devenir un mauvais exemple pour vous, mes enfants, en acceptant d’être réduit à l’état animal… - J’ai compris que tu souhaitais lutter contre les Khmers Rouges, mais tu nous aurais été tellement plus utile, si tu étais resté à nos côtés. - Je le sais maintenant, et comme je l’ai dit je le regrette, j’aurais aimé partager cette nouvelle vie avec toi, mais c’est fait, à présent il faut l’accepter. Et toutes ces années, même si tu ne me voyais plus, j’étais là, et je veillerais toujours sur toi. » Après cette phrase, je me sentis beaucoup plus léger, comme si un poids venait de m’être enlevé. Je vis les pieds de glaise de mon père décoller progressivement du sol, et me rendis compte que je faisais de même. Bientôt, nous nous retrouvâmes tous deux dans le ciel bleu, planants telles les statuettes de mon film. Nous restâmes quelques minutes, volant paisiblement, enfin réconciliés. Au bout d’un moment, je me rendis compte que mon père s’éloignait de plus en plus, se perdant dans l’horizon. La dernière chose que j’aperçus fut son grand sourire, tandis que je murmurais : « Papa, mon image manquante, c’est toi… » C’était quand j’entendis les applaudissements retentir, que j’émergeais totalement de ce rêve. Je restais quelques instants, pensif, et je compris alors pourquoi dans mon rêve, nous étions fait de glaise, je ne me souvenais plus vraiment du visage de mon père, et, faute de photos, c’était la seule représentation que j’avais de lui…