La Cousine Bette, un texte réaliste à la dimension hyperbolique
Par yann lumia le 14 avril 2010, 16:51 - Réflexions sur la mort de Valérie Marneffe - Lien permanent
La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1842
- Monsieur, dit Victorin à Bianchon, espérez-vous sauver M. et Mme Crevel ?
- Je l’espère sans le croire, répondit Bianchon. Le fait est inexplicable pour moi... Cette maladie est une maladie propre aux nègres et aux peuplades américaines, dont le système cutané diffère de celui des races blanches. Or, je ne peux établir aucune communication entre les noirs, les cuivrés, les métis et M. ou Mme Crevel. Si c’est d’ailleurs une maladie fort belle pour nous, elle est affreuse pour tout le monde. La pauvre créature, qui, dit-on, était jolie, est bien punie par où elle a péché, car elle est aujourd’hui d’une ignoble laideur, si toutefois elle est quelque chose !... Ses dents et ses cheveux tombent, elle a l’aspect des lépreux, elle se fait horreur à elle-même ; ses mains, épouvantables à voir, sont enflées et couvertes de pustules verdâtres ; les ongles déchaussés restent dans les plaies qu’elle gratte ; enfin, toutes les extrémités se détruisent dans la sanie qui les ronge.
- Mais la cause de ces désordres ? demanda l’avocat.
- Oh ! dit Bianchon, la cause est dans une altération rapide du sang, il se décompose avec une effrayante rapidité. J’espère attaquer le sang, je l’ai fait analyser : je rentre prendre chez moi le résultat du travail de mon ami le professeur Duval, le fameux chimiste, pour entreprendre un de ces coups désespérés que nous jouons quelquefois contre la mort.
- Le doigt de Dieu est là! dit la baronne d’une voix profondément émue. Quoique cette femme m’ait causé des maux qui m’ont fait appeler, dans des moments de folie, la justice divine sur sa tête, je souhaite, mon Dieu ! que vous réussissiez, monsieur le docteur. [...]
Lisbeth resta pétrifiée à trois pas du lit où mourait Valérie, en voyant un vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin au chevet de son amie, et une sœur de charité la soignant. La religion trouvait une âme à sauver dans un amas de pourriture qui, des cinq sens de créature, n’avait gardé que la vue. La sœur de charité, qui seule avait accepté la tâche de garder Valérie, se tenait à distance. Ainsi l’Eglise catholique, ce corps divin, toujours animé par l’inspiration du sacrifice en toute chose, assistait, sous sa double forme d’esprit et de chair, cette infâme et infecte moribonde en lui prodiguant sa mansuétude infinie et ses inépuisables trésors de miséricorde.
Les domestiques, épouvantés, refusaient d’entrer dans la chambre de monsieur ou de madame ; ils ne songeaient qu’à eux et trouvaient leurs maîtres justement frappés. L’infection était si grande, que, malgré les fenêtres ouvertes et les plus puissants parfums, personne ne pouvait rester longtemps dans la chambre de Valérie. La religion seule y veillait. Comment une femme d’un esprit aussi supérieur que Valérie ne se serait-elle pas demandé quel intérêt faisait rester là ces deux représentants de l’Eglise ? Aussi la mourante avait-elle écouté la voix du prêtre. Le repentir avait entamé cette âme perverse en proportion des ravages que la dévorante maladie faisait à la beauté. La délicate Valérie avait offert à la maladie beaucoup moins de résistance que Crevel, et elle devait mourir la première, ayant d’ailleurs été la première attaquée.
- Si je n’avais pas été malade, je serais venue te soigner, dit enfin Lisbeth, après avoir échangé un regard avec les yeux abattus de son amie. Voici quinze ou vingt jours que je garde la chambre ; mais, en apprenant ta situation par le docteur, je suis accourue.
- Pauvre Lisbeth, tu m’aimes encore, toi ! je le vois, dit Valérie. Ecoute ! je n’ai plus qu’un jour ou deux à penser, car je ne puis pas dire vivre. Tu le vois, je n’ai plus de corps, je suis un tas de boue... On ne me permet pas de me regarder dans un miroir... Je n’ai que ce que je mérite. Ah ! je voudrais, pour être reçue à merci, réparer tout le mal que j’ai fait.
- Oh ! dit Lisbeth, si tu parles ainsi, tu es bien morte !
- N’empêchez pas cette femme de se repentir, laissez-la dans ses pensées chrétiennes, dit le prêtre.
- Plus rien ! se dit Lisbeth épouvantée. Je ne reconnais ni ses yeux ni sa bouche ! Il ne reste pas un seul trait d’elle ! Et l’esprit a déménagé! Oh ! c’est effrayant !...
- Tu ne sais pas, reprit Valérie, ce que c’est que la mort, ce que c’est que de penser forcément au lendemain de son dernier jour, à ce que l’on doit trouver dans le cercueil : des vers pour le corps, mais quoi pour l’âme ?... Ah ! Lisbeth, je sens qu’il y a une autre vie !... et je suis toute à une terreur qui m’empêche de sentir les douleurs de ma chair décomposée !... Moi qui disais en riant à Crevel, en me moquant d’une sainte, que la vengeance de Dieu prenait toutes les formes du malheur... Eh bien, j’étais prophète !... Ne joue pas avec les choses sacrées, Lisbeth ! Si tu m’aimes, imite-moi, repens-toi !
Extrait de La Cousine Bette (accessible depuis Wikisource)
Ci-dessus, une illustration faite par Georges Cain pour La Cousine Bette
Réflexions sur La Cousine Bette, d'Honoré de Balzac
La Cousine Bette, de Balzac, est un texte réaliste car le récit comprend un histoire, des personnages et des procédés réalistes
I- Une situation réaliste
Tout d'abord, l'auteur utilise des lieux réels tel que Saint-Thomas d'Aquin ; il fait également souvent allusion à l'espace domestique (dans ce cas ci, il s'agit d'un appartement bourgeois), par le biais de la chambre dans laquelle se trouve Valérie. On a donc un espace réaliste.
Mais le temps lui aussi est réaliste, car même si le temps du travail n'est pas évoqué, le récit s'inscrit tout de même dans une époque réelle, qui est d'ailleurs celle de l'auteur, le XIXème siècle. On peut justifier ceci par le fait que les objets sont « datés ».
II- Des personnages réalistes
Les personnages sont identifiables socialement, et l'on a de nombreuses classes sociales représentatives de la société du XIXè siècle : Mr et Mme Crevel sont bourgeois, car ils possèdent plusieurs domestiques et une chambre pour chacun d'eux. Mais à l'origine, Mme Valérie Crevel est une courtisane, caractérisée par le désir sexuel et la volonté de réussir socialement: c'est d'ailleurs à cause de cela, qu'elle et son mari seront atteints par une MST. On retrouve également d'autres corps de métier tels que les médecins, les prêtres/ religieuses, et les domestiques.
L'écrivain utilise a par ailleurs recours au discours direct, ce qui permet aussi de bien identifier les classes sociales, grâce au « jargon » utilisé par chacun : ainsi pour les médecins, la maladie est belle car elle est rare ; et le clergé parle sans cesse de se confesser (se repentir) afin d'aller au paradis.
III- Des procédés réalistes
Ainsi qu'il a été précisé plus tôt, l'auteur utilise des objets « datés », et fait s'exprimer ses personnages à l'aide du discours direct. Mais c'est l'utilisation du corps grotesque qui est la plus frappante dans ce texte, ce qui est propre à la réalité. Ainsi la maladie et la mort ne sont pas euphémisées ou cachées, parce que ce sont des faits bien réels. On a donc une forte description du corps de Valérie, un corps hideux, « d'une ignoble laideur ». L'écrivain nous précise même (à propos de la jeune femme) que : « ses dents et ses cheveux tombent, elle a l'aspect des lépreux » et qu'elle est rongée par la « sanie » (pus).
Hyperboles :
L'auteur va souvent au delà du réalisme, par le biais d'hyperboles, un procédé qui consiste à exagérer la réalité. Voici d'ailleurs un relevé des nombreuses hyperboles du texte :
- « une maladie fort belle pour nous »,
- « elle est aujourd’hui d’une ignoble laideur »,
- « elle se fait horreur à elle-même »,
- « la justice divine sur sa tête, je souhaite, mon Dieu ! »,
- « Lisbeth resta pétrifiée à trois pas du lit »,
- « un amas de pourriture qui, des cinq sens de créature, n’avait gardé que la vue »,
- « L’infection était si grande, que personne ne pouvait rester longtemps dans la chambre de Valérie »,
- « des ravages que la dévorante maladie faisait à la beauté »,
- « je n’ai plus de corps, je suis un tas de boue... »,
- « je n’ai plus qu’un jour ou deux à penser, car je ne puis pas dire vivre »,
- « Je ne reconnais ni ses yeux ni sa bouche ! Il ne reste pas un seul trait d’elle ! Et l’esprit a déménagé! »
On peut également dire que ce texte est une réflexion sur la condition humaine, faisant ressortir le fait que tout pêché (plaisir) est un jour ou l'autre puni par Dieu. L'auteur fait donc assez souvent allusion à la religion chrétienne et la fin de son roman est moralisatrice et édifiante: elle vise à impressionner ses lecteurs, de telle sorte que ceux-ci se tournent vers la religion, négligée après la Révolution.
Ci-dessous la bande annonce du film de la Cousine Bette (en anglais) :