1. Définition de « visite sensible »

Qu'est-ce qu'une visite sensible ? Visite signifie « le fait de se rendre chez quelqu’un pour le voir, ou le fait de se rendre dans un lieu par plaisir et pour le découvrir, ou encore le fait d’examiner un lieu ou un objet » (l’internaute). On peut donc comprendre la visite comme un déplacement sur un lieu, impliquant une investigation ou une découverte. Le terme de sensible est plus difficile à définir ; on peut retenir deux usages : "ce qui est, qui peut être perçu par les sens", ou encore "ce que l’on doit traiter avec une attention, une vigilance particulière"(Larousse). « Sens » ne se laisse pas plus facilement approcher ; il est défini comme «chacune des fonctions psychophysiologiques par lesquelles un organisme reçoit des informations sur certains éléments du milieu extérieur, de nature physique (vue, audition, sensibilité à la pesanteur, toucher) ou chimique (goût, odorat). » ou encore « faculté à connaître, à apprécier quelque chose de façon immédiate et intuitive » (Larousse). Finalement que désigne l’expression « visite sensible » ?  La requête de ces mots clés sur internet  (requête réalisée le 1er juin 2015) conduit vers deux interprétations. D’une part, la visite sensible comme la visite "d'un espace naturel sensible" : c’est le cas par exemple du département de l’Ardèche, en tête du classement de cette requête, se réclamant d’une démarche d’écotourisme[1]. Ici, c’est donc au sens de « ce qu’on doit traiter avec une vigilance particulière » qu’il faut entendre « visite sensible ». D’autre part, la visite sensible comme une visite faisant appel à l’un des cinq sens, l'ouïe ou la vue notamment, comme par exemple, en quatrième position du classement, la visite du musée d’art et d’histoire de Saint-Omer « les yeux fermés » :  « nouveau ! En compagnie d’un guide conférencier, visitez autrement les collections en faisant appel au toucher et à l’ouïe »[2]. C'est dans ce deuxième sens que nous l'entendons ici, c'est-à-dire une visite qui porte une attention particulière aux sens, de façon à favoriser une expérience des lieux. Elle se distingue de la visite guidée, qui consiste à apporter, in situ, un savoir sur les lieux, ou de la visite réalisée avec un questionnaire, qu’il faut renseigner en retrouvant sur place des informations précises.

2. Les visites sensibles : une transposition dans la sphère sociale de la démarche des artistes-marcheurs.

La visite sensible peut être rapprochée de la démarche des artistes marcheurs[3]. On peut faire remonter l’appréhension de la marche comme médium artistique dans les années 1970, introduite notamment par les artistes Richard Long et Amish Fulton. Ainsi, Richard Long entreprend en 1977 une marche de même longueur que la rivière Avon. Au printemps de l’année suivante, Hamish Fulton réalise une marche de 115 miles en Islande. A travers ces artistic walks, l'artiste s'implique physiquement, et s'incorpore à la nature. A la différence du banal piéton, indifférent à son environnement, l’artiste marcheur est sans cesse aux aguets (voir Berthier, ch 4)[4]. C'est la marche elle-même qui fait œuvre, et pour Hamish Fulton « no walk, no work ». Cette approche se situe dans la lignée de l’art minimal, conceptuel et performatif, et dans le contexte du développement du land art. Ainsi, ils ont pu puiser dans l’art minimal le principe d’intervenir dans l’œuvre, de faire partie de l’œuvre même, comme par exemple Robert Morris qui en 1961 se met en scène dans son œuvre Columns :

« Le rideau se lève: on aperçoit au centre une colonne en contre-plaqué gris, haute de deux mètres cinquante et large de soixante centimètres. Il n’y a rien d’autre sur la scène. Pendant deux ou trois minutes, rien ne se passe ; personne n’entre ni sort. Soudain, la colonne tombe. Trois minutes et demie s’écoulent encore. Rideau. »[5] (Krauss, 1997, p.209)

Par cette œuvre,  R.Morris propose ainsi une œuvre dont le dispositif repose sur la présente conjointe d’un objet, de l’artiste et des spectateurs, et fondé sur une expérience sensible.

Avec l’art conceptuel, ce sont les attitudes elles-mêmes qui deviennent forme, comme le revendique l’exposition du même nom qui se déroule à Berne en 1969 («Quand les attitudes deviennent forme ») : c’est désormais l’idée qui fait œuvre, ainsi que le processus artistique, l’objet lui-même n’étant qu’un état, comme le revendique Harold Szeemann dans le catalogue de l’exposition : « Les artistes de cette exposition ne sont pas des faiseurs d’objets, ils cherchent, au contraire, à leur échapper et élargissent ainsi ses niveaux afin d’atteindre l’essentiel en deçà de l’objet. Ils veulent que le processus artistique soit encore visible dans le produit final et dans l’″exposition″ ».

Le land art s’inscrit dans ce contexte, en portant un intérêt spécifique à l’espace, au lieu, qui devient l’objet même de l’œuvre. On peut considérer que les artistes-marcheurs s’inscrivent dans ce courant en investissant le lieu par la marche. Pour certains artistes, comme Hamish Fulton, leur intervention sur le lieu s’arrête là. Pour d’autres, comme Richard Long, artiste-marcheur-sculpteur, elle se traduit par des modifications subtiles, avec des matériaux trouvés sur place, des pierres, du bois, des feuillages … Ainsi dans A line of 164 Stones A Walk of 164 Miles : A walk across Ireland, placing a nearby stone on the road at every mile along the way (1974), l’œuvre de Richard Long consiste à parcourir en marchant une ligne de 164 miles et jalonnée de 1964 pierres. Pour le spectateur, leurs œuvres se matérialisent par les traces qu’ils ont conservé de leur périple, et qu'ils restituent de manière fragmentaire, moins pour le documenter que pour le retranscrire. Par exemple, avec A Line made by Walking, England, 1967, Richard Long propose au sectateur une photographie en noir et blanc, légendée, et qui montre, comme l’indique le titre, une ligne faite au sol en marchant, et qui est la trace d’allers et retours que l’artiste a fait sur la même ligne jusqu’à ce que celle-ci se matérialise sur le sol, et qu’il a ensuite photographiée. C’est la photographie d’une ligne éphémère, qu’il qualifie de sculpture, qui devient ainsi le seul objet, tangible, de l’œuvre, et qui rend compte de la forme, invisible, dans l’espace, de son déplacement à pied durant la marche, sur cette ligne. Pour d’autres œuvres, il a recours à d’autres médias pour rendre compte de l’expérience : le texte, la carte, sur laquelle il inscrit le tracé de ses marches, dont la forme même, la ligne droite, le cercle, est singulière.

D’autres artistes se sont emparés de la marche dans les années 1970. Ainsi, en 1976, à l’initiative de Georges Maciunas, des membres du groupe Fluxus réalisent Flux Tours : parodiant un groupe de touriste, les artistes ont ainsi déambulé dans le quartier de So-Ho à New-York. La marche est alors considérée davantage comme un moyen d’intervenir dans l’espace public que comme une possibilité de connaissance de l’espace. On ne parle donc pas à leur sujet d’artistes-marcheurs.

3. Des artistes-marcheurs aux visites sensibles en milieu scolaire 

Progressivement, ces marches artistiques se sont élargies à la sphère sociale, d’abord sous la forme de marches collectives, des « public group walks », développant la dimension participative de l'œuvre. Ainsi, depuis les années1990, Hamish Fulton propose  à ceux qui le souhaitent de l’accompagner, ne révélant le protocole du dispositif qu'au moment et sur le lieu du rendez-vous.

Aujourd’hui, ces marches sont investies par des amateurs, qui viennent y chercher une autre forme d’appréhension du lieu. Ces approches nouvelles peuvent être accompagnées par les pouvoirs publics. Ainsi la région Provence-Alpes-Côte d’Azur a développé de GR®2013, un sentier métropolitain de 365 km, qui, comme l’indique le site GR2013 « révèle le territoire de Marseille-Provence sous un nouveau jour. Ce projet culturel, artistique et touristique propose une nouvelle expérience de la randonnée pédestre. […]Le GR®2013, conçu par Baptiste Lanaspèze, est à la fois le tracé d'artistes-marcheurs (en forme de 8 ou d’infini) et le paysage des Bouches-du-Rhône, un territoire modifié par les hommes depuis plusieurs millénaires. ». Elles sont investies également par des compagnies artistiques qui proposent aux amateurs des promenades sensibles, sous différentes formes. Par exemple, la compagnie KMK, fondée en 1989 et en résidence à Nangis depuis 2010, Elle anime également des promenades solitaires : « carnet de voyage en main, chacun (artiste, voisin, curieux …) part en solitaire à son rythme, guidé par l’envie et l’état du moment, traçant ainsi un parcours singulier » (site de KMK). A l’arrivée, il retrouve les autres promeneurs, et partage sa perception du paysage. Les matériaux récoltés lors de ces promenades permettent ensuite aux artistes de la Compagnie de tracer une cartographie sensible des lieux visités, constituant ainsi une collection de promenades sensibles, qu’ils mettent  à la disposition des promeneurs.

On observe ainsi une transposition d’un dispositif artistique, initié par les artistes-marcheurs dans les années 1970 autour de l’expérience de la marche comme œuvre à une pratique sociale, autour de l’expérience de la marche comme loisir, l’un et l’autre partageant un souci commun de connaissance de l’espace, par une attention particulière portée aux perceptions, et une volonté de partager cette connaissance avec d’autres.

Forme de connaissance sur le lieu, sous des formes collectives, ces visites ou promenades sensibles ont ensuite été investies dans un but éducatif, comme une forme de médiation possible entre les élèves et le lieu. Les CAUE (Conseil d’Architecture d’Urbanisme et d’Environnement), dont une des missions est la sensibilisation du public à l’urbanisme, l’architecture et l’environnement, ont ainsi développé des visites sensibles, en direction du public scolaire.  Le protocole de l'une d'entre elles est décrit dans le billet suivant, un exemple de visite sensible.

 

[3] Je me suis appuyée pour écrire la partie 2 sur la conférence réalisée par Antony Poiraudeau « la marche à pied comme pratique et comme expérience artistique, 20 janvier 2011, Centre d’Art Contemporain, Montbéliard, et publié sur son blog : http://liminaire.fr/lignesdedesir/index.php/inspiration/la-marche-a-pied-comme-pratique-artistique/

[4] Voir le site « dérives urbaines », http://derivesurbaines.com/Chapitre_4_integralite.html

[5] Rosalind Krauss, Passages. Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson (1977), trad. Claire Brunet, Paris, Macula, 1997, p. 209.