Mot-clé - Critiques de livres

Fil des billets

26 mars 2009

L'écriture ou la vie

Jorge Semprun est passé par Buchenwald.

Ça me fait toujours froid dans le dos, cette persistance de l'ironie des mots. Evidemment, non, Buchenwald ne veut pas dire forêt des Livres, comme je le croyais quand j'étais petite, mais de cette forêt des souvenirs, très douloureux, tout de même, émerge un livre.

C'est de celui là que je voudrais parler.

Pour étudier l'émergence d'un acte d'écrire fort, qui essaie de dire l'indicible, dans cette difficile anamnèse qu'est la découverte de celui qu'on a été avant, il faut ouvrir ce livre. On n'en sort pas indemne, non. Mais on se souviendra que le mal radical n'a pas besoin d'êtres d'exception pour exister: il se nourrit du banal, de l'ordinaire.

Malheureusement, le bourreau est un être ordinaire. Mais l'absence de limites qu'il se donnerait à lui-même fait qu'il en impose aux autres: et elles sont à la mesure de l'absence qu'il se donne, c'est donc la démesure des deux côtés.

Il faut s'en souvenir aujourd'hui, parce qu'aujourd'hui, on sait se regarder, mais on oublie de regarder l'autre. On nous apprend à nous agiter, à nous préoccuper de nous, exclusivement de nous.

Savons-nous encore ce mot: un frère?

Jorge Semprun réussit ce pari admirable de nous dire les choses en filigrane, et surtout, il nous dit que la pire des choses, c'est cela: ce regard qui perd de vue l'autre, et qui pourtant, est le seul indice de notre humanité. Si je regarde, l'autre ne m'est plus indifférent.

N'oublions pas de regarder. C'est urgent.

18 avril 2008

East of Eden

A l'est d'Eden, on y pense longtemps après l'avoir refermé. D'abord parce qu'il est écrit dans un anglais ample, magnifique, et surtout parce qu'il est écrit avec ce qui en l'homme est intemporel. Il est écrit comme le serait l'âme si elle était un livre.

Il s'agit de l'histoire parallèle puis commune de deux familles aux État-Unis entre la fin du XIXè siècle et le début du XXè siècle (première Guerre mondiale). Il y a les Trask dans l'Est, au Connecticut et les Hamilton, immigrants irlandais, dans l'Ouest, dans la vallée de Salinas en Californie (près de San Francisco).

C'est une grande fresque familiale, de génération en génération. Les personnages doivent affronter en eux leur propre fragilité, et surtout leur penchant au mal. La dichotomie du bien et du mal qu'interroge Steinbeck dans son roman s'enracine dans le récit de la Genèse avec la lutte fratricide entre Abel et Caïn, lutte reprise ici entre frères de deux générations différentes: Adam et Charles d'abord, puis Aron et Caleb, les fils d'Adam.

Le style de Steinbeck est inimitable, et la force de ce roman réside dans l'humanité des personnages, qui sont tous en définitive en quête profonde d'amour. Le personnage le moins manichéen de l'histoire, Caleb, est aussi le plus attachant.

Mais de grâce! Lisez-le en Anglais, c'est tellement mieux!

18 mars 2008

La Vie devant soi (et l'élégance du Hérisson)

Ce sont des livres qui posent le décalage des générations, non sur le mode de la confrontation et de l'incompréhension, mais comme une bizarre alchimie qui fonctionne bien. Dans la vie devant soi, Romain Gary évoque l'improbable rencontre entre Momo, petit garçon arabe avec Madame Rosa, qui l'a recueilli. Chez Madame Rosa, tous les enfants sont sans père, et s'appellent Moïse ou Banania". Momo raconte avec sensibilité à la fois l'âge, mais aussi la différence: Madame Rosa est juive, il est arabe, mais c'est la seule mère qu'il a au monde et il l'aime de tout son coeur. La phrase de Gary est tordue à dessein, pour mieux faire jaillir à la fois le rire, l'innocence de l'enfant, mais aussi l'absurde de leurs existences amusantes et bancales. Ici un extrait pour savourer la prose inimitable de Gary/Ajar:

" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'étais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris à l'école.

La première chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle était également juive. Sa santé n'était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c'était une femme qui aurait mérité un ascenseur.

Madame Rosa était née en Pologne comme Juive mais elle s'était défendue au Maroc et en Algérie pendant plusieurs années et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la première fois. Au début je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l'ai appris, ça m'a fait un coup de savoir que j'étais payé. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on était quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleuré toute une nuit et c'était mon premier grand chagrin.

08 février 2008

Le bal, d'Irène Némirovsky

La vengeance d'une jeune fille de 14 ans privée du bal qu'organisent ses parents.

Un petit livre lu très rapidement (120 pages, gros caractères appréciés par les myopes). L'action est condensée, le ton cinglant, les événements s'enchaînent de façon inéluctable. Les relations conflictuelles mère-fille sont très bien décrites, on a de la compassion pour la pauvre Antoinette, affublée de parents parvenus et égoïstes, mais on ne peut s'empêcher d'être un peu effrayé par le calme et le sourire qu'elle sait afficher dans les moments cruciaux. Même si sa vengeance est moins spectaculaire que celle de la Carrie de Stephen King, elle produit quand même son petit effet !