Le roman adapté au théâtre
10 10 2016
Par Marie SOURDILLON
« Faire théâtre de tout » (Antoine Vitez, 1970)
Dans les années 1970, on cherche à bousculer les habitudes, à remettre en question tout ce qui fait autorité.
Au théâtre, cela se traduit par des initiatives variées : on expérimente d’autres lieux que les salles de théâtre : des caves, une salle de catch (L’Elysée Montmartre), une patinoire (le futur Théâtre du Rond Point), des usines désaffectées, (la Cartoucherie de Vincennes en est un exemple). On adapte pour la scène des textes qui ne sont pas destinés à être joués. On fait « théâtre de tout » : notamment des poèmes, et surtout des romans. En s’ouvrant aux expérimentations théâtrales, la ville pour ses lieux, la littérature, pour ses textes, offrent un champ d’investigation aux metteurs en scène désireux d’une liberté nouvelle (dans la continuité des revendications de mai 68).
De la lecture solitaire à la représentation publique, un enjeu politique
Par ailleurs, il y a dans la représentation théâtrale, une dimension politique grâce à une mise en scène publique des débats d’une époque qui motive une société en pleine ébullition. Dans l’adaptation théâtrale, l’expérience solitaire du lecteur face à son livre est convertie en une expérience communautaire propre à la salle de théâtre. On retrouve l’idée que développe Wajdi Mouawad quand il compare le spectateur de cinéma et celui de théâtre qui vient vivre une expérience collective, de partage avec les comédiens et les spectateurs. On pense également à ce qu’était le théâtre grec à l’époque de la naissance de la démocratie au Vème siècle, avec ses représentations devant des cités entières rassemblées dans d’immenses gradins qui pouvaient accueillir pour certains plus de 15 000 spectateurs !
L’attraction pour les romans russes
Dans son étude sur « Le théâtre des romans », (Miniatures théoriques, éditions Actes Sud, p. 114) le critique Georges Banu, avec de nombreux exemples à l’appui, observe que c’est surtout le roman russe qui fait l’objet d’adaptation. « Le théâtre trouve dans ces textes des caractères nets que les acteurs peuvent incarner, et, en même temps, un fort enracinement dans l’histoire qui s’accompagne de réflexions et de visions. Ce sont des mondes qui réunissent des destinées dramatiques dans un vaste déploiement épique. »
Les défis de la représentation
On imagine le défi que représente l’adaptation pour la scène de ces romans imposants tant par l’ambition de leur contenu, que par leur style et leur volume (Anna Karénine de Tolstoï, L’Idiot ou Les Frères Karamazov de Dostoïevski, par exemple, comptent plus de 900 pages).
Ces romans sont foisonnants, avec de nombreux personnages, des lieux variés, une durée qui s’étend parfois sur plusieurs années. Ils contiennent des dialogues, des monologues mais aussi des récits, des descriptions, des digressions du narrateur…
Ils se distinguent à la fois par leur capacité à embrasser large, à se pencher sur toute une époque, toute une société dans un vaste panorama (ce qui conduit à des représentations avec une importante distribution). Et d’autre part par l’extrême attention qu’ils portent à l’individu, à ses conflits intérieurs, ses doutes, ses pulsions, ses rêves etc.
Tout se joue donc dans cette tension entre le monde et l’individu, donc, dans l’adaptation au théâtre, entre une sorte de chœur de personnages et le héros.
Ce sont ces deux pistes contraires qui attirent les metteurs en scène vers ces romans. D’où la complexité de la tâche !
Des questions se posent alors pour d’une part réduire le texte, d’autre part l’adapter pour en faire une pièce de théâtre (donc pour être jouée sur une scène, devant un public). Quelles coupes faire ? Comment articuler l’ensemble ? Quelle transition imaginer entre les scènes ? Faut-il actualiser le roman ? Rester fidèle au détail du texte ? A l’esprit de l’œuvre dans son ensemble ? Quels acteurs choisir pour incarner des personnages souvent mythiques ?
« Comment s’y prendre pour adapter pour le théâtre l’immense œuvre de Tolstoï, que Dostoïevski qualifiait même de « perfection comme œuvre artistique » ? C’est en rassemblant l’intrigue autour de neuf personnages et en l’axant sur une lecture de la pièce comme représentation de l’émancipation féminine que le metteur en scène y parvient avec brio. L’action est ainsi centrée sur trois femmes aux destins différents : Anna Karénine, Kitty Chtcherbatski et Daria Alexandrovna, chacune incarnant un moment dans l’histoire d’un couple. » (cf dossier du théâtre Montansier).
Le teaser de la pièce ici :)
En 2009, Vincent Macaigne, a monté au théâtre L’Idiot de Dostoïevski. Il décrit ainsi les différentes étapes de son travail d’adaptation :
« Entre la réduction à un squelette narratif symboliquement pauvre qui prendrait la forme d’une mise en dialogues du roman et le respect de l’intégrité complète du texte, nous cherchons une troisième voie qui permettrait de maintenir sur le théâtre à la fois l’histoire et sa force épique, sa puissance symbolique, son énergie vitale et poétique ».
« L’adaptation se fera en plusieurs temps : le premier est la constitution d’une adaptation longue, qui conserve la plus grande quantité possible d’éléments possibles tirés du texte original : monologues, dialogues, scènes et situations. La sélection ne sera pas définitive, elle mettra aussi de côté des textes qui apparemment ne trouveraient pas facilement leur place sur la scène (récit, description), mais qui pourront peut-être y apparaître sur d’autres modes.
A partir de cette adaptation, il y aura un possible travail de réécriture, un nouveau travail de condensation et de redistribution, puis la confrontation avec le plateau qui à nouveau modifiera le texte. C’est dans la contrainte d’une lecture au plus près du texte, mais déjà informée par une vision poétique et théâtrale globale, qu’il sera possible d’ouvrir un véritable espace de liberté à l’intérieur duquel metteur en scène et comédiens façonneront leur Idiot. »
En adaptant pour la scène de véritables monuments romanesques, les metteurs en scène expliquent souvent vouloir retrouver sur scène la violence contenue dans l’œuvre originale, cette violence, ce choc que des décennies d’habitude de lecture ont usés, gommés. Comme un traducteur qui s’attaque à une œuvre classique déjà maintes fois traduite, ils cherchent à la restituer dans toute sa force, à la ranimer, à retrouver ce qui peut aujourd’hui encore nous surprendre, nous faire bouger dans nos habitudes de pensées, nous réveiller.