• LA VOIX : UN ENJEU ACOUSTIQUE

La question de la voix au théâtre se pose d’abord pour l’acteur sur un plan acoustique : comment se faire entendre d’un public nombreux ?

La réponse des architectes :

Cette question se pose déjà dans la Grèce antique, qui voit naître les représentations pour la cité rassemblée. Dés l’Antiquité, des solutions ont été trouvées. On admire encore aujourd’hui les qualités acoustiques des théâtres grecs (ex : celui d’Epidaure qui date du IVème siècle avant JC). Leur forme architecturale en hémicycle permet de rendre audible la voix de l’acteur jusqu’au dernier gradin et ce, malgré le contexte difficile du plein air. Cette forme a été reprise par les Romains pour ses qualités visuelles et sonores. On pense même que des vases en airain placé sous certains gradins permettaient d’amplifier encore le volume des voix.

Au XVIIème siècle on joue de plus en plus dans des espaces fermés (comme les salles de jeu de paume) et on construit des salles de théâtre fermées, ce qui facilite les conditions acoustiques. Reste à calmer le public très bruyant et agité. De là vient l’idée d’asseoir le public et … d’interdire aux spectateurs le port de l’épée. Aujourd’hui, les architectes scénographe font appel à des spécialistes pour optimiser la qualité acoustique des salles de théâtre.

Les amplificateurs de la voix : 

Le masque :

Dans l’Antiquité, le port du masque par les acteurs, permettait un plus grand rayonnement sonore de la voix, il jouait le rôle de porte-voix.

Les micros et les haut-parleurs :

Au XXème siècle, les progrès de la sonorisation permettent de diffuser grâce à des haut-parleurs les voix des acteurs dans des espaces plus grands, en plein air, pour des performances difficiles.

Exemple du Soulier de satin de Claudel à Avignon, (voir le témoignage de Didier Sandre dans l’émission de France Inter) : longueur du rôle, difficulté du verset claudélien pour la voix de l’acteur, contexte de plein air : humidité de l’air, bruits extérieurs, vent, cigales etc.)

Plus récemment, l’utilisation de micros HF, directement porté par l’acteur et sans fil, permet à l’acteur d’économiser sa voix et de jouer avec une voix plus naturelle, proche de la voix parlée ou chuchotée.

Ex : chez le metteur en scène Joël Pommerat, le recours aux micros est systématique. Il permet de conserver une voix proche de la voix parlée, avec « son grain » (on entend le souffle de la voix, cela peut prendre un aspect intime ou sensuel, lié à un sentiment de proximité physique).

Les techniques vocales :

Des progrès dans les techniques vocales permettent également de donner plus de volume à la voix des acteurs. La maîtrise de la voix est un enjeu essentiel pour le comédien qui doit pouvoir se faire entendre de tous les spectateurs, même de ceux du dernier rang du paradis. On dit couramment que la voix pour un acteur est un instrument, et comme tout instrument, il faut la travailler. Déjà dans l’antiquité grecque, les traités de rhétorique s’en préoccupent : comme l’acteur, le rhéteur doit se faire entendre d’un large public et donc être capable de faire porter sa voix loin, de parler de façon articulée et fort. On raconte que Démosthène s’entraînait à parler avec des cailloux dans la bouche et en courant sur les pentes des collines pour travailler sa diction et son souffle.

Ce travail de la voix concerne la respiration, le placement de la voix, les nuances, la tessiture (du grave à l’aigu) mais aussi la diction, l’articulation, le phrasé. Les recherches sur la voix continue d’évoluer : l’exploration des possibilités vocales s’est encore développée au XXème siècle avec des hommes de théâtre comme Grotowski et Eugenio Barba qui ont formé de véritables laboratoires pour explorer les possibilités physiques de l’acteur.

  • LA VOIX ET L’INTERPRETATION :

Des voix d’hommes pour les rôles de femmes :

Dans l’antiquité comme à l’époque Elisabéthaine (époque de Shakespeare), tous les rôles sont tenus par des hommes. Il n’y a pas d’actrice femme. Il faut donc imaginer dans les pièces de Sophocle Antigone, Ismène, Jocaste jouées par des hommes, comme Juliette, sa mère et sa Nourrice dans Roméo et Juliette !

Dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, l’artisan Flute veut refuser le rôle féminin qui lui est confié : « Non, vraiment ; ne me faites pas jouer une femme : j’ai la barbe qui me vient. » Un autre artisan, Bottom, réclame ce rôle : « laissez-moi aussi jouer Thisbé. Je prendrai une voix monstrueusement petite ».

Des voix de femmes pour des rôles d’homme :

Sarah Bernhardt, actrice adulée du XIXème siècle, que Victor Hugo surnomme « la voix d’or », choisit d’interpréter des rôles masculins : Hamlet (Shakespeare), Lorenzaccio (Musset), l’Aiglon (Rostand). Elle explique ce choix par le manque de grands rôles féminins pour une comédienne. Avec Lorenzo, elle inaugure une tradition, puisqu’il faudra attendre presqu’un demi siècle pour que le rôle soit enfin confié à des hommes.

La voix : instrument de l’acteur :

Pour Louis Jouvet,  grand acteur, metteur en scène et professeur de théâtre de la première moitié du XXème siècle, la voix du personnage découle du texte (de ses sonorités, de son rythme, donné par sa ponctuation, de sa syntaxe, son niveau de langue etc). Voici le conseil qu’il donnait à une de ses élèves qui jouait Camille dans Horace de Corneille (pièce en alexandrins) :

« Dis le texte ; tu verras que le texte dit, proféré à haute voix, t’apportera des sentiments que tu contrôleras. Jamais tu ne l’aurais dit, toi, ce texte, jamais tu ne l’aurais inventé ; comment peux-tu imaginer que tu vas te mettre dans la situation de Camille et nous dire ce texte ? » (Cours du 20 novembre 1940).

Le comédien Didier Sandre (voir l’émission de France Inter en bibliographie) explique que pour lui, la recherche de la voix du personnage qu’il va jouer est une étape fondamentale de son interprétation.

On peut citer ici la performance de l’acteur Philippe Caubère, dans ses pièces autobiographiques dans lesquelles ils jouent tous les rôles et adaptent sa voix, son phrasé, son timbre, à chaque personnage, trouvant pour chacun, homme ou femme, une voix propre, cohérente et passant sans cesse de l’une à l’autre. Sa voix lui sert également à faire les bruits d’une porte, d’un moteur, d’une scie. Elle accompagne le geste pour créer l’illusion, faire voir un décor sur la scène vide.

Evolution des codes dans la diction :

De vieux enregistrements permettent de faire entendre les voix d’acteurs morts aujourd’hui, et qui connurent la gloire en leur temps.Il existe ainsi des enregistrements de Gérard Philippe dans Ruy Blas, dans Le Cid, mais aussi d’acteurs bien plus anciens, comme Sarah Bernhart (morte en 1923) et Mouney Sully. Dans l’émission de France Inter, citée en bibliographie,  Catherine Hiegel, de la comédie Française souligne le vieillissement de ces voix : la façon de parler au théâtre évolue au fil du temps. Ces enregistrements très anciens nous paraissent « épouvantables, très excessifs » (vous jugerez par vous-même en allant sur Youtube). Mais elle précise qu’il est difficile de juger au seul enregistrement sonore. Pour elle, la façon de parler de Gérard Philippe paraît fausse quand on ne fait que l’écouter, pourtant dans les enregistrements video, ce reproche est comme gommé par la gestuelle de l’acteur. L’enregistrement de la voix seule ne permet pas de se faire une idée précise de la justesse de celle-ci. Comme la gestuelle de l’acteur, la voix et la diction sont très codifiées, selon les époques, selon les pays.

Le grommelot, la voix sans les mots :

Dans le grommelot, le son produit par la voix imite une langue parlée mais sans former de mots identifiables. La metteur en scène Mathilda May, dans Open Space, a joué sur le comique du grommelot, qui permet de parodier les intonations codifiées de la langue « professionnelle ».

Pas Moi de Beckett :  

Pièce écrite pour une bouche ! Le spectateur ne voit sur scène que la bouche de l’acteur qui dit le texte ; sa voix prend une place essentielle.

Un théâtre sans la voix, le théâtre en langue des signes :

Emmanuelle Laborit, actrice sourde qui s’exprime en langue des signes, a obtenu le Molière de la révélation théâtrale en 1993. Elle a fondé, depuis, son théâtre à Paris (l’IVT). Elle a écrit sur sa vocation de comédienne un livre autobiographique : Le Cri de la mouette.

  • REFLEXION SUR LA VOIX ENREGISTREE AU THEÂTRE

La voix enregistrée, source d’inspiration pour l’auteur de théâtre :

La possibilité d’enregistrer des voix va également avoir des rejaillissements dans l’écriture dramatique. Dans La dernière Bande de Samuel Beckett, un homme réécoute en boucle un enregistrement de lui, témoin de son bonheur passé. Pendant toute une partie de la pièce, l’acteur est silencieux sur scène et écoute sa propre voix enregistrée, comme le public.

La voix enregistrée, composante de la mise en scène :

Quelques exemples :

  • Dans la mise en scène du Dom Juan de Molière par Villégier, la voix de la statue du commandeur est diffusée par des haut-parleurs. La voix semble métallique et venir des profondeurs.
  • Dans Prométhée enchaîné d’Eschyle, mis en scène par Olivier Py, la voix de Zeus, puissante, pleine de colère, est  diffusée par haut-parleur depuis le haut des gradins. Les spectateurs sont sous le feu croisé de l’échange entre les deux dieux.
  • Dans Rhinocéros de Ionesco, la voix du « patron » au bureau est travaillée grâce à l’emploi d’un micro HF. Cela lui donne une autorité inquiétante.

La voix off acquiert une autonomie. Elle semble alors capable de se glisser partout, de nous envelopper. Elle nous surprend là où on ne l’attend pas et crée le sentiment inquiétant d’une présence qui nous épiait, présence invisible, mystérieuse, qui surprend. D’où l’impression souvent produite d’être face à un pouvoir redoutable parce que difficile à localiser et capable de s’immiscer autour de nous et en nous. La voix ainsi diffusée envahit, fait plier le rebelle (Dom Juan, Prométhée). C’est la voix de la loi inflexible. Pour le commandeur, s’ajoute l’étrangeté de cette voix d’une autre matérialité, puisqu’elle est une voix qui vient de l’au-delà.

  • Dans notre mise en scène du Roi nu, les voix enregistrées permettaient de donner l’impression d’une foule nombreuse. Elles contribuaient à créer l’illusion.
  • Dans L’Ecole des femmes de Molière mise en scène par Bezace, la voix d’Agnès préenregistrée, vient prendre le relais de la voix en direct de l’actrice lisant les maximes sur le mariage. On entend cette voix, comme si elle était celle qu’entend Arnolphe en lui-même. Les lèvres d’Arnolphe prononcent le texte, un peu comme si la voix d’Agnès sortait par sa bouche à lui. Il confond la véritable Agnès de celle qu’il fantasme. En dissociant l’actrice de sa voix, le metteur en scène montre la tentative de manipulation : Arnolphe se veut fabriquer une femme idéale. Il tente de faire coïncider Agnès avec cette image intérieure idéale.

On peut aussi avoir l’impression que la voix diffusée qui lit les maximes s’est détachée du corps de la jeune fille : Agnès se dédouble. Elle détache d’elle cette voix qui dit une loi injuste, elle s’en libère, la laisse flotter, autonome, comme en dehors d’elle, pour protéger sa liberté intérieure, son quant à soi.

Cas particuliers : la voix enregistrée comme recours pour la représentation :

L’enregistrement des voix peut permettre de remédier à une absence. Cf : cas particulier de Bertrand Cantat, dans la mise en scène de Sophocle par Wajdi Mouawad. Polémique sur sa présence au festival d’Avignon. (Le chanteur a tué sa compagne Marie Trintignant, la fille du comédien J-L Trintignant qui jouait également à Avignon). La solution proposée a été d’enregistrer Cantat : il ne venait pas en personne à Avignon mais le metteur en scène ne renonçait pas pour autant à son choix. Un soir où il devait jouer ce spectacle à Nanterre, cet enregistrement a également permis d’entendre la voix du chanteur aphone : Il était physiquement présent sur scène, nous entendions sa voix diffusée,mais il ne chantait pas.

Dans les trois mises en scène :

Le recours des voix diffusées rend compte de la différence de statuts de ces voix (venue d’ailleurs : de l’au-delà pour Don Juan, de l’Olympe pour Zeus, de la lecture silencieuse pour Agnès).

Dans ces trois exemples, la voix diffusée prononce les mots du pouvoir, elle cherche à imposer une loi, à s’immiscer dans la conscience de chacun. L’enregistrement permet également de transformer les voix, comme c’est le cas pour le commandeur et de créer une ambiance oppressante voire effrayante.

  • Louis Jouvet : L’acteur désincarné, éd. Flammarion p.227-228
  • Emission : Jusqu’au bout des voix France inter, sur la voix au théâtre, 14 aout 2011
  • DVD Mise en scène de l’Ecole des femmes, Didier Bezace (extrait à 1H08)
  • DVD Philippe Caubère, Ariane ou l’age d’or (extrait : début)
  •  Voix de Gérard Philippe dans Ruy Blas, enregistrée sur Ina audio)
  • Voix de Sarah Bernhardt sur Dailymotion ou Youtube
  • Emmanuelle laborit, Le Cri de la mouette