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Verlaine: "Romances sans paroles" (1): moment historique, moment biographique, moment poétique

Introduction à l’étude de Romances sans paroles de Verlaine

 

I-                   Le moment historique

      Sans avoir a priori de résonance politique, sans relever a fortiori de la poésie engagée, le recueil Romances sans paroles  de Verlaine ne s’inscrit pas moins dans un contexte historique et politique pesant. Après la chute du Second Empire et la débâcle de Sedan dans une guerre contre la Prusse que la France a perdue, la « Semaine sanglante » et la répression de la Commune de Paris, la IIIème République se met en place dans un climat de surveillance et de répression.

      Or Verlaine est loin d’être indifférent à l’actualité de son temps. Après avoir assisté avec sa mère, à l’âge de sept ans, aux émeutes qui suivirent le coup d’Etat par lequel le prince président Louis Napoléon Bonaparte a mis fin à la République née de la révolution de 1848 pour instaurer le Second Empire le 2 décembre 1851, il grandit sous cet « Empira autoritaire » qui condamne et censure, la même année (1857), Madame Bovary de Flaubert et Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Celui-ci est notamment contraint de supprimer la section « Lesbos » de son recueil de poèmes. Verlaine est donc le contemporain de la révolution industrielle (cf « Charleroi », du développement des chemins de fer (cf dernière strophe de « Walcourt » ; « Bruxelles. Simples fresques I » ; « Malines ») et de ces travaux d’Haussmann, dont une des conséquences est la misère de la condition ouvrière et la création de quartiers misérables, qu’il fréquentera dans ses dernières années d’errance. S’il ne prend pas part à la mobilisation napoléonienne en 1870, il s’engage, pendant la Commune de Paris (18 mars- 28 mai 1871),  et refuse de rejoindre l’armée de Thiers qui écrase dans le sang la rébellion parisienne. La défaite des insurgés après la Semaine sanglante (22-28 mai 1871)  semble toutefois signer la fin de son engagement, quand ses sympathies révolutionnaires et le goût du scandale qui sommeillait en lui depuis son mariage avec Mathilde Mauté sont ravivés par la rencontre d’Arthur Rimbaud en 1871. Les destinations de leur fugue/ errance à travers l’Europe, Bruxelles et le quartier de Soho à Londres (cf signature de « Streets I » + « Streets II »), sont lieux de refuge et d’exil des Communards qui n’ont pas été fusillés ou déportés en Nouvelle-Calédonie. Après avoir envoyé, à l’âge de 14 ans, un poème engagé, d’inspiration républicaine et antibonapartiste, à Hugo (« La Mort »[1]), Verlaine a critiqué, dans ses Poèmes saturniens (1866), Napoléon III (« La mort de Philippe II »[2]), la répression du monde ouvrier de juin 1848 et le coup d’Etat du 2 décembre 1851 (« Grotesques »[3]). A l’époque où il compose et publie Rsp, il travaille à un recueil de poèmes politiques hantés par l’utopie démocratique et sociale: Les Vaincus (cf version publiée dans Le Parnasse contemporain, p. 207-208). Ce recueil ne sera jamais terminé ni publié, mais un poème, augmenté de deux parties, sera repris dans Jadis et Naguère [4]. Mais Rsp en porte la trace dans les sections «Paysages belges » et « Aquarelles ». Selon Arnaud Bernadet , « Streets II », signé de «Paddington », quartier voisin  de  Soho, où Rimbaud et Verlaine fréquentent les pubs et les music-halls hantés par les Communards exilés, dessine «la géographie sociale de Londres et de ses inégalités » : « Ô la rivière dans la rue !/ Fantastiquement apparue/ Derrière un mur haut de 5 pieds./ Elle roule sans un murmure/ Son onde opaque et pourtant pure,/ Par les faubourgs pacifiés.// La chaussée est très large, en sorte/ Que l’eau jaune comme une morte/ Dévale ample et sans nuls espoirs/ De ne rien refléter que la brume,/ Même alors que l’aurore allume/ Les cottages jaunes et noirs ». «Charleroi », qui évoque le monde de la mine et de la métallurgie, peut être lu comme une dénonciation de l’exploitation des humbles: « Sites brutaux !/ Oh !, votre haleine,/ Sueur humaine,/ Cri des métaux » (v.21-24). « Cette strophe engage un point de vue qui n’est pas uniquement de compassion mais + radicalement de dénonciation. Si l’haleine comme la sueur se respirent et se sentent, elles témoignent de l’énergie, de la fatigue et de l’usure des corps. La douleur et la plainte s’unissent pour mettre au jour l’exploitation des humbles. Avant la date, « Charleroi » écrit une sorte de Germinal en mineur, mais sans le regard conservateur bourgeois qui sera celui de Zola. La critique idéologique est celle d’un écrivain qui a récemment participé à la Commune de Paris », note Arnaud Bernadet (note 9, p.107). Le critique rappelle dans les notes de l’édition GF que Charleroi est au cœur du bassin houiller de la province du Hainaut, ce que suggère dans le poème la notation « l’herbe noire », les « kobolds », gnomes liés à l’imaginaire tellurique, ayant la réputation d’être à l’origine des coups de grisou. Il attire aussi notre attention sur la polysensorialité du poème : les sensations convoquent les registres de l’odorat, de l’ouïe, de la vue, moins pour dire la découverte d’une réalité neuve que pour trahir l’agression du monde technique et mécanique, la découverte de la scène industrielle faisant l’objet d’une angoisse horrifiée, qui se marque par l’entrave des facultés de perception, littéralement aveuglées. « Antithèse exacte des charmants asiles de « Walcourt », « les bouges » , qui désignent des logements obscurs et malpropres, ne disent pas uniquement l’insalubrité ; ils visent + largement la misère sociale de la condition ouvrière » : les « horizons de forge rouge », prolongement de «l’herbe noire», « ne servent pas un mythe moderne, prométhéen, la force de l’homme à contrôler la nature et à transcender sa condition, mais décrivent au contraire son aliénation dans les profondeurs infernales ». Après le vertige de la perte de repères visuels, marquée par les questions sans réponse, les phrases nominales exclamatives soulignent, par les assonances en « i », les allitérations en dentales et en sifflantes, la commotion physiques suscitée par les bruits assourdissants : « cris des métaux » ; vacarme des gares, comparé au tonnerre qui foudroie et frappe le regard de stupeur par la rime « tonnent/ s’étonnent » ; rime « sistres »/ « sinistres », qui traduit la distorsion funeste de l’âme, abîmée par les coups et les chocs qu’elle reçoit.

      Mais c’est surtout dans le manège des chevaux de bois de « Bruxelles », qui tournent et retournent, en référence implicite à la cavaleriedéployée lors de la guerre franco-prussienne de 1870, avec les allusions au « gros soldat », au « piston vainqueur » et aux « tambours » (v. 5, 12 et 28) que se ressent la veine satirique du poète de « Monsieur Prudhomme [5]», texte subversif et anticonformiste dénonçant la prudhommie de la bourgeoisie bien-pensante et qui forcèrent l’admiration de Rimbaud. D’entrée de jeu, la dégradation ironique de la ballade de Hugo, poème narratif, dramatique et épique cité en dédicace et qui décrit avec humour et truculence un univers aristocratique réglé par l’éthique courtoise, exaltant les codes sociaux d’un jeu guerrier, le tournoi (cf Hugo, « le pas d’armes du roi Jean, repris ds votre édition, p.191 sq) , en chevaux d’attraction foraine dans le quartier pauvre et populaire de « Saint-Gilles-lez-Bruxelles » congédie les valeurs d’honneur et de bravoure en mettant en scène un peuple vulgaire, en saturant texte et refrain de termes liés au tournoiement des sons, dont l’enjeu esthétique renvoie la « romance » verlainienne à une poétique de la voix et de l’oralité», en lien immédiat avec la matière populaire: « tours », »toujours », »autour », »tous »,« tambours ». Le passage des bois aux cuivres (« Hautbois », «  pistons »)  et aux percussions (»tambours ») d’une instrumentation foraine contraste tant avec les virtualités phoniques de l’orchestre qu’avec la « lyre » et le « piano » des Ariettes oubliées II et IV et recherche des rythmes trépidants, joyeux, faciles, loin du chœur murmuré en ouverture du recueil. L’entrée en scène du personnel populaire se fait ainsi sous le signe de l’exubérance du corps : le comparatif de supériorité « la + grosse bonne », qu’il faut comprendre comme suggérant que la bonne est « + grosse » encore que le gros soldat nous situe dans la veine de la caricature ; l’équivoque sexuelle de la chevauchée indique que l’allégresse causée par le manège tient du règne de la pulsion et du plaisir pur, le corps populaire se livrant dans la simplicité de ses besoins et de ses désirs, sans embarras ni préjugés : « ce poème est, dans toute l’œuvre verlainienne, l’un de ceux où la propension au défoulement, à l’extase, prime sur tout refoulement comme sur tout ancrage : aucun nid protecteur, château ou wagon de train […] C’est sur cet accouplement rustique que débouche ce tournoiement, le pigeon et la «colombe  étant de versions + paisibles du faucon et du cygne du Bon disciple[6], note Steve Murphy. Le va-et-vient érotique sur le dos « cambré » des chevaux du champ de « foire » devient un moyen, pour le poète participant à l’Album zutique, de dire le mot de Cambronne au théâtre (l’étymologie de « personne » renvoie au masque de théâtre, « persona » faisant résonner le caractère exhibé par les traits) des maîtres, en autoreprésentation au « bois de la Cambre », lieu  mondain établi en  1862 au sud de Bruxelles sur une partie de la forêt de Soignes, et où se mêlent, à l’anglaise, promenades et plantations : « l’horizontalité anarchique des corps et la giration des chevaux s’opposent ainsi radicalement à l’art raffiné des jardins et des parcs », note Arnaud Bernadet. Après « l’œil du filou », qui profite de la négligence des fêtards pour les dépouiller, le sentiment d’ivresse, déclaré sous l’espèce + familière de « soûler » (et non d’ »enivrer » ou de « griser ») aboutit, à travers la dénonciation du « cirque bête », en tension à la rime avec le mot « tête », à la dénonciation des excès du divertissement en lien avec la représentation du collectif (« en masse », « en foule ») : les tours vertigineux et inlassables du manège dépossèdent le sujet. Mais cette allusion au « panem et circenses » de Juvénal, qui figure en épigraphe d’ »Autre »[7] dans Cellulairement, vise, par-delà le peuple belge et ses manières exotiques, la caricature de la France brocardée par Rimbaud dans « A la musique », ou par Baudelaire dans Pauvre Belgique ! VI : »la fin d’un écrit satirique, c’est d’abattre deux oiseaux avec une seule pierre. A faire un croquis de la Belgique, il y a, de surcroît, cet avantage qu’on fait une caricature de la France ». Les négations décalant parodiquement l’univers équestre et chevaleresque, les « galops ronds » renchérissent sur la rotation, contrefont l’image de la course et sa vitesse, contribuent à une « déshéroïsation » des cavaliers, tandis que la « nuit qui tombe » et assombrit la vision du spectacle en dévoile peut-être la signification profonde. L’instant de la révélation serait alors, à travers le mariage du « pigeon » et de la « colombe », inversant l’ordre du masculin et du féminin du groupe nominal « l’amante et l’amant », moins celui de l’union du gros soldat et de la + grosse bonne, en contrepoint du vertige giratoire, que la duperie du « pigeon » par la « colombe », jeune fille alors rien moins que pure et naïve. On le voit, la comédie de mœurs serait l’une des dimensions de ce poème qui déploie à travers le cliché de l’habillage rhétorique de la nuit constellée la nudité faussement pudique des corps qui iront librement s’enlacer. Il est significatif du reste qu’au moment de le publier dans Sagesse, recueil de la conversion de Verlaine au christianisme en prison, la fin de ce poème publié successivement en 1874, 1887 er 1891 dans Rsp, en 1877 dans la revue l’Artiste et en 1880 dans Sagesse[8] , est repensée : les plaisirs de la chair disparaissent alors au profit d’une inquiétude spirituelle, qui ne s’accordent plus avec les divertissements terrestres.

      Dans Rsp, la subversion vient de la contestation esthétique, morale, sociale et politique, de la rhétorique de la poésie lyrique et épique par le primat accordée à la chanson populaire d’une part, du tabou qui pèse sur la sexualité, l’homosexualité, dans l’art officiel, dans la parole doxique autorisée d’une bourgeoisie alors toute-puissante. Dans le sonnet satirique des Poèmes saturniens, « Monsieur Prudhomme »[9], le jeune Verlaine avait déjà caricaturé, en 1866, la bonne conscience bourgeoise d’une parole engoncée dans la certitude de tenir le monde entre ses mains, de vivre à travers son appartenance à une société devenue pour lui terre d’élection de son bonheur olympien, d’entendre au dehors l’écho rassurant de sa voix jusqu’à se laisser croire que, détenant la clé des unions heureuse, il est l’orchestrateur  quasi divin d’un monde à la mesure de son désir de confort, de sécurité, de respectabilité, par l’organisation d’alliances avantageuses, garantes d’une descendance qui en reproduise le modèle. Il avait conclu à l’affrontement, par le poète-bohème, du mépris de cette société bien-pensante, qui ne voit en l’homme que le futur bon « père de famille » : « quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,/ Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a / + en horreur que son éternel coryza ». Or le moment des Rsp, dans et hors du texte poétique, est celui où, comme le suggère le texte de présentation du volume « concours en poche » chez Ellipses, le drame de « Monsieur Prudhomme » est devenu le drame de Verlaine, sommé par une Araminte qui aurait cédé aux conseils de bienséance d’une nouvelle Mme Argante de renier le désir des amours illicites et de renoncer à la bohème de la fuite loin des responsabilités de la vie conjugale et parentale de la respectabilité bourgeoise : « Car vous avez eu peur de l’orage et du cœur/ Qui grondait et sifflait,/ Et vous bêlâtes vers votre mère –ô douleur ! »- comme un triste agnelet » ; « Mais vous n’aviez + l’humide gaîté/ Du + délirant de tous nos tantôts./ La petite épouse et la fille aînée/ Etait reparue avec la toilette/ Et c’était déjà notre destinée/ Qui nous regardait sous votre voilette » (Birds in the night). Le moment politique, poétique de « l’exil » inconsolable, de la « tristesse » de l’ »âme en peine » est celui où, déchiré entre l’ordre bourgeois incarné par ses beaux-parents, sa jeune femme, son fils, son emploi salarié à l’Hôtel de Ville de Paris, la musique et la piano des salons parisiens fréquentés par cette famille de mélomanes et la bohème scandaleuse, mais aussi la quête du renouveau poétique avec « l’homme aux semelles de vent », le poète tire de l’expérience malheureuse qu’il fait de la douleur de son monde, une parole poétique qui subvertit tant la parole sociale sédimentée dans les conventions des usages communs que la rhétorique de la parole poétique romantique ou parnassienne.

 

II-                Le moment biographique : la rupture du lien conjugal, consécutive au choix de la vie de bohème entre la « vierge folle » et « l’époux infernal », pose la question de la tension entre un pacte de lecture référentielle et l’effacement du sujet lyrique, tendu vers une poésie objective.

      On le sait Paul Verlaine, qui a rencontré Mathilde Mauté de Fleurville après la mort de sa cousine Elisa, en 1869, alors qu’il travaillait à un opéra-bouffe avec un ami musicien, Charles de Sivry, demi-frère de Mathilde, a composé en 1870, peu avant son mariage (Verlaine épouse Mathilde en août 1870) et la déclaration de guerre de la France à la Prusse, un épithalame[10] évoquant l’épreuve de ses doutes et de ses jalousies jusqu’à l’union désirée : La Bonne Chanson. Un quatrain de cette Bonne Chanson III[11] figure du reste, dans l’édition de 1874, en épigraphe de la section Birds in the night, qui en est comme le contre-chant[12], la 1ère strophe de la 6ème partie de cette section que Verlaine songe un temps à l’intituler «Mauvaise Chanson »  procédant à une réécriture de ce quatrain: « En robe grise et verte avec des ruches,/ Un jour de juin que j’étais soucieux,/ Elle apparut souriante à mes yeux/ Qui l’admiraient sans redouter d’embûches » ; « je vous revois encore ! En robe d’été/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux ». Dans l’intervalle, l’irruption d’Arthur Rimbaud, qui a envoyé en août 1871 une lettre accompagnée de poèmes à Verlaine, lequel l’invite à venir de Charleville, où il s’ennuie, à Paris[13], a creusé la brèche ouverte dans le couple, qui habite chez les beaux-parents de Verlaine, par la violence de jeune mari, puis père, souvent ivre, et par le conformisme bourgeois de Mathilde, qui se complaît dans son rôle d’épouse, de maîtresse de maison et de (future) mère. Sommé à deux reprises par Mathilde de renvoyer chez sa mère, à Charleville, « la petite crasse venue des Ardennes », « l’époux infernal » avec qui il (re)découvre la révolte poétique du cercle « zutique »,  à qui il fait déclamer « Le Bateau ivre » devant le cercle des parnassiens, mais avec qui il s’affiche aussi scandaleusement dans des vêtements sales et des beuveries mémorables, il l’héberge à Paris, dans le local des zutiques, à l’insu de sa femme (automne 1871), reste en correspondance avec lui lorsque Mathilde, soutenue par ses parents, se réfugie en province après que Verlaine a manqué de jeter le bébé contre le mur et d’étrangler sa femme le 13 janvier 1872, fait revenir Rimbaud à Paris au printemps 1872. De ce printemps troublé où Verlaine, dans uns situation incertaine mais ouverte, oscille entre stabilité domestique et aspiration à l’aventure poétique, désir de réinventer la poésie, datent les Ariettes oubliées : la 1ère partie du recueil se clôt sur la mention « mai, juin 1872 » (p.101). Le 7 juillet 1872, Verlaine part avec Rimbaud, dans un mouvement de fuite en avant irréfléchie[14] : en juillet et en août 1872, il « voillage vertigineusement » en train, puis à pied, de Charleville à Bruxelles, en passant par « Walcourt », « Charleroi » et « Malines », la Belgique étant terre d’accueil et espace de liberté pour les Communards exilés. La section « Paysages belges » porte la trace de cet élan du départ, de ce sentiment d’ivresse qu’on retrouve dans les poèmes contemporains de Rimbaud[15]. Mathilde ayant répondu à une lettre que Verlaine lui envoie en lui rendant visite à Bruxelles le 22 juillet 1872, les 3 quatrains de la 5ème partie de Birds in the night portent la trace des retrouvailles intenses, des « enlacements fous » qui déboucheraient sur une réconciliation du couple qui prend le train le lendemain matin pour Paris…si Verlaine, dont Rimbaud raille la faiblesse et la soumission devant sa femme, ne descendait du train à la frontière pour rejoindre Rimbaud,  en envoyant à Mathilde une lettre où il la traite de « misérable fée Carotte », de « princesse Souris » qui aurait « tué le cœur de [s]on ami » en le poussant à le trahir. Rentrée seule à Paris, Mathilde attaquera, à partir du printemps 1873, son mari en justice pour obtenir divorce et réparation. Ce moment de crise se reflète dans Birds in the night, qui marque une transition entre deux lieux : « Bruxelles » et « Londres », entre Paysages belges et Aquarelles. Début septembre 1872, Verlaine et Rimbaud partent en effet en Angleterre, où leur relation orageuse, suite de disputes et de bagarres, entre le quartier de « Soho », où ils fréquentent, outre d’anciens communards exilés, pubs, music-halls, et le quartier voisin de « Paddington », tous deux mentionnés à la fin de « Streets », se double d’une intense création poétique. Dans Une Saison en enfer, qu’il compose en même temps que les premières Illuminations et ses Derniers vers ou Vers nouveaux, Rimbaud cite les « romances sans paroles »[16]. Verlaine voulait dédicacer son recueil à Rimbaud, en hommage au rôle joué par l’ « homme aux semelles de vent » dans la genèse de notre recueil : »Je tiens beaucoup à cette dédicace à Rimbaud. D’abord comme protestation, puis parce que ces vers ont été faits lui étant là et m’ayant poussé beaucoup à les faire, surtout comme témoignage de ma reconnaissance, pour le dévouement et l’affection qu’il  m’a témoignées toujours » (Lettre à Lepelletier du 19 mai 1873).  Pourtant lorsque Verlaine, apprenant au printemps 1873, que Mathilde entreprend une action en justice contre lui, éprouve du remords d’avoir abandonné femme et enfant, Rimbaud devient odieux et Verlaine, humilié une fois de plus, s’enfuit et s’embarque pour la Belgique d’où il menace de se « brûler la gueule ». Il ne se tue pas, mais exaspéré par la passion et l’alcool, tire deux coups de feu sur Rimbaud et le blesse au poignet dans une chambre d’hôtel de Bruxelles. Incarcéré, jugé, puis condamné à deux ans de prison à Mons, Verlaine semble renaître et connaît même, quand le monde extérieur le malmène, au cours de l’année 1874 (le jugement de séparation obtenu par Mathilde est proclamé et Romances sans paroles, publié chez un petit éditeur de province, reçoit un accueil mitigé), une « conversion ».

     

      Or si Rimbaud a en partie consacré Une Saison en enfer à la relation de ses amours avec Verlaine et à sa quête d’une poésie nouvelle, le recueil Romances sans paroles peut lui-même être lu comme une forme de journal poétique. A l’opposé de la partie de la nostalgie amoureuse, sans lieu, des Ariettes oubliées, Paysages belges, Birds in the night et Aquarelles créent l’illusion d’une chronique de voyage poétique en multipliant les références précises à des lieux et à des dates, comme pour proposer un pacte de lecture biographique.

      Paysages belges suit ainsi le parcours de Verlaine et de Rimbaud lors de « l’escapade belge » de juillet à septembre 1872 : les notations aussi précises et malicieuses que «l’estaminet du Jeune Renard » pour « Simples fresques » ou « Champ de foire de St-Gilles », « au bois de la Cambre », lieux de divertissement tour à tour populaire et bourgeois près de Bruxelles dans « Chevaux de bois », donnent le sentiment d’autant de « choses vues », de scènes furtives vécues ici et maintenant et fixées pour l’éternité. Les deux premiers poèmes de cette section renforcent cette impression de croquis saisis sur le vif : »Walcourt » aux visions fugaces à partir d’un train, « Charleroi » et la tristesse des paysages industriels.  Par sa double localisation « Bruxelles. Londres », Birds in the night sépare par un point le lieu de la dernière rencontre amoureuse avec Mathilde à l’Hôtel Liégeois du lieu de la création du poème. Enfin la dernière partie, Aquarelles, multiplie les références à l’Angleterre par les titres des poèmes, ainsi que par l’aspect de chansons populaires irlandaises ou anglaises de « Streets I » et de « A poor Young Shepherd », par le lieu de composition de « Soho », quartier londonien où Verlaine aurait écrit ces vers à l’angle de Old Compton Street et de Greek Street, selon le témoignage de Théorodre Gringoire dans le Courrier de Londres, de « Paddington » pour « Streets II », de « Londres » pour « Child Wife », de « Douvres », port anglais de départ du bateau Comtesse de Flandre pour « Beams ».

        A ces indications de lieu, qui créent l’illusion de la chose vue, s’ajoute le procédé de datation des poèmes, souvent écrits au présent, pour renforcer l’effet autobiographique : « mai, juin 72 » pour les « Ariettes » ; « août 72 » pour les poèmes de « Paysages belges », qui sont presque tous soigneusement datés ; « septembre-octobre 72 » pour Birds ; « 2 avril 1873 » pour « Beams », qui clôt le recueil. Romances sans paroles seraient ainsi le récit d’une année, de mai 1872 à avril 1873, d’un printemps à l’autre.

 

       Pourtant, il se pourrait que ce fût là une illusion, et ce pour +sieurs raisons.

      La 1ère relève de la génétique textuelle. Si l’ancrage autobiographique vise à faire passer le recueil pour le fruit d’une écriture spontanée, celle du journal intime, l’histoire éditoriale du recueil révèle une réalité + complexe. Verlaine publie en mai et juin 1872 les futures ariettes I et V sous les titres respectifs de « Romance sans paroles » et d’ »Ariette ». En septembre de la même année, alors qu’il laisse entendre qu’il est sur le point de terminer son  recueil, celui-ci comporte quatre parties : Romances sans paroles, Paysages belges, Nuit falote (XVIIIème siècle populaire), Birds in the night, et se termine donc sur ce violente réquisitoire contre Mathilde et non par le cycle londonien, ce qui en infléchit le sens[17]. Pivot central d’un recueil savamment composé, le récit de la crise conjugale reprend les motifs des « Ariettes » V et VII, contraste par son statisme réflexif avec l’élan dynamique des « Paysages belges », et ouvre sur le retour d’ »Aquarelles ».

            La 2ème illusion est donc celle de la linéarité du temps, fait d’une succession d’instants. Non seulement le contenu des poèmes ne correspond pas à la succession des saisons, puisque l’ »Ariette VIII » évoque une « neige incertaine », mais  l’ »Ariette VII »  brise l’illusion, jusque-là entretenue par la prédominance du présent, d’une spontanéité de l’écriture instantanée, avec son système de répétitions qui commence par un imparfait et se poursuit par un passé composé, expression du balancement entre la douleur présente et l’absence dans le souvenir, rappel du balancement de l’escarpolette de l’ariette II entre « jeunes et vieilles heures ».  Dans l’Ariette oubliée V, le 1er sizain s’écrit au présent, même si le participe passé « longtemps parfumé d’Elle » introduit une note nostalgique, mais le 2ème sizain passe du présent de l’indicatif au conditionnel, puis au passé composé « qu’as-tu voulu » pour finir par le futur proche « qui vas tantôt mourir », comme si le chant qui berce s’évanouissait vers la fenêtre pour exiler dans l’au-delà. Birds utilise d’entrée de jeu le passé composé de « vous n’avez pas eu » en anaphore dans les 2 premiers quatrains pour bien marquer la fin de l’histoire amoureuse avec Mathilde, même si le présent « je vous vois encor » marque la force du souvenir, fixe les moments « les + délirants », comme cette photographie que Mathilde adolescente eut le droit d’envoyer à son soupirant Verlaine[18]. Enfin, après les présents des visions rapides de « Streets II » ou des romances naïves de « Streets I » et de « A Poor Young Shepherd », après l’instant d’éternité de « Green », les imparfaits de « Spleen » dénoncent les illusions des poèmes précédents. Seul poème du recueil qui n’emploie aucun présent, « Beams » ferme RSP sur l’encadrement de passés simples qui marquent la décision soudaine, irrévocable et magique de cette mystérieuse « Elle » par des imparfaits de description. Le présent et les souvenirs se délitent dans « Ariettes oubliées », justifiant le titre : les ariettes sont « oubliées », car les souvenirs eux-mêmes ne peuvent faire l'objet d'aucune anamnèse, d'aucun récit; ils sont convoqués et aussitôt niés.

            Mais c’est surtout l’effacement du sujet lyrique qui dissout le référent des pronoms de l’interlocution, le « je » de la voix qui s’adresse à un destinataire à l’identité flottante, indéterminée, indécidable[19]. Alors que l’autobiographie repose sur l’identité nominale de l’auteur, du narrateur et du personnage, le poète qui signe le « voluminet » n’associe jamais son nom à l’instance poétique qui s’exprime dans son recueil. Alors qu’il place son « ariette oubliée » III sous le signe de Rimbaud, à qui il attribue un épigraphe probablement apocryphe, il place la mention « inconnu » au bas de l’épigraphe emprunté pourtant à un vers extrait de « Lassitude »[20], poème paru dans Poèmes saturnien, dans la version de 1874 de l’ »Ariette oubliée IV » : « de la douceur, de la douceur, de la douceur ». Il en agit de même avec l’épigraphe qui inscrit la « mauvaise chanson » de Birds in the night en contrepoint de La Bonne Chanson de 1870[21]. Pour reconnaître Verlaine dans cet auteur anonyme, il faut avoir lu et se remémorer ses précédents recueils. Cette stratégie de brouillage fragilise le pacte référentiel qui semblait se mettre en place à travers les indications chronologiques et topographiques jalonnant le recueil

            La poétique de l'évanescence se déploie dès l’ariette I, dominée par démonstratifs impersonnels « c'est » et « cela » en anaphore, qui ouvrent le recueil sur la dilution du sujet lyrique, comme excentré. Une cascade d’éléments réunis sous la désignation à la fois précise (ce sont des démonstratifs) et imprécise (leur contenu reste vague) ajoute à la localisation approximative (« parmi », « vers ») des sensations précaires (« frêle »), des impressions vagues (« cela ressemble »), des notations à peine perceptibles, qui ne peuvent déboucher que sur l’incertitude :

: « n’est-ce pas ? », »dis »., L’identité indécise du je et du tu se perd dans la pluralité des voix impersonnelles : le « chœur des petites voix » entonne une « humble antienne » qui s’amenuise, s’exténue. Dans l’ariette II, et alors même que le premier quatrain marque l'avènement explicite du « je » dans le recueil, la quête d’expression de ce qui est perçu («Je devine [...] le contour subtil», v. 1-2) à travers les correspondances musicales (« voix anciennes » et « lueurs musiciennes », v. 2-3) échoue: de toutes les lyres - instrument orphique du chant qui lie parole et musique -, le sujet n'obtient qu'une ariette, un petit air. La parole, diminuée, est inapte à rendre compte de la singularité des sensations éprouvées. Et, parce que le sujet ne peut exprimer ce qu'il appréhende avec difficulté, le lyrisme est mis à mal. Tout suggère, dans la suite de ce poème, la dilution du « je » et l'amenuisement de la parole : le lexique, à travers l'emploi des diminutifs (« trem­blote », v. 7, « seulette », v. 9) et des adjectifs traduisant l'effacement et le flou (« trouble », v. 7, « œil double », v. 6), mais aussi la syntaxe, mar­quée par une tournure privative dans la deuxième strophe (v. 6) et par une tournure nominale dans la troisième strophe (« Ô mourir de cette mort seulette ! », v. 9), qui tient à distance le « je » lyrique. L'ariette III marque cette hésita­tion, ce « tremblement » tout verlainien entre la subjectivité et l'impersonnel : II pleure dans mon cœur/ Comme il pleut sur la ville, / Quelle est cette langueur/ Qui pénètre mon cœur ? » . Si l'assonance en [eu] rapproche les verbes « pleure » et « pleut », et les substantifs « cœur » et « langueur », la formule impersonnelle « II pleure » en anaphore (v. 1 et 9) et le déictique « cette » tiennent le sujet et sa langueur à distance. Au fur et à mesure que le poème progresse, le « cœur » est lui-même peu à peu mis à distance (« un cœur » v. 7, « ce cœur », v. 10). Comme le souligne Jean-Pierre Richard, cette « tristesse [...] anonyme, aussi gratuite qu'une tombée de pluie », est la marque de sentiments « qui semblent exister en eux-mêmes, et que la conscience paraît éprouver du dehors ! ». Le sujet éprouve alors les limites de la nomination : «Quoi! Nulle trahison?» (v. 11); en proie à cette tristesse ambivalente, il se heurte à l'inconnaissable, et donc à l'indicible : « C'est bien la pire peine/ De ne savoir pourquoi / Sans amour et sans haine, / Mon cœur a tant de peine ! (v 13-16). La « peine » ne vient pas tant de la « langueur » elle-même que de l'impossibilité de pouvoir répondre à la question posée dans la première strophe, autrement dit d'approcher cette langueur, de la nommer, de la traduire en mots. Dès lors, la crise de la parole, indissociable de la crise du sujet, relègue celui-ci à la passivité. Le « je » poétique se met en retrait et s'éclipse, au profit du « on » (« On croirait voir vivre/ Et mourir là lune », ariette VIII, v. 7-8), voire du « tu », qui menace le je de déchirure : « Te mira blême toi-même » (ariette IX, v. 6). Quand le je se dit, il est menacé par la déchirure : dans l’ariette II, le cœur et l’âme sont « en délires » suscitent l’image troublante de l’œil double. L’ariette VII restitue le douloureux dialogue, au sein du je, entre le cœur et l’âme, la fêlure et l’exil douloureux, marquée par un double mou­vement concessif au sein même d'une interrogation : « Mon âme dit à mon cœur : Sais-je/ Moi-même, que nous veut ce piège/ D'être présents bien qu'exilés, / Encore que loin en allés ? ». La rime « Sais-je »/ « piège » suggère l'impossibilité de trouver - dans le présent comme dans le passé, ici comme dans l'exil - une manière de se dire, tant l'instance est « en quelque sorte cernée et se tend elle-même un piège ! ». On assiste ainsi à la disparition du caractère, à une sorte de mort à soi-même, à une perte de sentiment de soi : dépourvu de nom, d’âge, d’histoire, le sujet est dans le temps vide de l’enfance, de l’in-fans et de la mort. La langueur est épuisement du moi qui se détruit comme dans l’Ariette III, où le « cœur » s’ »écoeure », dans une approche + intuitive et hésitante qu’objective.

            D’où la multiplicité des tournures analogiques : « comme », « cela ressemble », « tu dirais », qui plongenyt le sujet dans l’à peu près, l’à peine, le presque. L’ensemble de la section des « Ariettes oubliées », soumises à l’usure de la mémoire, est placé sous le signe du « vague ». Les termes placés à la rime disent un état de confusion dans lequel le sujet est immergé : nuées, buées, embrumées, fermée, espérances noyées dans les hautes feuillées (Ariettes oubliées VIII et IX). L’incertitude domine partout : flotter/ trembloter.

            Finalement, la parole, proche de l’abolition, semble constamment minée par le silence. Atténuée à l'excès dès l’ariette oubliée I (les «petites voix », le «frêle et frais murmure », le « cri doux », « l’humble antienne », v. 6, 7, 9 et 17), la parole devient insaisissable, comme renvoyée au soir qui vient, ce « tiède soir » (v. 18) lui-même bien incertain. Les contours du monde se délitent, la sensation s'amenuise et devient si ténue, si contradictoire, qu'elle menace à tout moment de basculer dans l'indicible. Ainsi la parole ouvre-t-elle sur le silence. Dans l'ariette V, le piano, à peine effleuré du doigt par une main « frêle », ne donne naissance qu’à un air « bien faible » qui, sitôt éclos dans un soir équivoque (« rose et gris vaguement »), « va mourir près de la fenêtre ». Le « fin refrain incertain » (v. 10) affecte d'une manière mystérieuse et indicible le « pauvre être » (v. 8) du poète, épris d'une parole qui lui échappe. Les interrogations au conditionnel, puis au passé, tra­duisent l'éloignement progressif de la parole (« Qu'est-ce que c'est... », « Que voudrais-tu ? », « Qu'as-tu voulu »), et par une accumulation de propositions relatives et interrogatives rendent indistincte la différencia­tion entre sujet et objet : « Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain/ Qui lentement dorlote mon pauvre être ? / Que voudrais-tu de moi, doux chant badin ?/ Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain/ Qui va tantôt mourir vers la fenêtre ? (v. 7-11). Verlaine, qui admirait dans la poésie de Rimbaud les « prodiges de ténuité, de flou vrai », affirme, à propos de Romances sans paroles, qu'il a  lui-même cherché à « mieux exprimer le vrai vague ou le manque de sens précis projetés». L'indétermination prime dans Romances sans paroles : la crise de la parole se manifeste aussi à travers la crise syntaxique qui . caractérise les poèmes, dont le sens oscille entre le « je-ne-sais-quoi » et  le « presque-rien ». La parole, spectrale dans « Charleroi », s’épuise dans l’aspiration au sommeil apaisant de « Malines », où la douceur du silence réconcilie le poète et le monde.

 

 

III-             Le moment poétique est celui du renouvellement des voies d’un lyrisme critique par la promotion d’une poésie de l’intime, qui échappe au double écueil du subjectivisme romantique, abus lyrique et expressif du moi aux yeux de Verlaine, et de l’objectivisme parnassien, version inversement transcendantale et intellectuelle où l’illusion du moi doit être surmontée et dépassée.

      Sans renier sa dette à l’égard des maîtres romantiques, au 1er rang desquels Hugo, à qui il envoie à l’âge de 14 ans son 1er poème, « La Mort », et dont il réécrit un poème des Contemplations - « Trois ans après »[22]-  dans un de ses Poèmes saturniens : « Après trois ans »,[23] Verlaine fait partie de ceux qui, raillant le lyrisme « poitrinaire » des épigones à bout de souffle, se moquant des excès de la veine autobiographique du moment et refusant de considérer le pacte de sincérité comme un critère d’appréciation nécessaire et suffisant, préfère aux « interminables déclamations ronronnantes des  Châtiments  comme aux « pièces affreusement et terriblement tautologiques » des Contemplations « la vraie gloire de bon poète de demi-teintes des Feuilles d’automne, des Voix intérieures, des Chants du Crépuscule ou des Rayons et des ombres «pour un  certain accent sincère », pour leur « tour artistique […] modéré, discret, sourdine et nuance », condensé de sa poétique personnelle, qui légitime une représentation paradoxale du maître en petit romantique, presque marginal : »laissez-moi retourner au Victor Hugo de Pétrus Borel et de Monpou ». C’est que la poésie romantique et hugolienne de l’intime[24], qui fait des Voix intérieures « ce chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors de nous » et fait des Contemplations « les mémoires d’une âme » unit l’intime au sublime et, pour sonder la profondeur et les contradictions du moi, ne met pas en péril la faculté de la parole poétique à expliquer, à rationaliser, à dépasser ces tensions pour résoudre l’énigme d’un moi réconcilié avec le monde et sublimé dans l’éternité d’un espace-temps cosmique. Le clivage entre « autrefois » et « aujourd’hui », entre « la joie, cette fleur rapide de la jeunesse », qui « s’effeuille page à page dans le tome 1er, qui est l’espérance et disparaît dans le tome second, qui est le deuil », « le vrai, l’unique : la mort ; la perte des êtres chers », en l’occurrence la disparition, datée dans le recueil des Contemplations du jour de la mort de Léopoldine, n’empêche pas la parole lyrique du mage romantique d’apporter, à la fin de recueil, des réponses témoignant, dans la logique explicative soutenue par l’anaphore (« sache que…que… et que… »), la conjonction de coordination « car » et la structure ternaire, d’une approche démonstrative : »Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;/ Que de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;/ Que tout a conscience en la création ;/ Et l’oreille pourrait avoir sa vision,/ Car les choses et l’être ont un grand dialogue ». Si Verlaine substitue à la rime qui unit l’intime et le sublime dans « Pan » de Hugo[25] la réduction de l’intime à la dimension de l’infime, c’est qu’il doute de la faculté de la parole poétique à rationaliser le moi par la médiation d’une rhétorique confiante dans ses capacités à résoudre l’énigme d’un moi fuyant. Ainsi le mouvement de « l’Ariette oubliée II », dans laquelle le sujet poétique ne s’adresse plus à la destinataire pour lui déclarer son amour, mais pour évoquer une expérience personnelle liée à une réminiscence confuse et obsédante, ne débouche sur aucune résolution de l’instabilité intérieure. Les souvenirs provoqués par la remontée, « à travers un murmure », vers « les contours subtils des voix anciennes » déclenchent une oscillation infinie entre présent et passé, « jeunes et vieilles heures ». Pour décrire ce mouvement intérieur, Verlaine convoque la métaphore de « l’escarpolette ». Le moi subit alors une schizé, un dédoublement irréductible, une « division intérieure d’un sujet dépossédé de lui-même, fissuré et anéanti », « devenu étranger à lui-même, méconnaissable », le pluriel « délires » exprimant l’intensité de sensations intermittentes que les facultés rationnelles et les pouvoirs explicatifs de la parole échouent à circonscrire. « Entre la sphère de la sensibilité (le cœur) et l’immatérialité spirituelle (l’âme), rien ne le gouverne + qu’un dérèglement de la perception  et de la voix, ainsi que l’atteste la rime « délires »/ »lyres ».[…] Le sujet ne sait pas réellement qui il est : la manière du poète ressortit à une ontologie de l’inqualifiable et de l’inclassable », commente A Bernadet dans la note 4 de la p.91 de l’édition GF. La dimension cyclique de l’ariette, soulignée par la répétition avec variation et les contorsions de la syntaxe, confirme l’échec de toute résolution. Dans l’ « Ariette V », qui commence par l’association d’un air de piano «bien vieux, bien faible et bien charmant », l’écoute de ce morceau plonge de nouveau le sujet dans un état de flottement exprimé par l’image du « berceau », « méprise » qui peut faire penser au bercement de l’escarpolette comme à la berceuse et qui induit l’image d’un va-et-vient intérieur, d’une oscillation répétée, associée à une série de questions manifestant une incapacité à identifier l’origine et la nature des souvenirs obsédants. Loin de toute maïeutique, les questions du poète restent sans réponse et le livrent à un ressassement infini. Cette déroute des conventions rhétoriques se confirme dans l’ »Ariette oubliée » VII, où le sujet poétique évoque une peine d’amour censément révolue –puisque les sentiments ne sont + d’actualité-, mais dont il ne peut ni identifier les origines ni consoler son cœur, avec qui son âme engage un dialogue intérieur inquiet. Les traces d’un discours construit (cf chiasme) sont fondues dans une série de questions et de concessions qui indiquent que le sujet est incapable de résoudre ses conflits intérieurs, d’ordonner des sensations diffuses et évanescentes, les répétitions de mots et les reprises de vers suggérant l’enfermement dans des réflexions obsédantes et la bizarrerie de la syntaxe suggérant l’inquiétude du locuteur par l’élaboration d’une phrase contournée.

      L’effacement du sujet poétique dans le lyrisme impersonnel de Verlaine tient donc moins à l’absolutisation du culte de « l’art pour l’art », qui sous-tend le dogme de l’impassibilité dans la poésie dite du Parnasse contemporain, revue à laquelle Verlaine a participé, mais dont il pastiche la posture héroïque dans « çavîtri »[26], qu’à la dilution concomitante du moi et de la voix dans l’indétermination du chant.

     

      Sans innover radicalement, le choix  du « naïf exprès » des « vers chanteurs » contre les «  paroles écolâtres » inscrit les « ariettes oubliées » des « romances sans paroles » dans le projet de s’appuyer sur un genre suranné, aux origines populaires et de tonalité mineure contre les grandes orgues lyriques et académiques, pour s’écarter des modèles de poésie sophistiquée et savante de « l’art pour l’art ».

      En cultivant le genre de la chanson en général et de la romance en particulier, Verlaine emboîte le pas  des Romantiques qui, de Mme de Staël, dont De L’Allemagne a porté à la connaissance du public français les travaux de Herder sur les Volkslieder, « romances » « où sont empreints le caractère national et l’imagination des peuples »[27], aux Chansons des rues et des bois de Hugo en passant par les Chansons et légendes du Valois de Nerval[28], ont cherché à  féconder et ressourcer la « littérature civilisée » en puisant dans l’expression naturelle, anonyme et collective d’un corpus né au XVème siècle et établi pour l’essentiel au XVIIIème siècle, âge d’or de la romance. Cette catégorie, complexe à définir, désigne d’abord une pièce poétique simple, sur un sujet sentimental et attendrissant. Mais il peut aussi faire référence à la musique sur laquelle est chantée cette pièce : « récit en vers d’une histoire simple destinée à être chantée », puis « chanson sur un sujet tendre et touchant », selon le Dictionnaire universel du XIXème siècle de Pierre Larousse, dans son édition de 1875. Le culte de la nature et des bons sentiments, énoncés sur un ton ingénu, domine le genre illustré par la Romance du chevrier dite Plaisir d’amour de Florian ou l’Hospitalité, connue sous le thème « il pleut, il pleut, bergère » de Fabre d’Eglantine : « la timide romance exhale mollement/ Une plainte sans art, fille du sentiment », écrit Nivelle de La Chaussée au XVIIIème siècle. Dans Romances sans paroles, l’ »Ariette oubliée VI », qui ressemble à une histoire condensée de la chanson, superpose ainsi des allusions et des refrains, emboîte des scènes comiques de mœurs ou de personnages populaires. Dans la version pré-originale, une  indication technique de timbre accompagnait même l’ariette : « au clair de la lune mon ami Pierrot ». Dans cette mélodie sur laquelle le texte doit s’exécuter défilent +sieurs tableaux, comme si Verlaine, «écrivain public » dévoué à la cause des illettrés, agissait en promoteur anonyme de la voix impersonnelle du peuple,  cherchant à enrichir le corpus folklorique par une nouvelle chanson. Comme Rimbaud dans ses vers de 1872, il déclare ici son attirance pour « le naïf, le très et l’exprès trop simple », n’usant que de rimes vocaliques ou consonantiques telles que « public »/ « Angélique » ou «abbé »/ « attrapée », de « mots vagues, enfantins et populaires ». De fait, Rsp manifeste le même goût que les « Vers nouveaux » ou les « derniers vers » de Rimbaud pour les marges de la culture dominante et suit le même objectif de contestation littéraire, projetant d’insérer entre Paysages belges et Birds in the Night une partie baptisée Nuit falote (18ème siècle populaire »). Au moment où Verlaine prend la plume, la romance est devenue « représentative d’un passé révolu et suranné » et le Grand Dictionnaire universel de Larousse souligne que l’ »ariette », terme emprunté au XVIIIème siècle à l’italien et employé pour désigner des formes chantées ou instrumentées dans les opéras comiques de Favart, est « passée de mode ». Dans le prolongement des Fêtes galantes et conformément à l’épigraphe de la 1ère ariette oubliée, intitulée « Romance sans parole » dans sa pré-publication en revue et précèdée d’un distique extrait de Ninette à la Cour ou le caprice amoureux, les romances manifestent donc l’aspiration de Verlaine à un genre marqué par le voisinage de la chanson et de l’opéra, dans une veine qui, au siècle des Lumières, a scellé l’alliance de l’Opéra-Comique de la Foire et de la Comédie-Italienne. Par la spontanéité du désaccord, ce démarquage d’une forme artistique mineure représente une alternative tant à la musique savante et au théâtre lyrique de l’opéra qu’à la poésie sophistiquée et savante du Parnasse, qui associait les références historiques et philosophiques, les questionnements existentiels sublimes à une recherche d’élaboration rhétorique formelle, à grand renfort d’allégories, d’antéposition des adjectifs, d’onomastique orientalisante. Or Verlaine, qui a discrètement parodié « la vision de Brahma » des Poèmes antiques de Leconte de Lisle[29] dans son « Prologue »[30] des Poèmes saturniens, manifeste ses réserves vis-à-vis de ce qu’il appelle « l’écolâtrerie », la tendance à suivre des règles poétiques qui risquent d’étouffer ka créativité propre à chaque artiste. « Série d’impressions vagues, tristes et gaies, avec un pittoresque presque naïf », le choix de la « romance » procède donc du projet de « déconcertement » par déconstruction des conventions du langage poétique pour créer des effets inattendus à travers un chant renouvelé et apparemment simple : « Monsieur Rimbaud vira de bord et travailla (lui !) dans le naïf, le très et l’exprès trop simple, n’usant que d’assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, des flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d’être grêle et fluet ». A travers ce commentaire, Verlaine éclaire son propre projet poétique de poésie simple et naïve, au rebours des attitudes pontifiantes.

      Il ne faudrait cependant pas se laisser abuser par cette naïveté touchante. Verlaine sait en effet tirer un parti subversif d’un genre qu’il attribue à un « éternel féminin » dans son commentaire de « mille gentillesses un peu mièvres », mais «jamais fades » d’une « Berceuse » de Marceline Desbordes-Valmore : « tous les vers de cette femme sont pareils, larges, subtils aussi,- mais si vraiment touchants, - et d’un art inouï »[31]. Car l’ « Ariette oubliée IV », qui emprunte l’hendécasyllabe » à « Rêve intermittent d’une nuit triste »[32] et dont la dédicace est un collage personnel du 1er vers de « Lassitude », ne tait pudiquement les « choses » que pour mieux suggérer que la faute, traitée sur le mode enfantin, ne saurait être grave et mettre fin au jeu complaisant de la conscience entre avouable et inavouable par la rime « sommes »/ »hommes, qui pose elle-même sur un ton « chaste » l’identité homosexuelle, redonne ainsi toute sa saveur au cliché des « âmes sœurs », mais dévoile aussi que « le roman à vivre de deux hommes » ne peut se dire que sous la forme morale et refoulée de l’élégie, faussement transparente : « Ô que nous mêlions ». Pour se rendre acceptable, le phénomène « contre nature » de l’homosexualité doit être énoncé dans les catégories pures, spontanées et innocentes, prétendument naturelles, de la romance, représentation socialement acceptée de l’enfance et du féminin. Transposant à la mode anglaise et sur un ton maniéré une déclaration d’amour, le chromo poétique de « A Poor Young Shepherd », qui récrit l’une des « Chansons écossaises » de Leconte de Lisle : « Jane »[33], et renvoie au poème XV de la Bonne Chanson[34] (« J’ai peur en vérité/ Tant je sens ma vie enlacée »), aplanit la sincérité et la transparence de l’épithalame en introduisant de discrets contrepoints. En apparence, la répétition de la 1ère strophe en fin de texte, adossée à la reformulation du 1er et dernier vers de chaque quintil, assume le sentiment d’inquiétude : »pourtant j’aime Kate ! », »Oh ! que j’aime Kate ! », »C’est Saint-Valentin, »Que Saint-Valentin », « Elle m’est promise », « près d’une promise ».Mais la suavité du baiser transforme la crainte de l’amant en puérilité, illustrant le rose poisseux de la romance, auquel répond le noir élégiaque de « Green », »Streets I », « Birds in the Night » et « Child Wife ». Dans ce dernier poème notamment, dont le titre fait écho à la « femme-enfant » de La Bonne Chanson VIII[35], même si «wife » intègre en + le sème d’épouse, brisant définitivement « le mariage des âmes » et l’ « union des cœurs » qu’avait tenté de sceller le volume antérieur, la rhétorique de la vitupération et de l’invective légitime la violence en accusant l’interlocutrice d’avoir mis fin au rêve de l’idylle. La rime « méchant »/ »chant » rassemble le « ton de fiel » et les « aigres cris poitrinaires », le fiel contrastant symboliquement avec le miel de l’abeille comme la poitrine avec le « cœur » vierge et fragile « qui ne bat que pour vous » dans « Green ». Le sujet rejette la faute sur l’autre, coupable d’avoir trahi et liquidé toute espèce de réciprocité et les verbes mettent en scène la femme avec haine et dérision : »vous n’avez rien compris », »car vous avez eu peur », »et vous n’avez pas su », « et vous gesticulez », « et vous bêlâtes ». Or la valeur qui leur est opposée est la « simplicité », preuve que la romance hypothèque les harmoniques du naturel qu’avait cherchés La Bonne Chanson et qu’elle désamorce simultanément les mythes et l’idéologie à l’œuvre dans la notion littéraire de « naïveté » et les termes qui lui sont corrélés : l’enfantin, le féminin. La simplicité devient le lieu même de la complexité.

Annexe 1

Rimbaud : Une Saison en enfer, « alchimie du verbe »

 

À moi. L'histoire d'une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.

¯¯¯¯¯¯¯¯

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
- Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! -
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie? Quelque liqueur d'or qui fait suer.

Je faisais une louche enseigne d'auberge.
- Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait sur les sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;

Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. -

¯¯¯¯¯¯¯¯

À quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bocages s'évapore
L'odeur du soir fêté.

Là-bas, dans leur vaste chantier,
Au soleil des Hespérides,
Déjà s'agitent - en bras de chemise -
Les Charpentiers.

Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la ville
Peindra de faux cieux

O, pour ces Ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! quitte un instant les Amants
Dont l'âme est en couronne.

O Reine des Bergers,
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
Que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer à midi

¯¯¯¯¯¯¯¯

La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots !

Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, - les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !

Mon caractère s'aigrissait. je disais adieu au monde dans d'espèces de romances :

Chanson de la plus haute Tour

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne

J'ai tant fait patience
Qu'a jamais j'oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on séprenne

Telle la prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies
Au bourdon farouche
Des sales mouches.

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne

J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.

"Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins spendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante..."

Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !

Faim

Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbons, de fer.

Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons.
Attirez le gai venin
Des liserons.

Mangez les cailloux qu'on brise,
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.

¯¯¯¯¯¯¯¯

Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.

Les salades, les fruits
N'attendent que la cuillette ;
Mais l'araignée de la haie
Ne mange que des violettes.

Que je dorme ! que je bouille
Aux autels de Salomon.
Le bouillon court sur la rouille,
Et se mêle au Cédron.

Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :

Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages
Des communs élans
Et voles selon...

- Jamais d'espérance
Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

Elle est retrouvée !
- Quoi ? - L'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.

¯¯¯¯¯¯¯¯

Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.

À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. - Ainsi, j'ai aimé un porc.

Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu'on enferme, - n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.

Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J'étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons.

Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq,- ad matutinum, au Christus venit,- dans les plus sombres villes :

O saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défaut ?

J'ai fait la magique étude
Du Bonheur, qu'aucun n'élude.

Salut à lui, chaque fois
Que chante le coq gaulois.

Ah! je n'aurais plus d'envie :
Il s'est chargé de ma vie.

Ce charme a pris âme et corps,
Et dispersé les efforts.

O saisons, ô châteaux,

L'heure de sa fuite, hélas !
sera l'heure du trépas

O saisons, ô châteaux !

¯¯¯¯¯¯¯¯

Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.

 

     

 

 



[1] À Victor Hugo.

Telle qu’un moissonneur, dont l’aveugle faucille
Abat le frais bleuet, comme le dur chardon,
Telle qu’un plomb cruel qui, dans sa course, brille,
Siffle, et, fendant les airs, vous frappe sans pardon ;

Telle l’affreuse mort sur un dragon se montre,
Passant comme un tonnerre au milieu des humains,
Renversant, foudroyant tout ce qu’elle rencontre
Et tenant une faulx dans ses livides mains.

Riche, vieux, jeune, pauvre, à son lugubre empire
Tout le monde obéit ; dans le cœur des mortels
Le monstre plonge, hélas ! ses ongles de vampire !
Il s’acharne aux enfants, tout comme aux criminels :

Aigle fier et serein, quand du haut de ton aire
Tu vois sur l’univers planer ce noir vautour,
Le mépris (n’est-ce pas, plutôt que la colère)
Magnanime génie, dans ton cœur, a son tour ?

Mais, tout en dédaignant la mort et ses alarmes,
Hugo, tu t’apitoies sur les tristes vaincus ;
Tu sais, quand il le faut, répandre quelques larmes,
Quelques larmes d’amour pour ceux qui ne sont plus.

[2] Le coucher d’un soleil de septembre ensanglante
La plaine morne et l’âpre arête des sierras
Et de la brume au loin l’installation lente.

Le Guadarrama pousse entre les sables ras
Son flot hâtif qui va réfléchissant par places
Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras.

Le grand vol anguleux des éperviers rapaces
Raye à l’ouest le ciel mat et rouge qui brunit,
Et leur cri rauque grince à travers les espaces.

Despotique, et dressant au-devant du zénith
L’entassement brutal de ses tours octogones,
L’Escurial étend son orgueil de granit.

Les murs carrés, percés de vitraux monotones,
Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements
Que quelques grils sculptés qu’alternent des couronnes.

Avec des bruits pareils aux rudes hurlements
D’un ours que des bergers navrent de coups de pioches
Et dont l’écho redit les râles alarmants,

Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches,
Et puis s’évaporant en des murmures longs,
Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.

Par les cours du palais, où l’ombre met ses plombs,
Circule - tortueux serpent hiératique -
Une procession de moines aux frocs blonds

Qui marchent un par un, suivant l’ordre ascétique,
Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main,
Ululent d’une voix formidable un cantique.

- Qui donc ici se meurt ? Pour qui sur le chemin
Cette paille épandue et ces croix long-voilées
Selon le rituel catholique romain ? -

La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées,
Les portes d’acajou massif tournent sans bruit,
Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées.

Une vague rougeur plus triste que la nuit
Filtre à rais indécis par les plis des tentures
À travers les vitraux où le couchant reluit,

Et fait papilloter sur les architectures,
À l’angle des objets, dans l’ombre du plafond,
Ce halo singulier qu’on voit dans les peintures.

Parmi le clair-obscur transparent et profond
S’agitent effarés des hommes et des femmes
À pas furtifs, ainsi que les hyènes font.

Riches, les vêtements des seigneurs et des dames,
Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart,
Chantent l’ode du luxe en chatoyantes gammes,

Et, trouant par éclairs distancés avec art
L’opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre
Des gardes alignés scintillent de trois quart.

Un homme en robe noire, à visage de guivre,
Se penche, en caressant de la main ses fémurs,
Sur un lit, comme l’on se penche sur un livre.

Des rideaux de drap d’or roides comme des murs
Tombent d’un dais de bois d’ébène en droite ligne,
Dardant à temps égaux l’œil des diamants durs.

Dans le lit, un vieillard d’une maigreur insigne
Égrène un chapelet, qu’il baise par moment,
Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne.

Ses lèvres font ce sourd et long marmottement,
Dernier signe de vie et premier d’agonie,
- Et son haleine pue épouvantablement.

Dans sa barbe couleur d’amarante ternie,
Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux,
Sous son linge bordé de dentelle jaunie,

Avides, empressés, fourmillants, et jaloux
De pomper tout le sang malsain du mourant fauve,
En bataillons serrés vont et viennent les poux.

C’est le Roi, ce mourant qu’assiste un mire chauve,
Le Roi Philippe Deux d’Espagne, - saluez ! -
Et l’aigle autrichien s’effare dans l’alcôve,

Et de grands écussons, aux murailles cloués,
Brillent, et maints drapeaux où l’oiseau noir s’étale
Pendent de çà de là, vaguement remués ! ...

- La porte s’ouvre. Un flot de lumière brutale
Jaillit soudain, déferle et bientôt s’établit
Par l’ampleur de la chambre en nappe horizontale ;

Porteurs de torches, roux, et que l’extase emplit,
Entrent dix capucins qui restent en prière :
Un d’entre eux se détache et marche droit au lit.

Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre,
Et les élancements farouches de la Foi
Rayonnent à travers les cils de sa paupière ;

Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi,
Sonne sur les tapis, régulier, emphatique :
Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi.

Et tous sur son trajet dans un geste extatique
S’agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein,
Car il porte avec lui le sacré Viatique.

Du lit s’écarte avec respect le matassin,
Le médecin du corps, en pareille occurrence,
Devant céder la place, Âme, à ton médecin.

La figure du Roi, qu’étire la souffrance,
À l’approche du fray se rassérène un peu,
Tant la religion est grosse d’espérance !

Le moine cette fois ouvrant son œil de feu,
Tout brillant de pardons mêlés à des reproches,
S’arrête, messager des justices de Dieu.

- Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.

Et la Confession commence. Sur le flanc
Se retournant, le Roi, d’un ton sourd, bas et grêle,
Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang.

- « Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle ?
Brûler des juifs, mais c’est une dilection !
Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle. » -

Et, se pétrifiant dans l’exaltation,
Le Révérend, les bras croisés, tête baissée,
Semble l’esprit sculpté de l’Inquisition.

Ayant repris haleine, et d’une voix cassée,
Péniblement, et comme arrachant par lambeaux
Un remords douloureux du fond de sa pensée,

Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux
Éclaire le visage osseux et le front blême,
Prononce ces mots : Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux.

- « Les Flamands, révoltés contre l’Église même,
» Furent très justement punis, à votre los,
» Et je m’étonne, ô Roi, de ce doute suprême.

» Poursuivez. » Et le Roi parla de don Carlos.
Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue
Palpitante et collée affreusement à l’os.

- « Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue !
» L’Infant, certes, était coupable au dernier point,
» Ayant voulu tirer l’Espagne dans la boue

» De l’hérésie anglaise, et de plus n’ayant point
» Frémi de conspirer - ô ruses abhorrées ! -
» Et contre un Père, et contre un Maître, et contre un Oint ! » -

Le moine ensuite dit les formules sacrées
Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis,
Prenant l’Hostie avec ses deux mains timorées,

Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits
Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse,
Pria, muette et pâle, et nul n’a su depuis

Si sa prière fut sincère ou bien traîtresse.
- Qui dira les pensers obscurs que protégea
Ce silence, brouillard complice qui se dresse ? -

Ayant communié, le Roi se replongea
Dans l’ampleur des coussins, et la béatitude
De l’Absolution reçue ouvrant déjà

L’œil de son âme au jour clair de la certitude,
Épanouit ses traits en un sourire exquis
Qui tenait de la fièvre et de la quiétude.

Et tandis qu’alentour ducs, comtes et marquis,
Pleins d’angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine,
L’âme du Roi mourant montait aux cieux conquis.

Puis le râle des morts hurla dans la poitrine
De l’auguste malade avec des sursauts fous :
Tel l’ouragan passe à travers une ruine.

Et puis, plus rien ; et puis, sortant par mille trous,
Ainsi que des serpents frileux de leur repaire,
Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux.

- Philippe Deux était à la droite du Père.

[3] Leurs jambes pour toutes montures,
Pour tous biens l’or de leurs regards,
Par le chemin des aventures
Ils vont haillonneux et hagards.
 
Le sage, indigné, les harangue ;
Le sot plaint ces fous hasardeux ;
Les enfants leur tirent la langue
Et les filles se moquent d’eux.
 
C’est qu’odieux et ridicules,
Et maléfiques en effet,
Ils ont l’air, sur les crépuscules,
D’un mauvais rêve que l’on fait ;
 
C’est que, sur leurs aigres guitares
Crispant la main des libertés,
Ils nasillent des chants bizarres,
Nostalgiques et révoltés ;
 
C’est enfin que dans leurs prunelles
Rit et pleure — fastidieux —
L’amour des choses éternelles,
Des vieux morts et des anciens dieux !
 
— Donc, allez, vagabonds sans trêves,
Errez, funestes et maudits,
Le long des gouffres et des grèves,
Sous l’œil fermé des paradis !
 
La nature à l’homme s’allie
Pour châtier comme il le faut
L’orgueilleuse mélancolie
Qui vous fait marcher le front haut,
 
Et, vengeant sur vous le blasphème
Des vastes espoirs véhéments,
Meurtrit votre front anathème
Au choc rude des éléments.
 
Les juins brûlent et les décembres
Gèlent votre chair jusqu’aux os,
Et la fièvre envahit vos membres
Qui se déchirent aux roseaux.
 
Tout vous repousse et tout vous navre,
Et quand la mort viendra pour vous,
Maigre et froide, votre cadavre
Sera dédaigné par les loups !

[4] Principal ajout dans la version du poème reprise dans Jadis et Naguère

Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles :
Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encor.
Tandis que les carcans font ployer nos épaules,
Dans nos veines le sang circule, bon trésor.

Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre
Veillent, fins espions, et derrière nos fronts
Notre cervelle pense, et s'il faut tordre ou mordre,
Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts.

Légers, ils n'ont pas vu d'abord la faute immense
Qu'ils faisaient, et ces fous qui s'en repentiront
Nous ont jeté le lâche affront de la clémence.
Bon ! la clémence nous vengera de l'affront.

Ils nous ont enchaînés ! mais les chaînes sont faites
Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper
Les gardes qu'on désarme, et les vainqueurs en fêtes
Laissent aux évadés le temps de s'échapper.

Et de nouveau bataille ! Et victoire peut-être,
Mais bataille terrible et triomphe inclément,
Et comme cette fois le Droit sera le maître,
Cette fois-là sera la dernière, vraiment !

IV

Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques,
Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir
Et les temps ne sont plus des fantômes épiques
Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir.

La jument de Roland et Roland sont des mythes
Dont le sens nous échappe et réclame un effort
Qui perdrait notre temps, et si vous vous promîtes
D'être épargnés par nous vous vous trompâtes fort.

Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance
Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains.
La justice le veut d'abord, puis la vengeance,
Puis le besoin pressant d'opportuns lendemains.

Et la terre, depuis longtemps aride et maigre,
Pendant longtemps boira joyeuse votre sang
Dont la lourde vapeur savoureusement aigre
Montera vers la nue et rougira son flanc,

Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie
Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs,
Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie,
Car les morts sont bien morts et nous vous l'apprendrons.

[5] Cf corrigé de la dissertation sur la citation de Roland Barthes.

[6] Cf votre édition p.214

[7] Cf votre édition p.219-220
              
[8] Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
 
L’enfant tout rouge et la mère blanche,
Le gars en noir et la fille en rose,
L’une à la chose et l’autre à la pose,
Chacun se paie un sou de dimanche.
 
Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur !
 
C’est étonnant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque bête :
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
 
Tournez au son de l’accordéon,
Du violon, du trombone fous,
Chevaux plus doux que des moutons, doux
Comme un peuple en révolution.
 
Le vent, fouettant la tente, les verres,
Les zincs et le drapeau tricolore,
Et les jupons, et que sais-je encore ?
Fait un fracas de cinq cents tonnerres.
 
Tournez, dadas, sans qu’il soit besoin
D’user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds :
Tournez, tournez, sans espoir de foin.
 
Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que sonne à la soupe
La nuit qui tombe et chasse la troupe
De gais buveurs que leur soif affame.
 
Tournez, tournez ! Le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
L’église tinte un glas tristement.
Tournez au son joyeux des tambours ! 

 

[9] Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l’astre d’or, que lui fait la charmille
Où l’oiseau chante à l’ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.

 

[10] « L'épithalame (en grec ancien πιθαλάμιον / epithalámion) est une sorte de poème lyrique  à l'occasion d'un mariage et à la louange des nouveaux époux. En  Grèce, il était chanté par un chœur, soit de jeunes vierges seules, soit de jeunes filles et de jeunes garçons, avec accompagnement de danses. » (soucrce Wikipédia)

[11] Cf votre édition, p.195

[12] Cf lettre à Emile Blémont de décembre 1872 : »une partie quelque peu élégiaque, mais je crois pas glaireuse : quelque chose comme la Bonne Chanson retournée, mais combien tendrement ! tout caresses et doux reproches ».

[13] « Venez, chère grande âme, on vous attend, on vous admire ».

[14] Sachez, pour la petite histoire, que le matin du 7 juillet 1872, Verlaine sort de chez lui à la recherche d’un médecin pour sa femme malade, rencontre au coin de la rue Rimbaud, qui lui reproche sa petite vie tranquille et petite-bourgeoise, ses attentions conjugales, et lui annonce son départ de Paris. Sans aller chercher le médecin ni remonter prévenir Mathilde, Verlaine avec Rimbaud, sans hésiter.

[15] Départ

Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. 
Ô Rumeurs et Visions!
Départ dans l'affection et le bruit neufs!

 

[16] Cf « Alchimie du verbe » en annexe

[17] Entre la manuscrit envoyé à Lepelletier le 19 mai 1873 et les rééditions de 1887 et de 1891, Verlaine proposera des variantes significatives.

 

[18] Cf La Bonne Chansonv IX

Son bras droit, dans un geste aimable de douceur,
Repose autour du cou de la petite sœur,
Et son bras gauche suit le rhythme de la jupe.
À coup sûr une idée agréable l’occupe,
Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit,
Témoignent d’une joie intime avec esprit.
Oh ! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle ?
Toute mignonne, tout aimable, et toute belle,
Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi
La pose la plus simple et la meilleure aussi :
Debout, le regard droit, en cheveux ; et sa robe
Est longue juste assez pour qu’elle ne dérobe
Qu’à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant
D’un pied malicieux imperceptiblement.

[19] les indications fournies dans les textes ne permettent presque jamais d’identifier avec certitude les allocutaires du sujet poétique. A aucun moment, Verlaine ne cite le nom de son épouse Mathilde Mauté, pas + qu’il ne mentionne Rimbaud, en dehors de l’épigraphe apocryphe de l’Ariette oubliée III. Dès la 1ère ariette oubliée, il apparaît qu’aucun élément ne permet de reconnaître formellement l’instance désignée par la 2ème personne et si le prénom de « Kate » apparaît dans « A Poor Young Shepherd », il semble qu’il s’agît là d’un éternel féminin. Cette indéfinition culmine dans « Beams », où le sujet s’inclut dans une 1ère personne du pluriel « nous », tout en faisant état d’une troisième instance, désignée par le pronom personnel « Elle », dont le lecteur reste bien en peine d’identifier le référent[19].

[20] De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.
Même au fort du déduit, parfois, vois-tu, l’amante
Doit avoir l’abandon paisible de la sœur.

Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,
Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur.
Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseur
Ne valent pas un long baiser, même qui mente !

Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’oliphant
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse !

[21] Cf p.195 de votre édition + notes de la section Birds in the Night

[22] Il est temps que je me repose ;
Je suis terrassé par le sort.
Ne me parlez pas d'autre chose
Que des ténèbres où l'on dort !

Que veut-on que je recommence ?
Je ne demande désormais
A la création immense
Qu'un peu de silence et de paix !

Pourquoi m'appelez-vous encore ?
J'ai fait ma tâche et mon devoir.
Qui travaillait avant l'aurore,
Peut s'en aller avant le soir.

A vingt ans, deuil et solitude !
Mes yeux, baissés vers le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.

Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu'aujourd'hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s'est enfui !

Vous savez que je désespère,
Que ma force en vain se défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant !

Mon oeuvre n'est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j'ai fini.

L'humble enfant que Dieu m'a ravie
Rien qu'en m'aimant savait m'aider ;
C'était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n'a pas voulu clore
L'oeuvre qu'il me fit commencer,
S'il veut que je travaille encore,
Il n'avait qu'à me la laisser !

Il n'avait qu'à me laisser vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je m'enivre
De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d'une autre sphère,
Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !
Pourquoi m'as-tu pris la lumière
Que j'avais parmi les vivants ?

As-tu donc pensé, fatal maître,
Qu'à force de te contempler,
Je ne voyais plus ce doux être,
Et qu'il pouvait bien s'en aller ?

T'es-tu dit que l'homme, vaine ombre,
Hélas! perd son humanité
A trop voir cette splendeur sombre
Qu'on appelle la vérité ?

Qu'on peut le frapper sans qu'il souffre,
Que son coeur est mort dans l'ennui,
Et qu'à force de voir le gouffre,
Il n'a plus qu'un abîme en lui ?

Qu'il va, stoïque, où tu l'envoies,
Et que désormais, endurci,
N'ayant plus ici-bas de joies,
Il n'a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu'une âme tendre
S'ouvre à toi pour se mieux fermer,
Et que ceux qui veulent comprendre
Finissent par ne plus aimer ?

Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire
Que je préférais, sous les cieux,
L'effrayant rayon de ta gloire
Aux douces lueurs de ses yeux ?

Si j'avais su tes lois moroses,
Et qu'au même esprit enchanté
Tu ne donnes point ces deux choses,
Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles,
Et de chercher, coeur triste et pur,
A te voir au fond des étoiles,
Ô Dieu sombre d'un monde obscur,

J'eusse aimé mieux, loin de ta face,
Suivre, heureux, un étroit chemin,
Et n'être qu'un homme qui passe
Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu'on me laisse !
J'ai fini ! le sort est vainqueur.
Que vient-on rallumer sans cesse
Dans l'ombre qui m'emplit le coeur ?

Vous qui me parlez, vous me dites
Qu'il faut, rappelant ma raison,
Guider les foules décrépites
Vers les lueurs de l'horizon ;

Qu'à l'heure où les peuples se lèvent
Tout penseur suit un but profond ;
Qu'il se doit à tous ceux qui rêvent,
Qu'il se doit à tous ceux qui vont !

Qu'une âme, qu'un feu pur anime,
Doit hâter, avec sa clarté,
L'épanouissement sublime
De la future humanité ;

Qu'il faut prendre part, coeurs fidèles,
Sans redouter les océans,
Aux fêtes des choses nouvelles,
Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue,
Et vous m'abordez mécontents,
Comme par le bras on secoue
Un homme qui dort trop longtemps.

Mais songez à ce que vous faites !
Hélas! cet ange au front si beau,
Quand vous m'appelez à vos fêtes,
Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
«Est-ce que mon père m'oublie
Et n'est plus là, que j'ai si froid ?»

Quoi! lorsqu'à peine je résiste
Aux choses dont je me souviens,
Quand je suis brisé, las et triste,
Quand je l'entends qui me dit : «Viens !»

Quoi! vous voulez que je souhaite,
Moi, plié par un coup soudain,
La rumeur qui suit le poëte,
Le bruit que fait le paladin!

Vous voulez que j'aspire encore
Aux triomphes doux et dorés !
Que j'annonce aux dormeurs l'aurore !
Que je crie : «Allez ! espérez !»

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée...
-- Oh ! l'herbe épaisse où sont les morts !

[23] Après trois ans

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.

Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.

Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.

 

[24] « la poésie, c’est presque tout ce qu’il y a d’intime dans tout » (Hugo, préface des Odes et ballades)

[25] « Car, ô poètes sains, l’art est un son sublime,/ Simple, divers, profond, mystérieux, intime »

[26] ÇAVITRI

Maha-Bharata

Pour sauver son époux, Çavitri fit le vœu
De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières,
Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières :
Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu.

Ni, Curya, tes rais cruels, ni la langueur
Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes
Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes,
La pensée et la chair de la femme au grand cœur.

— Que nous cerne l’Oubli, noir et morne assassin,
Ou que l’Envie aux traits amers nous ait pour cibles.
Ainsi que Çavitri faisons-nous impassibles,
Mais, comme elle, dans l’âme ayons un haut dessein.

 

[27] Cf p.179-180 de votre édition

[28] Idem, p.181

[29]  Extrait de « La Vision de Brahma »

Tandis qu’enveloppé des ténèbres premières,
Brahma cherchait en soi l’origine et la fin,
La Mâyâ le couvrit de son réseau divin,
Et son cœur sombre et froid se fondit en lumières.

Aux pics du Kaîlaça, d’où l’eau vive et le miel
Filtrent des verts figuiers et des rouges érables,
D’où le saint Fleuve verse en courbes immuables
Ses cascades de neige à travers l’arc-en-ciel ;

Parmi les coqs guerriers, les paons aux belles queues,
L’essaim des Apsaras qui bondissaient en chœur,
Et le vol des Esprits bercés dans leur langueur,
Et les riches oiseaux lissant leurs plumes bleues ;

Sur sa couche semblable à l’écume du lait,
Il vit Celui que nul n’a vu, l’Âme des âmes,
Tel qu’un frais nymphéa dans une mer de flammes
D’où l’Être en millions de formes ruisselait :

Hâri, le réservoir des inertes délices,
Dont le beau corps nageait dans un rayonnement,
Qui méditait le monde, et croisait mollement
Comme deux palmiers d’or ses vénérables cuisses.

De son parasol rose, en guirlandes, flottaient
Des perles et des fleurs parmi ses tresses brunes,
Et deux cygnes, brillants comme deux pleines lunes,
Respectueusement de l’aile l’éventaient.

Sur sa lèvre écarlate, ainsi que des abeilles,
Bourdonnaient les Védas, ivres de son amour ;
Sa gloire ornait son col et flamboyait autour ;
Des blocs de diamant pendaient à ses oreilles.

À ses reins verdoyaient des forêts de bambous ;
Des lacs étincelaient dans ses paumes fécondes ;
Son souffle égal et pur faisait rouler les mondes
Qui jaillissaient de lui pour s’y replonger tous.

Un Açvatha touffu l’abritait de ses palmes ;
Et, dans la bienheureuse et sainte Inaction,
Il se réjouissait de sa perfection,
Immobile, les yeux resplendissants, mais calmes.

Oh ! qu’il était aimable à voir, l’Être parfait,
Le Dieu jeune, embelli d’inexprimables charmes,
Celui qui ne connaît les désirs ni les larmes,
Par qui l’Insatiable est enfin satisfait !

 

 

[30] Verlaine, Poèmes saturniens PROLOGUE (extrait)

Dans ces temps fabuleux, les limbes de l’histoire,
Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,
Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,
Et, par l’intensité de leur vertu, troublant
Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,
Augustes, s’élevaient jusqu’au néant suprême,
Ah ! la terre et la mer et le ciel, purs encor
Et jeunes, qu’arrosait une lumière d’or
Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures
De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,
Et retenant le vol obstiné des essaims,
Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints,
Ce pendant que le ciel et la mer et la terre
Voyaient — rouges et las de leur travail austère —
S’incliner, pénitents fauves et timorés,
Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés !

Une connexité grandiosement calme
Liait le Kchatrya serein au Chanteur calme,
Valmiki l’excellent à l’excellent Rama :
Telles sur un étang deux touffes de padma.

— Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,
De Sparte la sévère à la rieuse Attique,
Les Aèdes, Orpheus, Akaïos, étaient
Encore des héros altiers et combattaient,
Homéros, s’il n’a pas, lui, manié le glaive,
Fait retentir, clameur immense qui s’élève,
Vos échos, jamais las, vastes postérités,
D’Hektôr, et d’Odysseus, et d’Akhilleus chantés.
Les héros à leur tour, après les luttes vastes,
Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,
Et non moins que de l’art d’Arès furent épris
De l’Art dont une Palme immortelle est le prix,
Akhilleus entre tous ! Et le Laëtiade
Dompta, parole d’or qui charme et persuade,
Les esprits et les cœurs et les âmes toujours,
Ainsi qu’Orpheus domptait les tigres et les ours.

— Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères
Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,
Est-ce que le Trouvère héroïque n’eut pas
Comme le Preux sa part auguste des combats ?
Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,
Et son neveu Roland resté dans la montagne,

Et le bon Olivier et Turpin au grand cœur,
En beaux couplets et sur un rythme âpre et vainqueur,
Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,
Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles,
Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux,
De Roland et de ceux qui virent Roncevaux
Et furent de l’énorme et suprême tuerie,
Du temps de l’Empereur à la barbe fleurie ?

— Aujourd’hui l’Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé,
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force.
La Force qu’autrefois le Poète tenait
En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,
La force, maintenant, la Force, c’est la Bête
Féroce bondissante et folle et toujours prête
À tout carnage, à tout dévastement, à tout
Égorgement d’un bout du monde à l’autre bout !
L’Action qu’autrefois réglait le chant des lyres,
Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires
Fuligineux d’un siècle en ébullition,
L’Action à présent, — ô pitié ! — l’Action,
C’est l’ouragan, c’est la tempête, c’est la houle
Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule
Et déroule parmi des bruits sourds l’effroi vert
Et rouge des éclairs sur le ciel entr’ouvert !


— Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes
De la vie et du choc désordonné des armes
Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs
Ineffables, voici le groupe des Chanteurs
Vêtus de blanc, et des lueurs d’apothéoses
Empourprent la fierté sereine de leurs poses :
Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,
Et sur leur front le rêve inachevé des Dieux,
Le monde que troublait leur parole profonde,
Les exile. À leur tour ils exilent le monde !
C’est qu’ils ont à la fin compris qu’ils ne faut plus
Mêler leur note pure aux cris irrésolus
Que va poussant la foule obscène et violente,
Et que l’isolement sied à leur marche lente.
Le Poète, l’amour du Beau, voilà sa foi,
L’Azur, son étendard, et l’Idéal, sa loi !
Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,
Où le rayonnement des choses éternelles
A mis des visions qu’il suit avidement,
Ne sauraient s’abaisser une heure seulement
Sur le honteux conflit des besognes vulgaires,
Et sur vos vanités plates ; et si naguères
On le vit au milieu des hommes, épousant
Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant
Aux guerres, célébrant l’orgueil des Républiques
Et l’éclat militaire et les splendeurs auliques.
Sur la kitare, sur la harpe et sur le luth,
S’il honorait parfois le présent d’un salut

Et daignait consentir à ce rôle de prêtre
D’aimer et de bénir, et s’il voulait bien être
La voix qui rit ou pleure alors qu’on pleure ou rit,
S’il inclinait vers l’âme humaine son esprit,
C’est qu’il se méprenait alors sur l’âme humaine.

— Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène.

 

[31] Cf poème de Verlaine dédié à Marcelin Desbordes-Valmore » dans votre édition, p.158-160

[32] Ô champs paternels hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles !
 
Ô frais pâturage où de limpides eaux
Font bondir la chèvre et chanter les roseaux !
 
Ô terre natale ! à votre nom que j’aime,
Mon âme s’en va toute hors d’elle-même ;
 
Mon âme se prend à chanter sans effort ;
À pleurer aussi, tant mon amour est fort !
 
J’ai vécu d’aimer, j’ai donc vécu de larmes ;
Et voilà pourquoi mes pleurs eurent leurs charmes ;
 
Voilà, mon pays, n’en ayant pu mourir,
Pourquoi j’aime encore au risque de souffrir ;
 
Voilà, mon berceau, ma colline enchantée
Dont j’ai tant foulé la robe veloutée,
 
Pourquoi je m’envole à vos bleus horizons,
Rasant les flots d’or des pliantes moissons.
 
La vache mugit sur votre pente douce,
Tant elle a d’herbage et d’odorante mousse,
 
Et comme au repos appelant le passant,
Le suit d’un regard humide et caressant.
 
Jamais les bergers pour leurs brebis errantes
N’ont trouvé tant d’eau qu’à vos sources courantes.
 
J’y rampai débile en mes plus jeunes mois,
Et je devins rose au souffle de vos bois.
 
Les bruns laboureurs m’asseyaient dans la plaine
Où les blés nouveaux nourrissaient mon haleine.
 
Albertine aussi, sœur des blancs papillons,
Poursuivait les fleurs dans les mêmes sillons ;
 
Car la liberté toute riante et mûre
Est là, comme aux cieux, sans glaive, sans armure,
 
Sans peur, sans audace et sans austérité,
Disant : « Aimez-moi, je suis la liberté !
 
« Je suis le pardon qui dissout la colère,
Et je donne à l’homme une voix juste et claire.
 
« Je suis le grand souffle exhalé sur la croix
Où j’ai dit : « Mon père ! on m’immole, et je crois ! »
 
« Le bourreau m’étreint : je l’aime ! et l’aime encore,
Car il est mon frère, ô père que j’adore !
 
« Mon frère aveuglé qui s’est jeté sur moi,
Et que mon amour ramènera vers toi ! »
 
Ô patrie absente ! ô fécondes campagnes,
Où vinrent s’asseoir les ferventes Espagnes !
 
Antiques noyers, vrais maîtres de ces lieux,
Qui versez tant d’ombre où dorment nos aïeux !
 
Échos tout vibrants de la voix de mon père
Qui chantaient pour tous : « Espère ! espère ! espère ! »
 
Ce chant apporté par des soldats pieux
Ardents à planter tant de croix sous nos cieux,
 
Tant de hauts clochers remplis d’airain sonore
Dont les carillons les rappellent encore :
 
Je vous enverrai ma vive et blonde enfant
Qui rit quand elle a ses longs cheveux au vent.
 
Parmi les enfants nés à votre mamelle,
Vous n’en avez pas qui soit si charmant qu’elle !
 
Un vieillard a dit en regardant ses yeux :
« Il faut que sa mère ait vu ce rêve aux cieux ! »
 
En la soulevant par ses blanches aisselles
J’ai cru bien souvent que j’y sentais des ailes !
 
Ce fruit de mon âme, à cultiver si doux,
S’il faut le céder, ce ne sera qu’à vous !
 
Du lait qui vous vient d’une source divine
Gonflez le cœur pur de cette frêle ondine.
 
Le lait jaillissant d’un sol vierge et fleuri
Lui paiera le mien qui fut triste et tari.
 
Pour voiler son front qu’une flamme environne
Ouvrez vos bluets en signe de couronne :
 
Des pieds si petits n’écrasent pas les fleurs,
Et son innocence a toutes leurs couleurs.
 
Un soir, près de l’eau, des femmes l’ont bénie,
Et mon cœur profond soupira d’harmonie.
 
Dans ce cœur penché vers son jeune avenir
Votre nom tinta, prophète souvenir,
 
Et j’ai répondu de ma voix toute pleine
Au souffle embaumé de votre errante haleine.
 
Vers vos nids chanteurs laissez-la donc aller :
L’enfant sait déjà qu’ils naissent pour voler.
 
Déjà son esprit, prenant goût au silence,
Monte où sans appui l’alouette s’élance,
 
Et s’isole et nage au fond du lac d’azur
Et puis redescend le gosier plein d’air pur.
 
Que de l’oiseau gris l’hymne haute et pieuse
Rende à tout jamais son âme harmonieuse ;
 
Que vos ruisseaux clairs, dont les bruits m’ont parlé,
Humectent sa voix d’un long rythme perlé !
 
Avant de gagner sa couche de fougère,
Laissez-la courir, curieuse et légère,
 
Au bois où la lune épanche ses lueurs
Dans l’arbre qui tremble inondé de ses pleurs,
 
Afin qu’en dormant sous vos images vertes
Ses grâces d’enfant en soient toutes couvertes.
 
Des rideaux mouvants la chaste profondeur
Maintiendra l’air pur alentour de son cœur,
 
Et, s’il n’est plus là, pour jouer avec elle,
De jeune Albertine à sa trace fidèle,
 
Vis-à-vis les fleurs qu’un rien fait tressaillir
Elle ira danser, sans jamais les cueillir,
 
Croyant que les fleurs ont aussi leurs familles
Et savent pleurer comme les jeunes filles.
 
Sans piquer son front, vos abeilles là-bas
L’instruiront, rêveuse, à mesurer ses pas ;
 
Car l’insecte armé d’une sourde cymbale
Donne à la pensée une césure égale.
 
Ainsi s’en ira, calme et libre et content,
Ce filet d’eau vive au bonheur qui l’attend ;
 
Et d’un chêne creux la Madone oubliée
La regardera dans l’herbe agenouillée.
 
Quand je la berçais, doux poids de mes genoux,
Mon chant, mes baisers, tout lui parlait de vous ;
 
Ô champs paternels, hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles.
 
Que ma fille monte à vos flancs ronds et verts,
Et soy
ez béni, doux point de l’Univers !

[33] Cf votre édition p.194-195

[34] J’ai presque peur, en vérité,
Tant je sens ma vie enlacée
À la radieuse pensée
Qui m’a pris l’âme l’autre été,

Tant votre image, à jamais chère,
Habite en ce cœur tout à vous,
Mon cœur uniquement jaloux
De vous aimer et de vous plaire ;

Et je tremble, pardonnez-moi
D’aussi franchement vous le dire,
À penser qu’un mot, un sourire
De vous est désormais ma loi,

Et qu’il vous suffirait d’un geste,
D’une parole ou d’un clin d’œil,
Pour mettre tout mon être en deuil
De son illusion céleste.

Mais plutôt je ne veux vous voir,
L’avenir dut-il m’être sombre
Et fécond en peines sans nombre,
Qu’à travers un immense espoir,

Plongé dans ce bonheur suprême
De me dire encore et toujours,
En dépit des mornes retours,
Que je vous aime, que je t’aime !

 

[35] Une Sainte en son auréole,
Une Châtelaine en sa tour,
Tout ce que contient la parole
Humaine de grâce et d’amour ;

La note d’or que fait entendre
Un cor dans le lointain des bois,
Mariée à la fierté tendre
Des nobles Dames d’autrefois !

Avec cela le charme insigne
D’un frais sourire triomphant
Éclos dans des candeurs de cygne
Et des rougeurs de femme-enfant ;

Des aspects nacrés, blancs et roses,
Un doux accord patricien.
Je vois, j’entends toutes ces choses
Dans son nom Carlovingien.