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erlaine : Romances sans paroles, (2),: anatomie d’un titre

Verlaine : Romances sans paroles,  (2),: anatomie d’un titre

 

 

            Artiste du langage « sculptant avec le ciseau des Pensées/ Le bloc vierge du Beau », Verlaine, qui déclarait « ciseler les mots comme des coupes « dans l’ »Epilogue » III de ses Poèmes saturniens, trouve, dans le travail du verbe, le principe même de son activité poétique. Cependant, en composant ses Romances sans paroles, il semble se dessaisir de ce qui constitue son identité de poètes : le titre du recueil, redoublé par celui de la 1ère section, « Ariettes oubliées » signifie-t-il que ces « romances sans paroles » seront muettes et inconsistantes, privées de la substance verbale qui doit pourtant donner corps au Poème ou que la double articulation fondatrice du langage verbal s’y abolira dans un pur signifiant sonore, puis visuel, conformément à la double référence musicale et picturale des titres démarqués l’un des Lieder ohne Worte de Mendelssohn, les autres du genre pictural du « paysage » (Paysages belges) ou de la technique de l’ »aquarelle » ? En fait, et malgré la référence explicite du titre du recueil de Verlaine à la traduction française de ces pièces pour piano seul où Mendelssohn cherchait, en se privant de la voix, pourtant indissociable du lied, à exprimer l’expressivité propre de son instrument, malgré la prégnance de la musique dans « l’Art poétique » de Verlaine et malgré la promesse d’un « recueil très musical » (Lettre à Lepelletier du 16-05-1873) qu’il renommera « flûte et cor » dans Les Poètes maudits, malgré enfin l’intérêt porté par les compositeurs à la poésie de Verlaine[1], il s’agit moins de se priver des mots, essentielle matière première de la poésie, que d’éprouver la dimension sonore du langage et d’accorder à l’étoffe même des mots une puissance de suggestion outrepassant leur habituelle capacité à produire un sens construit. Le choix même du modèle de la « romance » et de l’ »ariette » le dit qui maintient, en même temps que le primat accordé à des genres mineurs,  historiquement dévalués, la tension entre la musique et le chant, la voix, le mot. entre e guider la création poétique vers l’harmonie musicale

            En effet, le sens originel du terme « romance », que Verlaine a déjà lui-même démarqué dans un poème des Fêtes galantes, « A Clymène »[2], et qu’il emploie au singulier d’abord, en mai 1872, pour désigner ce qui deviendra la 1ère des « Ariettes oubliées », puis au pluriel, en décembre de la même année, pour titre de la future 1ère section de son recueil avant d’intituler Romances sans paroles l’ensemble de ce recueil, le situe entre texte et mélodie. Au XVIIIème siècle, où elle est très à la mode, la romance désigne aussi bien une pièce poétique simple, sur un sujet sentimental et attendrissant, que la musique sur laquelle cette poésie est chantée. En effet si la romance désigne d’abord, selon le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle publié par Pierre Larousse en 1875, « un récit en vers d’une histoire simple et naïve , destinée à être chantée », le mot prend aussi le sens moderne de « chanson sur un sujet tendre et touchant » et désigne, selon le Dictionnaire de la langue française d’Emile Littré, « toute pièce de vers moderne, en couplets, roulant sur un sujet tendre et même plaintif, et mise en musique » : « la timide romance exhale mollement/ Une plainte sans art, fille du sentiment » (Nivelle de la Chaussée ). Enfin la traduction, par  « romances sans paroles », du titre des 48 Lieder ohne Worte , que le compositeur allemand Mendelssohn avait écrits entre 1829 et 1845, et qui étaient si connus qu’ils en étaient devenus des exercices d’entraînement pianistique, ajoute à l’idée de naïveté et de sentiment la lexicalisation de l’expression « romance sans paroles » pour désigner « un morceau de piano ou de quelque instrument, assez court et présentant un motif gracieux et chantant ».

            Or, mélomane, Verlaine, dont la belle-mère jouait du piano, qui était un ami d’Emmanuel Chabrier[3], dont le beau-frère, Charles de Sivry[4], compositeur, lui avait présenté sa demi-sœur Mathilde un jour qu’il préparait avec lui un opéra-bouffe, et qui déguisera son titre en Flûtes et cors dans Les Poètes maudits, remotive tous ces sens pour cultiver le paradoxe d’une parole qui ne serait présente qu’absente, ce qui se comprend d’un morceau de musique, mais moins d’un recueil de poèmes, sans musique au sens propre du terme. Ernest Prarond avait du reste intitulé en 1855 un recueil de poèmes Paroles sans musique. En 1866, Henri Casalis avait groupé ses poèmes en prose de Vita tristis sous le titre « Romances sans musique sur le mode mineur » et Albert Mérat, ami de Verlaine, avait, la même année, intitulé « Paroles sans musique » un poème de ses Chimères. Enfin, dans Le Carnaval de Venise, opéra comique d’Ambroise Thomas, créé à l’Opéra Comique en 1857, un personnage chante le concerto de violon sous le titre d’Ariette sans paroles, expression qui désigne les vocalises du chanteur. Comment comprendre ce titre, apposé dans le poème des Fêtes galantes « A Clymène » à l’expression « mystiques barcaroles », « chanson des gondoliers vénitiens » dont la langue devient pure coloration sonore, perles sonores, phonèmes, pur signifiant sensible articulé par la voix, sans que l’auditeur dont l’italien n’est pas la langue maternelle accède au signifié, Verlaine ayant pensé pour son titre à « galimatias double » : « Mystiques barcarolles/ Romances sans paroles » ?

            Si le 1er sens de la « parole » est d’inscrire dans l’espace-temps de la situation de communication, le discours d’un locuteur sujet adressant à un interlocuteur précis et identifiable un message codé dans le jeu réglé d’un système de signes articulant un signifié à un signifiant arbitraire pour exprimer et communiquer des sensations, des émotions, des sentiments, des pensées dicibles dans un logos compréhensible, le 1er sens que l’on peut conférer à la formule privative « romances sans paroles » est celle d’une exclusion de la parole, dans l’intention de faire taire le sens des mots pour laisser davantage entendre leurs sonorités. Ayant pour ambition de ne pas laisser la parole exercer sa fonction ordinaire, de contrarier la situation de parole en effaçant, avec les contours du sujet comme de l’adresse lyriques, le sens clair au profit d’une impression diffuse et confuse, née de la déconstruction de la fonction référentielle comme de la double articulation du langage, la parole poétique, au sens menacé et comme perdu, gagnerait en finesse de communication suggestive ce qu’elle perd en précision classique. Dans l’usage qu’il fait des signes linguistiques, Verlaine s’exclurait de l’espace de la parole comme faculté de communiquer de la pensée par un système de sons articulés pour privilégier le signifiant au détriment du signifié. Il ferait résonner les mots +tôt que de nous faire raisonner. Il mettrait de côté la double articulation du langage pour se rapprocher de cet autre langage qui ignore la double articulation : la musique. De fait, la parole voit sa place contestée par le primat accordé à la part vocale, instrumentale, de la romance, à la mélodie du vers donc, sur le sens (I). Pourtant l’image d’un Verlaine musical mérite d’être nuancée : c’est + un jeu entre la parole et la musique qui se met en place, car la musique des vers n’exclut pas la prise de parole. Si cette parole, revient en force, c’est donc sous une apparence discrète (II), pour conférer aux poèmes, par-delà leur puissance évocatoire, une signification singulière : donner accès au monde et à l’être en faisant entendre un chant du monde et de l’âme, dans une volonté affichée de réformer la parole.

 

            I- « De la musique avant toute chose »

            A- La musique : un thème récurrent dans la poésie de Verlaine

            Dans Rsp, les références à la musique sont nombreuses, à commencer par le titre de la 1ère section du recueil : « Ariettes oubliées ». Petite aria, terme désignant à l’origine toute mélodie expressive, souvent chantée, quoique pas toujours, et qui renvoie au charme hypnotique des aria da capo lancinantes et envoûtantes des opéras, l’ « ariette » verlainienne trouve son inspiration dans ce distique de Favart, emprunté au vaudeville Ninette à la Cour, que, de l’aveu même du poète, Rimbaud fit découvrir à Verlaine, et dont l’antinomie du son et du sens mime si bien l’effet de sourdine né du suspens du sens dans le souffle d’une poésie tentée par le silence : « le vent dans la plaine/ Suspend son haleine »[5]. « Oubliées » par l’effacement lié aux insuffisances de la mémoire, les « ariettes » verlainiennes ont subi l’usure du temps, qui les place sous le signe d’une parole qui s’absente, dans la nostalgie d’un passé défunt. « Son joyeux, importun d’un clavecin sonore »[6], l’épigraphe de l’Ariette oubliée V dissone avec le morceau de « piano », qui fait « rôde[r] » discrètement un « air bien vieux, bien faible et bien charmant », tétramètre rappelant au lecteur le sonnet « Fantaisie » de Gérard de Nerval[7] et qui réveille, par le «doux chant badin » de son « fin refrain incertain », les souvenirs archaïques du « berceau », méprise entre berceuse, bercement et tombeau. Si, sous l’influence de Rimbaud, qui dit s’intéresser, dans Alchimie du Verbe, aux formes archaïques et populaires de l’art (« enluminures populaires, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythme naïfs »), Verlaine évoque les rythmes anciens et populaires : « dansons la gigue » (« Streets »), danse ancienne au mouvement vif et gai, sur un rythme à deux temps ; son des « hautbois », des « pistons » et « son joyeux des tambours » dans « Bruxelles. Chevaux de bois » ; chansons populaires appartenant au patrimoine commun dans l’Ariette oubliée VI, on retrouve cette dualité dans le balancement de « l’escarpolette » de l’Ariette oubliée II. Celle-ci évoque d’emblée la voix, mais sous la forme d’un « murmure » où n’apparaissent pas des mots, des phrases, mais l’écho deviné des « voix anciennes » au « contour subtil », Verlaine usant d’impressions sysnesthésiques pour associer au dessin la couleur et le son, tous vagues : « dans les lueurs musiciennes ». Le sentiment se colore alors de tons pastel, en écho à la trace de voix estompées dans le lointain du temps. « L’ariette, hélas, de toutes lyres, » tremblote au sein de ce curieux œil double que forment l’âme et le cœur «en délires » et dont la vue est rendue trouble par la vue d’un jour lui-même incertain. Ce ne sont donc pas des paroles, mais des voix qui s’animent dans le va-et-vient entre le présent et le passé, voix qui chantent pour l’âme et le cœur une « ariette de toutes les lyres », ariette tellement commune qu’elle n’en a + aucune originalité, marquant ainsi l’échec d’une poésie comparable à la dégradation de la voix de la « Child Wife », qui de « chant » dans la Bonne Chanson, serait devenue « aigres cris poitrinaires », avant de régresser au cri animal de l’agneau qui « bêle ». Fondue dans le « frêle et frais murmure » du « chœur des petites voix » des « birds in the night », de la nature en émoi, la « plainte dont s’exhale « l’humble antienne [8]» du poète de la 1ère ariette oubliée se rapproche de « l’oiseau faible » qui chante dans « Simples fresque I », des « tourterelles » qui se plaignent et du rossignol au chant mélancolique de l’Ariette IX. Dans la cascade d’éléments, réunis dans la 1ère ariette oubliée sous la désignation à la fois précise (ce sont des présentatifs, des démonstratifs) et imprécise (leur contenu reste vague), et qui produisent une confusion entre l’état physique et le climat psychique (les substantifs « extase » et « fatigue » trouvent un écho croisé dans les qualificatifs « langoureuse », « amoureuse »), l’identité hésitante du je et du tu se perd dans la pluralité de voix impersonnelles : le « chœur des petites voix » entonne une « humble antienne » qui s’amenuise, s’exténue, ne peut aboutir qu’à un question et à l’incertitude d’une atmosphère faite de « plainte » discrète sur fond de « tiède soir ». Tout répond à un effet de suspension ménagé par l’épigraphe. La poésie qui se dessine semble laisser le lecteur/ auditeur  mettre en place, avec sa sensibilité et son imagination, un lieu qui corresponde aux impressions que la petite musique du texte suscite en lui. « Cela gazouille et susurre » : les verbes ont une résonance onomatopéique et l’être verlainien, dans une position de passivité et d’attente immobile, de « quiétisme du sentir en présence des choses et de leur activité énonciatrice », attend la grâce de la sensation. Les odeurs sont évanescentes, les paysages sont fantomatiques, les sons sont pénétrés de silence : c’est le règne du discret, du « un peu », des sensations comme débarrassées, libérées de toute référence au monde réel, pour vivre une existence autonome, quoique précaire, au bord de la disparition.

           

            B- La métrique

            « De la musique avant toute chose/ Et pour cela préfère l’impair/ Sans rien en lui qui pèse ni qui pose », proclame Verlaine dans son « Art poétique »[9], où il prétend prendre l’éloquence et lui tordre le cou, préférant à l’expression adéquate « la méprise » et raillant la rime, « ce bijou d’un sou ».  De fait, on peut relier les options de Verlaine en matière de métrique au choix de la méprise.

           

            1- « De la musique avant toute chose/ Et  pour cela préfère l’impair,/ + vague et + soluble dans l’air/ Sans rien en lui qui pèse ni qui pose ».

            D’abord le vers impair, + représenté, dans ce recueil que dans les recueils précédents, ouvre le recueil par deux poèmes en vers de 7 et 9 syllabes. Sur 9 « ariettes », 4 sont en vers impairs et la IXème combine des heptasyllabes avec des alexandrins : heptasyllabes dans la 1ère ariette oubliée, vers de 9 syllabes dans la 2ème, hendécasyllabes de l’ariette oubliée IV, pentasyllabes de l’ariette VIII.  3 poèmes, de 7, 5 et 9 syllabes sont encadrés par 3 autres poèmes en vers pairs (vers très courts de 4 syllabes dans « Walcourt » et « Charleroi », quintils d’octosyllabes pour « Malines ») dans la section Paysages belges . Après le décasyllabe de Birds in the Night, seul A Poor Young Shepherd est en vers de 5 syllabes dans Aquarelles. Or, avec le rejet, le choix du vers impair est celui du boiteux, de l’impropriété, de l’incantation qui invite à la fois à la jouissance d’une indétermination et à la délectation d’une extrême acuité sensible. Alors que dans la poétique classique, le vers était rationnellement assujetti à la rationalité syntaxique, la cadence du vers régulier étant censée coïncider avec l’organisation logique de la phrase, reflet de la pensée, Verlaine brise le rythme du vers pour introduire de l’imperfection dans « les bataillons d’alexandrins cadensés ». Ainsi les hendécasyllabes de l’Ariette oubliée IV sont-ils césurés 5/6 pour introduire, dans un poème de la fugue et de l’exil, un déhanchement qui culmine lorsque la césure accentue le mot « loin », à rebours de toute logique du sens : « Ô que nous mélions/, âmes sœurs que nous sommes,// A nos vœux confus/ la douceur puérile// De cheminer loin/ des femmes et des hommes,// Dans ce frais oubli/ de ce qui nous exile ». Perturbée, presque perdue, la signification gagne pourtant en suggestion : le vers signifie davantage, par cette mise en vedette, grâce à l’accent de la césure, du motif, essentiel, de l’éloignement. En rompant avec les habitudes, Verlaine nous contraint à voir d’un regard neuf ce que l’usage ordinaire des mots a fini par éroder. La parole, quoique destituée en apparence, y gagne en signifiance. Le rythme fait sens, mais un sens qui se donne de façon détournée, discrète, en sourdine, comme « à peine », « presque ». C’est l’impropriété des mots que Verlaine s’approprie pour en faire un usage individuel que ne sauraient fixer le dictionnaire, la grammaire, l’art poétique.

           

            2-Tu feras bien, en train d'énergie,/ De rendre un peu la Rime assagie./Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?/ O qui dira les torts de la Rime ?/ Quel enfant sourd ou quel nègre fou/ Nous a forgé ce bijou d'un sou/ Qui sonne creux et faux sous la lime ? »

            Un autre procédé pour réformer la parole poétique consiste à malmener les rimes pour dire les torts de ce « bijou d’un sou ». Dans Birds in the Night et dans « Bruxelles. Chevaux de bois », Verlaine regroupe toutes les rimes féminines et toutes les rimes masculines strophe par strophe. Dans la 1ère ariette, les rimes féminines l’emportent, créant une impression de murmure et de rêve, de choses chuchotées. Certains poèmes sont même entièrement en rimes féminines, notamment dans les Ariettes oubliées qui se veulent la section la + musicale du recueil : l’ariette II, où l’âme et le cœur sont « en délires » ; l’ ariette IV, où l’épigraphe est attribué à un auteur inconnu, alors qu’il s’agit d’un vers de « Lassitude »[10], qui insiste sur la « douceur » verlainienne ; la noyade de l’Ariette oubliée IX ; le paysage tragique de l’Ariette VIII, qui repose toute sur l’alternance de sonorités en « i » et en « e », avec une discordance voulue au 5ème quatrain : »Corneille poussive,/ Et vous, les loups maigres,/ Par ces bises aigres/ Quoi donc vous arrive ? », avant le retour lancinant du 1er quatrain. « Simples fresques I » des Paysages belges est aussi tout en rimes féminines pour décrire un paysage évanescent, alors que deux poèmes sont au contraire construits uniquement sur des rimes masculines : « Simples fresques II », qui met en scène un abri trop idyllique pour nicher des amours d’un Verlaine se voyant, humoristiquement, en « noble vieillard » à la « Royer Collard », homme politique mort en 1845, symbole du notable conservateur[11] ; « Child Wife » solde, dans Aquarelles, les mécomptes avec Mathilde à travers des mots blessants et des rimes masculines qui semblent lui dénier les qualités du rêve et de la langueur. Enfin, alors que les quatrains de l’Ariette oubliée III proposent une rime triple, qui laisse en suspens la finale du 2ème vers, la chanson populaire que semble être l’Ariette VI multiple les entorses virtuoses aux règles de la versification traditionnelle lorsque Verlaine fait rimer les finales féminine (l’homme, Jean de Nivelle, Angélique, obscure) avec des finales masculines qui peuvent désigner une femme : « mère Michel, mur, public ». Ce jeu androgyne culmine dans le renoncement à la rime dans le dernier quatrain, où le poète « jamais las » n’attrape + la rime, comme la mère Michel a perdu son chat. Verlaine, « petit poète », se confond alors avec « François les bas bleus », personnage connu d’un conte de Nodier, dont les « bas bleus » peuvent aussi renvoyer au sentimentalisme des femmes écrivains du moment. La contestation de la forme poétique va alors de pair avec le flou sur l’identité.

           

            3- D'autres effets de refrain, rapprochant ces poèmes de chansons populaires, sont présents dans « Chevaux de bois » avec un système fort de répétitions dans le premier quatrain : 2 fois au premier vers, qui lance le refrain, mais aussi le manège de chevaux de bois, puis 3 autres fois en anaphores dans les autres vers. Le « tournez, tournez » du premier vers est repris subtilement au début du quatrain deux. Or nous avons vu ce que ce refrain peut avoir de subversif au regard non seulement de la norme sociale du divertissement bourgeois , mais aussi au égard au tournoi démarqué dans la ballade hugolienne ainsi parodiée : « c’est ravissant comme ça vous soûle/ D’aller ainsi dans ce cirque bête !/ Bien dans le ventre et mal dans la tête/ Du mal en masse et du bien en foule ».  Le troisième poème qui évoque une chanson par ce procédé  du refrain est, presque à la fin du recueil, « A poor young Shepherd », avec la reprise entière du premier quatrain dans le dernier quatrain, ce qui encadre l'ensemble de ce poème très fbrtement construit, mais jamais mécaniquement : reprise, aux premier et dernier quatrains, du premier vers au quatrième vers, il en ira de même dans les trois autres quatrains, mais avec des variations : « Pourtant j'aime Kate » devenant « Oh ! Que j'aime Kate ! », « C'est Saint-Valentin •• « Que Saint-Valentin ! », « Elle m'est promise » « Près d'une promise ! », ces derniers vers étant eux-mêmes liés par le tour exclamatif. C'est cette construction très précise et subtile fondée sur les répétitions qui permet de donner une impression de chanson populaire, sans que le procédé mène à la rengaine trop facile : derrière la chanson, c'est bien un poème, derrière la facilité, un travail d'orfèvre, ici en partie destiné à détourner le motif de l’offrande de la poésie amoureuse pour la Sant-Valentin. Ces constructions très élaborées sont nombreuses dans RSP: l’ariette oubliée VIII, composée de 6 quatrains aux vers de 5 syllabes, présente la répétition de deux quatrains (le dernier quatrain est identique au premier, encadrant le reste du poème, le quatrième quatrain reprend le deuxième), ce qui contribue à suggérer une atmosphère maladive, placée sous le signe de la négativité, ainsi que l’indiquent le préfixe « in » : « interminable », « incertaine », ainsi que la comparaison unissant la neige et le sable, et qui « donne à voir une réalité stérile, à la fois mouvante et figée » (Arnaud Bernadet, note 1 de votre édition, p.101)

 

4- Ces systèmes de répétition par la reprise des mêmes mots, par les allitérations en -œur, en -r, en [k] dominent l'Ariette III, culminant au milieu du poème : « II pleure sans raison/ Dans ce cœur qui s'écœure./ Quoi ! Nulle trahison ?/ Ce deuil est sans raison ». La reprise lancinante des mêmes sonorités rend le désarroi perpétuel d'une âme qu'on ne saurait expliquer par des raisons quelconques, comme le constate l'utilisation d'un point tout simple et non pas d'un point d’exclamation après : « Ce deuil est sans raison. » Ce constat d'une mélancolie sans raison n'en est que plus implacable. L’autre trait de génie de ce poème est l’utilisation du verbe « pleurer » de façon impersonnelle, comme l'est le verbe « pleuvoir ». « II pleure » comme « il pleut » et la souffrance de Verlaine se dissout dans le paysage. Le poète ne sait + ce qu’est la raison de son malaise et cette volonté de brouillage est liée à la suspension du travail d’une raison organisatrice : « c’est bien la pire peine/ De ne savoir pourquoi,/ Sans amour et sans haine,/ Mon sœur a tant de peine ». La répétition obsédante va donc de pair avec la dilution du locuteur et de ses affects dans une « tristesse anonyme », une séduction équivoque de la fadeur qui n’est pas insipidité, mais obsession de la présence absence d’une réalité égarée dans le vague, l’impalpable, parmi les incarnations approximatives du rien que sont le souffle du vent, le silence de la nuit, le pur sentir d’une réalité vide, la disparition du caractère dans la dilution des repères spatiaux, temporels, moraux, la mort à soi-même dans la perte du sentiment de soi, l’épuisement et langueur d’un moi qui se détruit avec le « cœur » qui « s’écoeure ».

            La septième « Ariette », suffisamment éloignée de la troisième pour que l'effet de répétition obsessionnelle joue à l'intérieur de la section oubliées sans être trop évident, reprend la répétition du mot « cœur », croisée avec d'autres mots : cœur, cœur, âme, femme, cœur, âme, possible, possible, exil, exil, âme, cœur. D'autres répétitions de sonorités et aussi du deuxième et quatrième distiques en font un poème extrêmement élaboré, comme la première « Ariette » avec les répétitions anaphoriques de « c'est », de « cela.

            Ces systèmes de répétitions de sonorités donnent l'impression d'une poésie rendant bien les impressions fugitives au point que, prenant au pied de la lettre le second sizain de la première « Ariette » : « Cela gazouille et susurre » . On a pu opposer les « mots-sens » aux « mots-son », penser que les mots n'étaient plus utilisés que pour leurs sonorités et non plus pour leurs sens, que Verlaine écrit une poésie purement musicale sans donner un sens précis: « Romances sans paroles ainsi dénommées pour mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés ».

 

C- La musicalité des Romances sans paroles va donc de pair avec cette « crise de la parole » « errante », et qui résonne comme « hors d’elle-même », à la manière de l’écho.

        Dans la septième ariette, par exemple, le contexte est estompé, «L'intimité ouverte au monde» est livrée sur un mode élégiaque : « Ô triste, triste était mon âme/ A cause, à cause d'une femme/ Je ne me suis pas consolé/ ». Les répétitions en début de vers suggèrent les sanglots et hoquets du poète, les soubresauts d'une âme qui ne cesse de ressasser sa douleur. Dans les distiques qui se répondent en écho, les synecdoques «mon cœur» et «mon âme» désignent moins le sujet que la source même de son chant. La plainte est retenue et le moi passif se met à l'écoute du dialogue intérieur. C'est alors, selon Michel Maulpoix, «la langue même de l'âme» qui parle et qui restitue les «indé­finies nuances de la vie intérieure ».

        Ce lyrisme épuré est plus vibrant encore quand le moi s'efface. Dans l'Ariette III (p. 127), la métonymie «mon cœur» devient «un cœur» puis «ce cœur», l'indé­fini et le démonstratif permettant une mise à distance progressive du moi. Ce dédoublement s'accentue dans l'Ariette IX, où la figure du poète est mise en abyme dans un double miroir : on le devine à travers le « rossignol qui du haut d'une branche » se regarde dans la rivière et craint de s'y noyer, puis c'est un marcheur anonyme qui se substitue à lui : « Combien, ô voyageur, ce paysage blême/ Te mira blême toi-même ».L'effet spéculaire est obtenu par le jeu des pronoms et le réfléchi. C'est la langueur typiquement verlainienne qui saisit l'être et tend à le dissoudre dans sa propre rêverie. Peu à peu, Verlaine tend vers l'expérience de la dépersonnali­sation décrite par Rimbaud dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871, où il notait sa célèbre formule : «Je est un autre ». Dans l'Ariette VIII, par exemple, le processus d'effacement du sujet se traduit par l'emploi du pronom indéfini « on » : « On croi­rait voir vivre et mourir la lune». Verlaine, sous l'influence de Rimbaud, tente « d'arriver à l'inconnu par un dérè­glement de tous les sens » : «Et mon âme et mon cœur en délires/ Ne sont plus qu'une espèce d'œil double/ Où tremblote à travers un jour trouble L'ariette, hélas ! de toutes les lyres ». Le moi, effacé, fuyant, ne transparaît plus qu'à travers un écran ou un voile dans cette deuxième ariette. Rejoignant ceux qu'il a lui-même qualifiés de «poètes maudits », Verlaine se fait «voyant», grâce à cet étrange «œil double». Il exprime ici l'idée d'un lyrisme impersonnel. On peut même interpréter «l'ariette [...] de toutes les lyres» comme l'intuition d'une parole poétique transpersonnelle. Dans un mouvement de glissement progressif, amorcé par la tournure restrictive («ne sont plus» au vers 6), puis consolidé par l'infinitif, le «je» s'efface et ne parle plus que comme absence : « O mourir de cette mort seulette/ Que s'en vont, - cher amour qui t'épeures -/ Balançant jeunes et vieilles heures !/ O mourir de cette escarpolette ! ». La parole poétique conduit le poète vers une expérience limite du néant, où il est comme «mort à soi-même», après avoir été balancé, ballottéentre présent et passé. Cette instabilité intérieure est suggérée par la méta­phore de «l'escarpolette». Le poète a l'impression d'être à la fois présent et absent, là et exilé : «Mon âme dit à mon cœur:/ Sais-je Moi-même que nous veut ce piège/ D'être présents bien qu'exilés, Encore que loin en allés ? ». La question finale, mise en relief par le contre-rejet, a des résonances métaphysiques. Le thème de l'exil est en effet un topos hérité du roman­tisme pour dire l'inadéquation de tout poète à ce monde et son désir de l'habiter par la parole poétique. La poésie des Romances sans paroles illustre donc bien l'exigence de l'œuvre, telle qu'elle a été analysée par Blanchot: «Écrire, c'est briser le lien qui unit la parole à moi-même». C'est aussi faire l'expérience de cette négativité, où l'écrivain, dépouillé de son « moi », devient « le lieu vide où s'annonce l'affirmation impersonnelle» et où l'intime rejoint l'universel.

 

Transition

On retiendra donc que l'être ne peut se manifester dans toute sa vérité que si le moi (support de la parole) s'efface pour céder la place à la musique des mots. Verlaine en fait l'expérience dans son écriture, sans aller jusqu'à «l'impassibilité» des parnassiens ou la «poésie objective » de Rimbaud. Il oscille entre la parole subjective de la confidence et cette parole impersonnelle, très proche de la « disparition élocutoire » du poète, désirée par Mallarmé. Celui-ci fut l'un des rares à bien comprendre la recherche inno­vante de son ami Verlaine et son « effort vers la « Sensation rendue » (lettre de Verlaine à Mallarmé du 22-11-1866).

L’effacement de ce qui relève de la « parole » est cependant loin d’être complet dans la poésie de Verlaine, non seulement parce que le «roman à vivre de deux hommes » ne renonce ni à la narration (Birds in the Night), ni à la psychologie, mais parce que les « paysages » et les « aquarelles » pleines d’impressions de Verlaine n’abolissent toute référence au réel. Il n’y a pas vraiment « d’hésitation entre le son et le sens » parce que le sens disparaît moins qu’il ne s’efface pour laisser subsister son fantôme. La « poésie spectrale » de Verlaine redonne sa valeur étymologique au « rien », qui vient de « rem », accusatif du mot latin signifiant « chose ») : le poème qui fait du rien une chose à dire est la chose par excellence

 

II-Le « je-ne-sais- quoi »et le « presque-rien » : la quête d’une autre parole, évocatoire et incantatoire

            A. Le paysage porte-parole

            1- Verlaine accordait déjà une place importante aux paysages dans la section des « Paysages tristes » des Poèmes saturniens et dans les Fêtes galantes. Dans Romances sans paroles, il conjugue l'art du musicien et celui du peintre pour créer des tableaux sonores. À l'instar de Mallarmé, il cherche à «peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit». Quand le moi est totalement fondu dans le décor, n'étant plus que son âme «vibratoire», le paysage devient son porte-parole. Ainsi, dans l'Ariette VIII, le paysage état d'âme est métonymique de l'ennui du poète, de son désert intérieur et de son inquiétude. Le travail sur les mots et les sonorités opère la fusion entre le dedans et le dehors. Dans le premier quatrain, les assonances relient le paysage aux senti­ments et aux sensations (Ennui/luit; plaine /incertaine). Sans décrire le paysage, le poète obtient ainsi dans tout le poème un effet d'immensité lumineuse, mêlé au tremblé des lointains. Il conjugue acuité visuelle et flou de la représentation (plaine, luit, cuivre/nuées, flottent, buées), selon l’esthétique de la « méprise » : « Il faut aussi que tu n'ailles point/ Choisir tes mots sans quelque méprise :/ Rien de plus cher que la chanson grise/ Où l'Indécis au Précis se joint.// C'est des beaux yeux derrière des voiles,/ C'est le grand jour tremblant de midi,/ C'est, par un ciel d'automne attiédi,/ Le bleu fouillis des claires étoiles !// Car nous voulons la Nuance encor,/ Pas la Couleur, rien que la nuance/ !Oh ! la nuance seule fiance/ Le rêve au rêve et la flûte au cor ! ». Le cri des corneilles, suggéré par leur seule présence, contraste également avec le silence de cette étendue et renvoie à l’univers cauchemardesque de « Effet de nuit » dans Poèmes saturniens[12]. La caractérisation «corneille poussive » et « loups maigres » menace les formes d’extinction : « dans cet univers épuisé et macabre, la question qui marque le retour au dialogue ne déroge pas à la poétique des Ariettes oubliées», conclut A Bernadet (note 5, p.102) . La puissance évocatoire de la parole poétique est à son paroxysme dans ce poème qui se clôt sur un appel angoissé: «Quoi donc vous arrive?» L'adjectif «évocatoire», emprunté au bas latin evocatorius (« qui appelle »), illustre bien ici son sens premier. La méditation de Heidegger sur la poésie permet de mieux saisir la valeur de cet appel : en nommant les choses (la plaine, la neige), le poète les appelle à «venir dans la présence», mais c'est aussi un «appel à aller dans l'absence».

 

            2- La poésie atteint son plus haut degré d'intensité quand le sujet se retire de sa propre parole pour laisser parler l'être des choses. La première ariette donne à voir ce retrait pour qu'advienne cette épiphanie: « C'est l'extase langoureuse,/ C'est la fatigue amoureuse./ C'est tous les frissons des bois». Le présentatif «c'est», repris en anaphore, livre la sensation dans l'instant de son apparition. Ici, le poète cherche à capter l'être dans son surgissement. Le sujet parlant n'est plus que conscience du phénomène. Au-delà de l'extase évoquée, c'est à l’ « ek-stase » que l'on peut penser. Selon Christian Hervé : « le "C' " à la fois n'a pas de réfèrent et ne cesse de renvoyer au "je" comme absent, ce qui réalise littéralement l'EXTASE - la sortie de soi». L'idée est suggérée également par l'autonomie des «petites voix» et par l'image de la plainte de l'âme qui «s'exhale», à la fin du poème. « Ici, tous les contours logiques sont effacés. La strophe se compose d’énumérations, +tôt d’évocations, de sensations qui s’ajoutent les unes aux autres et qui sont reliées par le verbe le + faible qui soit, être. Il n’y a donc entre elles aucune relation de cause ou de conséquence, elles se juxtaposent simplement. Le poète les accueille et les subit sans se poser aucune question, sans réflexion, il n’est + qu’une sensibilité infiniment plastique, capable d‘éprouver les mouvements les + secrets des choses et de son être. Les choses viennent se fondre en lui et la sensibilité ne les distingue + d’elle-même » (Ruth Moser, L’impressionnisme français, peinture, littérature, musique).

 

            3- L'originalité de Verlaine réside dans cette immédiateté de la sensation. En conférant à la sensation la primauté dans la représentation du monde extérieur et aux données immédiates de la conscience le pas sur la raison claire, Verlaine s’est libéré de l’intellectualité de la langue.  Dans «Charleroi», poème qui évoque la traversée en train d'un paysage minier, le sujet parlant n'est plus conscience de quelque chose. Il est juste une sensibilité au contact du réel : « Quoi donc se sent ?/ L'avoine siffle./ Un buisson gifle/ L'œil au passant. » La question est alors moins hébétée qu’instinctive. L'écriture rend la fulgu­rance de cet instant, grâce au vers réduit et au jeu sur la rime riche («siffle/gifle») qui rassemble les sensations dans un même mouvement.

 

             B- Or l’impressionnisme est l’art de traduire le momentané et le fugitif en fixant un moment de la durée et non une tranche d’espace et de volume. « De l’impressionnisme, Verlaine a utilisé d’instinct la +part des procédés : le flou, la coloration des ombres, les effets de claire de lune, la légèreté de la touche, la multiplication d’un objet unique, la notation des séries d’impression » (Monneret, L      ‘impressionnisme et son époque), procédés par lesquels il exprime l’inexprimable et rend la durée intérieure et ce qu’il y a d’unique dans la sensation.[13]

 

1-Le référent pictural abonde dans Rsp

           « Les yeux surtout chez moi furent précoces : je fixais tout, rien ne m’échappait des aspects, j’étais sans cesse en chasse de formes, de couleurs, d’ombres » écrit Verlaine dans Confessions. De fait les titres des sections Paysages belges et Aquarellesrenvoient à un genre et à une technique picturale consistant à délayer à l’eau, jusqu’à la transparence, des couleurs claires De même, dans le titre des poèmes « simples fresques », le mot « fresque » désigne une peinture murale faite à partir de couleurs délayées à l’eau et appliquées sur un fond blanc où la couleur peut donner toute sa clarté.

 

2- Or , non seulement les couleurs de Verlaine sont claires[14] , mais il leur préfère la « nuance » d’impressions qui ont la fragilité d’un reflet dans l’eau: «Comme des nuées/ Flottent gris les chênes/ Des forêts prochaines/ Parmi les buées » (A.o. VIII). Gérard Dessons comprend ce goût verlainien pour l'approximatif, le vague, l'imprécis et l'indécis, comme une manière d'être imparfait : lorsque, qualifiant des lieux ou des ambiances, le poète a recours à des modalisateurs comme « presque », « à peine » qui suggèrent un trouble, lorsqu'il brouille, par une proposition incidente du type « on dirait », « on croirait » la description qu'il nous propose, c'est l'impropriété des mots, quand on les prend tels quels, qu'il met en lumière.

 

3- Peintre de l’éphémère et de l’indéfini, Verlaine  ne veut pas « construire », mais « refuse toute intervention de l’intelligence qui ordonne, et par con séquent fausse et mutile » pour « accueillir naïvement les impressions » et pour « en saisir la fraîcheur spontanée » (Adam, Verlaine, 1953). Le décor fugace des « Paysages belges » procède ainsi d’une juxtaposition d’impressions, retentissement sur le poète de sensations visuelles, sonores, olfactives par quoi le poète cherche à capter l’intensité et la fugacité des choses, de sorte que l’instant soit saisi au + juste, dans une succession de notes brèves, sans verbe. Ainsi le principe de « l’école de plein air, qui consiste à se placer en face de la nature et à noter directement ses impressions », trouve son écho dans la disjonction séquentielle, dans la syntaxe affective de « Walcourt », qui fait « surgir les objets avant toute appréhension intellectuelle ».. De même que les impressionnistes peignent pour l’œil et non pour l’entendement, qui fera à partir du tableau la même synthèse qu’il a faite à partir des données de la nature, Verlaine chercherait un dépouillement, une simplification extrême de la forme, pour communiquer une impression de naïveté, de sensations immédiate, partant de réalité absolue et indiscutable, la suppression du verbe allant de pair avec la juxtaposition  des touches : « Briques et tuiles,/ Ô les charmants/Petits asiles/Pour les amants !// Houblons et vignes,/Feuilles et fleurs,/Tentes insignes/ Des francs buveurs !// Guinguettes claires,/Bières, clameurs,/Servantes chères/À tous fumeurs !// Gares prochaines,/Gais chemins grands.../Quelles aubaines,/ Bons juifs-errants !// . Les mots, juxtaposés, sans liens entre eux, sont comme des touches de couleur : l’impression est immédiate, antérieure à toute intervention de l’intelligence.

           

4- Mais on peut aussi rapprocher la perception décomposée de ces « Paysages belges » des tableaux synesthésiques de Kandinsky[15]. Dans « Charleroi » par exemple, le rythme haletant de la course du train, qui jette à la vue du voyageur une succession rapide et discontinue d’impressions fulgurantes, est rendue par le tétrasyllabe, qui ajoute aux impressions visuelles le vacarme du tressautement des essieux sur les rails et le bruit des forges, car il hache les strophes et souligne les allitérations en « k » craquants, en « r» et en « g » grondants. Le sujet ne se dissout plus dans le paysage, il l'intériorise au contraire et le transfigure. Le poète met déjà en œuvre ce que Francis Ponge nommera plus tard « le-regard-de-telle-sorte-qu'on-le-parle ».

 

C. Le pouvoir transfigurant de la parole

1- Ce pouvoir transfigurant de la parole, qui rappelle la «sorcellerie évocatoire» de Baudelaire, et dont «Mon rêve familier» (le poète y devine «l'inflexion des voix chères qui se sont tues» ou « Colloque sentimental » se faisaient déjà l’écho, confère au paysage de « Charleroi », transfiguré par l'imaginaire du poète, une dimension fantastique: les «kobolds», lutins malfaisants et gardiens de trésors souterrains dans les légendes germaniques, font basculer le poème dans l'univers du conte. La personnification du «vent profond», le caractère infernal des forges et les « parfums sinistres » créent un mystère inquiétant. Dans «Streets II», l'adverbe «fantastiquement» met en relief la surprise du poète, émerveillé face à la beauté sublime de la rivière, soudain apparue «derrière un mur haut de cinq pieds» et laisse transparaître l'inquiétude dans la vision de «l'eau jaune comme une morte», reflet de son désespoir.

            De même, dans «Malines », c'est par la magie de la comparaison que le paysage est transformé : « Comme les arbres des féeries,/ Des frênes, vagues frondaisons,/ Échelonnent mille horizons/ À ce Sahara de prairies,/ Trèfle, luzerne et blancs gazons. » Le décor glisse progressivement dans une sphère irréelle, celle de la rêverie du poète. La métaphore insolite du « Sahara de prairies » fait écho au désert de neige dans la huitième ariette. On voit ici de façon symbolique à quel point la parole peut refléter ou créer un imaginaire sans limites. Elle repousse l'horizon du langage et de la pensée.

            Enfin, dans «Beams», la transfiguration du paysage marin donne un caractère onirique aux êtres et aux éléments. Le charme de la femme aux cheveux d'or, conjugué à la sérénité rayonnante du cadre, crée un véri­table enchantement. Le poète, en quête d'une révélation qui pourrait s'accomplir dans la parole même, vogue à la recherche de l'inconnu, dans le sillage de Rimbaud et de sa voyance poétique.

 

2- Vers une parole mystique ?

            Bien que l'œuvre poétique de Verlaine ne prenne un tournant religieux qu'après sa rupture avec Rimbaud, son emprisonnement et sa conversion au catholicisme, cette future orientation est déjà perceptible, sous forme de traces, avant Sagesse. Dans «A Clymène», les «romances sans paroles» sont associées aux «mystiques barcarolles» et la notion d'horizon est associée à l'Espérance dans «Crépuscule du soir mystique»[16]. Dans Romances sans paroles, le paysage est spiritualisé dès la première ariette. L'extase prend une coloration religieuse grâce au «chœur des petites voix», au murmure de l'«âme» et à «l'humble antienne». Le dernier vers évoque une temporalité mystique: «Par ce tiède soir tout bas ? » L'aspiration au calme est également perceptible dans « Malines », où «Les wagons filent en silence/Parmi ces sites apaisés». La référence à Fénelon, tout à la fin du poème, renvoie implicitement à sa doctrine du quiétisme, qui prône la contemplation dans un état de passivité qui favorise l'union de l'âme avec le divin. La parole poétique se confronte à l'indicible. A la fin du recueil, elle se rapproche de la parabole, étymologie latine du mot « parole » : comment ne pas relier le glis­sement sur les flots de la figure allégorique et le miracle du Christ marchant sur les eaux ?

            Attention cependant à ne pas enfermer tout le poème dans cette pers­pective religieuse. Le lien de Verlaine avec le divin est plus complexe. Dans «Birds in thé night», précisément au moment où il déploie la métaphore marine, le poète confesse l'intermittence de sa foi: «Par instants» il est celui qui «Pour l'engouf­frement en priant s'apprête», le «Pécheur» qui se sait damné » et «Se tord dans l'Enfer, qu'il a devancé». On pourrait penser alors que pour le poète la parole a un pouvoir rédempteur, mais à la strophe suivante il s'exclame : «O mais ! par instants, j'ai l'extase rouge/ Du premier chrétien, sous la dent rapace,/ Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge/  Un poil de sa chair, un nerf de sa face ! ». Le thème de la malédiction et le cynisme impassible et provocateur dont il fait preuve ici rappellent la mystique du péché de certains poèmes des Fleurs du Mal, comme « Le Reniement de saint Pierre », où le propos est ambivalent. Quand le poète s'exclame : « Saint Pierre a renié Jésus... Il a bien fait ! », le propos peut tenir du blasphème ou, au contraire, reconnaître le rôle déterminant du disciple dans l'accomplissement de la Passion. Verlaine ne va pas si loin. Contrairement à Baudelaire, il n'assigne pas à la poésie des ambitions métaphysiques. Comme le précise Albert Béguin, il ne cherche pas à « en faire un instrument de connaissance ou de pouvoir» mais, plus humblement, il trouve en la poésie «un asile, elle lui est un moyen de purification [...] dans le sens du salut de l'âme». Selon lui, «sans qu'il y ait aucun contenu explicitement religieux, la poésie de Verlaine ne se distingue pas de sa prière ». Dans le rapport à la nature, l'expérience de la négativité et dans l'oscillation entre présence et absence que l'on perçoit la sensibilité mystique, qui s’affirmera dans Sagesse[17].

 

III- La voix de Verlaine 

            En annonçant un discret retrait de la parole, Verlaine a donc attiré l'attention sur la portée musicale et picturale de sa poésie, qui suggère, plus qu'elle n'affirme un sens, effleuré, comme en sourdine, par le vers et ses échos. Verlaine n'est pas cependant ni un musicien ni un peintre : si les sono­rités jouent un rôle incontestable dans l'organisation de sa parole poétique, celle-ci demeure, avant tout, langage articulé qu'organise le flux de la phrase et non la progression de la gamme. Il s'agit donc moins de penser la poésie comme une pratique musicale ou picturale que de la définir en ses marges et de lui choisir des modèles volontairement mineurs. Tel est le sens du titre du recueil, qui accorde toute son importance à la préposition privative "sans". Les "romances" de Verlaine ne cher­chent pas à abolir la parole, mais à la priver de son éclat.

 

A- Une poésie de la sourdine

1- Des modèles musicaux en marge

            Verlaine convoque des formes musicales mineures, comme la romance et l'ariette (petit air), dévaluées car dépassées[18], ou la chanson, qui lui permettent de confronter à ses marges méprisées le genre littéraire prestigieux qu'est la poésie, ainsi rééva­luée. Le motif musical est donc avant tout un moyen de repenser un rapport au langage et de fonder une nouvelle poétique : « Le petit et le maniéré constituent chez Verlaine deux catégories critiques : en marge des maîtres consacrés, le poète se réclame d'un défaut artistique et l'institue en lieu de la valeur. [...] Depuis Poèmes saturniens, le trait fondateur et constant de la manière chez Verlaine est bien le mineur. L'enjeu dépasse de loin une analogie puisée dans le champ musical, comme beaucoup des catégories avec lesquelles Verlaine apprécie son activité littéraire. » (Arnaud Bernadet, Fêtes galantes, Romances sans paroles,précédé de Poèmes .saturniens de Paul Verlaine, Gallimard, 2007, p. 33 et 177). La VIème ariette le suggère avec humour, glissant, parmi un chapelet d'allusions à des chansons populaires - C'est le chien de Jean de Nivelle, Les Compagnons de la marjolaine (v. 2), La Mère Michel (v. 3 et 14) ou La Boulangère a des écus (v. 13) -une référence à un texte de ses propres Fêtes galantes. En filigrane de la cinquième strophe : « Place ! En sa longue robe bleue/ Toute en satin qui fait frou-frou,/ C'est une impure, palsembleu ! » résonne, comme en écho, la troisième strophe de "Mandoline" : Leurs courtes vestes de soie,/ Leurs longues robes à queue/ Leur élégance, leur joie/ Et leurs molles ombres bleues. » ("Mandoline[19]", Fêtes galantes). ó Verlaine construit ainsi sa propre parole en regard de pièces qu'une circulation orale et anonyme rend insignifiantes et sans valeur esthé­tique.

 

2 « la petite manière » du « voluminet : » une esthétique de la brièveté

            "Sans" prétention, apparat, ni grandeur, l'œuvre de Verlaine, par les modestes modèles qu'elle se choisit, déploie ainsi une poétique du mineur. Les commentaires du poète lui-même, qui dit s'exprimer "En sourdine » (Paul Verlaine, Epigrammes, II, 1) "à sa petite manière" et ne proposer, dans les Romances sans paroles, qu'un "voluminet" (Lettre à Lepelletier , 23 mai 1873), témoignent de cette humilité revendiquée, relayée, au sein du recueil, par le réseau sémantique de l'infime, exposé par les titres, des « Ariettes » aux "Simples fresques". En outre, les termes pouvant désigner métaphoriquement la voix poétique - chant, refrain, air, murmure nettement modalisés-, sont significativement caractérisés par la défaillance. Le "murmure" est "frêle" et l'antienne "humble" (p. 83), tandis que l'air "bien faible", "discret, épeuré quasiment" ne fait entendre qu'un "fin refrain incertain" (p. 91). Quant au poète, il n'est jamais que "petit" (p. 95) et "cause bas" (p. 117). Les Romances sans paroles se caractérisent ainsi par leur dépouillement, que révèle d'emblée la brièveté du recueil, et de chacune de ses unités.  La majorité des pièces compte au plus quatre strophes. Les textes plus amples compensent leur longueur par la brièveté de leur mètre ou de leurs strophes. La septième "Ariette oubliée", certes constituée de huit strophes, égraine les distiques, et, divisée en deux sous-parties, respecte la simplicité de l'ensemble par sa structure fragmentée.  Le  recours à des mètres courts - le tétrasyllabe dans « Charleroi » et le pentasyllabe dans "A poor young shepherd" - produit le même effet de resserrement. Cette brièveté de composition va de pair avec une syntaxe minimale qu'impose le plus souvent le mètre court. Averbal, "Walcourt" est formé de syntagmes simplement juxtaposés ou coordonnés, et d'exclamations nominales : « Guinguettes claires,/ Bières, clameurs,/ Servantes chères/ À tous fumeurs !// « Gares prochaines/ Gais chemins grands/... Quelles aubaines/ Bons juifs errants ! ». Si "Charleroi" fait intervenir des groupes verbaux, l'économie syntaxique reste de mise, au point que les propositions minimales alternent avec des unités presque agrammaticales, comme ces interrogations, qui se réduisent presque à leur surprenant pronom interrogatif, accentué : « [...] Des gares tonnent,/ Les yeux s'étonnent,/ Où Charleroi ?// Parfums sinistres !/ Qu'est-ce que c'est ?/ Quoi bruissait/ Comme des sistres ? ». Le lexique lui-même est succinct. Tandis qu'aucune des "Ariettes oubliées", déjà guettées par le silence, ne dispose que d'un titre, la septième se compose seulement de quelques mots - "âme", "femme", "cœur", "exil", "triste" - et ne doit sa fragile existence qu'à la répétition inlassable de ces termes : «Ô triste, triste était mon âme/ À cause, à cause d'une femme.//Je ne me suis pas consolé/Bien que mon cœur s'en soit allé.// Bien que mon cœur, bien que mon âme/ Eussent fui loin de cette femme.// Je ne me suis pas consolé,/ Bien que mon cœur s'en soit allé. ».

 

3- La dissimulation de sa propre voix : une poétique de la discrétion

             Enfin, rappelons qu’  à deux reprises,  Verlaine se cite sans  s'identifier. L'épigraphe de la quatrième "Ariette oubliée", attribuée à un inconnu, est en réalité empruntée aux Poèmes saturniens - "De la douceur, de la douceur, de la douceur" est le premier vers de "Lassitude" -, tandis que celle de "Birds in thé night", apparem­ment anonyme, vient de La Bonne Chanson. Dissimulant ainsi sa propre voix, Verlaine n'en révèle que mieux sa pudeur travaillée, moins éthique qu'esthétique : sa poésie s'exprime en mineur et sans fracas, loin de la grandeur d'un encombrant style d'auteur. Le poète ne manifeste qu'inci­demment sa présence. La voix, incertaine comme l'air qu'elle fredonne, se veut inassignable.

 

B- La voix de Verlaine : ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre

            1- Verlaine procède volontiers par allusions. Outre les emprunts explicites que proposent les épigraphes, les poèmes sont traversés d'allusions et de réminiscences, comme s'ils étaient composés des reflets épars d'autres discours. La cinquième Ariette oubliée" et son "air bien vieux, bien faible et bien charmant" rappelle ainsi  "Fantaisie" de Gérard de Nerval (1808-IX55), qui promeut également la chanson populaire et anonyme : « II est un air pour qui je donnerais/ Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber/ Un air très vieux, languissant et funèbre/ Qui pour moi seul a des charmes secrets. » Le "Spleen" des "Aquarelles" convoque, quant à lui, le souvenir vivace de Baudelaire et de ses Fleurs du mal, dont la première section, "Spleen et Idéal", comporte quatre poèmes intitulés de la sorte. Dans "Bruxelles. Simples fresques" I, l'évocation des "abîmes", terme  caractéristique de l'écriture hugolienne, convoque le souvenir du poète romantique, par ailleurs très présent dans la section des "Paysages belges". Pourtant, "à sa petite manière", toujours en sourdine, Verlaine se réapproprie le motif sublime hugolien en saturant la strophe du lexique de la petitesse, qui lui est bien plus familier : « L'or sur les humbles abîmes,/ Tout doucement s'ensanglante,/ Des petits arbres sans cimes,/ Où quelque oiseau faible chante ». A la référence hugolienne, Verlaine substitue ainsi progressive­ment la sienne propre, rappelant, dans la dernière strophe, la "Chanson d'automne" des Poèmes saturniens : « Les sanglots longs/ Des violons/ De l'automne/Blessent mon coeur/ D'une langueur/Monotone.// Tout suffocant/Et blême, quand/Sonne l'heure,/Je me souviens/Des jours anciens/Et je pleure//Et je m'en vais/Au vent mauvais/Qui m'emporte/Deçà, delà,/Pareil à la/Feuille morte. »

           

2- Par ces diverses médiations s'affirme la singu­larité de la voix verlainienne, qui manifeste sa présence en se réap­propriant les motifs qu'elle emprunte, en créant du neuf à partir de formes vieilles et d'images rebattues, ce que salue Mallarmé : « J'ai vu que de toutes les vieilles formes, semblables à des favorites usées, que les poètes héritent les uns des autres, vous avez cru devoir commencer par forger un métal vierge et neuf, de belles lames, à vous. » (Lettre de Mallarmé à Verlaine, 20 décembre 1866). Les allusions à l'œuvre de Hugo se font ainsi souvent parodiques comme dans  "Bruxelles.  Chevaux  de bois",  où l'épigraphe empruntée au "Pas d'armes du roi Jean" des Odes et ballades  semble un leurre ironique. À "l'agile/ Alezan" et au  "Destrier" de Hugo, Verlaine substitue en effet de mécaniques chevaux de bois et donne une version grotesque du tournoi médiéval : « Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin/ D'user jamais de nuls éperons/ Pour commander à vos galops ronds, / Tournez, tournez, sans espoir de foin. Les "Gentilshommes/ De haut lieu" laissent place à la caricature  d'un monde bourgeois et populaire, où le pioupiou courtise la bonne, où la "foule", encore impressionnante chez Hugo - "Quelle foule,   / Par mon sceau !/ Qui s'écoule/   En mis seau,/ Et se rue,/ Incongrue,/ Par la rue/    Saint-Marceau" -, n'est plus, chez Verlaine qu'une pâle locution figée : "Du mal en masse et du bien en foule". Le recours à la forme chanson, hommage à un univers médiéval chez Hugo, qui ravive le genre de la ballade, n'est, chez Verlaine, qu'un choix ironique, où l'accumulation de répéti­tions, accentuant les conventions du genre, trahit une tonalité railleuse. Par le décalage parodique, Verlaine témoigne donc de la singularité de sa voix, qui fait grincer les motifs dont elle est pour­tant tissée, ce que confirme le dernier des "Paysages belges". Les derniers vers de "Malines" - "cette nature/ Faite à souhait pour Fénelon" (p. 117) - déplacent en effet un commentaire de l'auteur des Aventures de Télémaque.  Décrivant la grotte de Calypso, ce dernier composait un véritable morceau de bravoure où la plume rivalisait d'artifices avec la peinture : « On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. » (Fénelon, Les Aventures de Télémaque, Classiques Garnier, 2009, p. 123). Cependant, par l'écart qu'il introduit, c'est bien plutôt Hugo, qui avait lui-même cité Fénelon en exergue de son poème "Bièvre"[20], que vise Verlaine, raillant, peut-être, la discordance entre l'univers idyllique décrit par le poète romantique et l'évidente inauthenticité de son modèle. En transformant la citation, Verlaine en dévoile donc les artifices, dont il n'est pas dupe, qui composent sa arole littéraire et fait entendre, par cette distance moqueuse, les échos singuliers de sa voix, qui se démarque malgré ses modèles.

 

3- Ultime pied-de-nez d'une poétique toujours insai­sissable, qui ne se dévoile qu'en négatif, Verlaine parvient même à ménager un écart avec sa propre manière d'écrire, qu'il tient malicieusement à distance, conscient du caractère nécessairement composé de l'écriture. Ainsi la section "Birds in thé night" ne peut ainsi se comprendre qu'en regard de La Bonne Chanson, qu'elle contrefait, Verlaine exhibant, par l'autoparodie, sa propre voix poétique comme artificielle. Tout comme les poèmes de 1870, les pièces de "Birds in thé night" s'adressent à une femme, mais à l'entreprise de séduction succède une volonté de rupture qui symbolise le travail esthétique à l'œuvre dans chacun de ces textes. Contrairement à l'harmonie de la "bonne" chanson fredonnée quelques années plus tôt, l'auteur recherche ici la discordance, en accentuant, dans le vers, des mots syntaxiquement faibles, rompant ainsi l'équilibre du discours. La césure des décasyllabes semble le plus souvent placée après la cinquième syllabe. Cependant, le rythme créé par un tel balancement binaire se heurte parfois à d'étranges "déconcertements" (Lettre à Lepelletier, 23 mai 1873): « Je vous vois encor. J'entr'ouvris la porte,/ Vous étiez au lit comme fatiguée./ Mais, ô corps léger que l'amour emporte, /Vous bondîtes nue, éplorée et gaie.//Ô quels baisers, quels enlacements fous !/ J'en riais moi-même à travers mes pleurs. /Certes, ces instants seront, entre tous, / Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs. Souligné par la syntaxe, le rythme 5/5 s'impose dans la première strophe et modèle l'écoute du lecteur, dès lors surpris, au cinquième vers, par une discordance entre mètre et syntaxe, qui réclame d'ac­centuer l'adjectif exclamatif "quels". Une même tension habite le dernier vers de la seconde strophe*, accentué, malgré la gram­maire, sur la toute symbolique conjonction de coordination "mais", qui connote déjà la contradiction et le désaccord. Cette élaboration d'une parole disharmonieuse affecte également le tissu sonore des poèmes, aux vers parfois grinçants : "Vous bondîtes nue, éplorée et gaie" accumule ainsi les hiatus, peu agréables à l'oreille. Hanté par les fausses notes, "Birds in the night" donne une version négative de La Bonne Chanson. Le titre, en anglais, frappe déjà de soupçon le chant amoureux développé dans le recueil anté­rieur, où l'oiseau était tout à la fois l'image du poète et de l'union heureuse des amants : « Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir/ Nos deux cœurs, exhalant leur tendresse paisible/  Seront deux rossignols qui chantent dans le soir. (La Bonne Chanson, XVII) . Les motifs lyriques de La Bonne Chanson sont donc dégradés, comme dans la sixième pièce, qui réécrit le début du troisième poème du recueil de 1870, porté en exergue de la section : « En robe grise et verte avec des ruches,/Un jour de juin que j'étais soucieux/Elle apparut souriante à mes yeux/  Qui l'admiraient sans redouter d'embûches ( La Bonne Chanson, III). Ces vers, qui exaltent la naissance immédiate du sentiment amou­reux à l'instant où est échangé un premier regard, trouvent un écho dégradé dans "Birds in thé night" : « Je vous vois encor ! En robe d'été/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux. » ("Birds in thé night"). La vision n'est plus innocente et l'adverbe "encor" témoigne même d'un certain agacement de la répétition, tandis que la parure de la femme aimée ne connote plus l'éclat de la nature mais la conven­tion bourgeoise. À la couleur verte succède en effet, au gré d'un rejet qui en révèle la dysharmonie, le jaune, plus criard. Les "ruches", qui désignent les atours du vêtement, intégraient, par homonymie, la femme aimée à la nature environnante. Dans "Birds in thé night", les ornements ne sont plus que brutalement artificiels et la femme un objet de salon.           Dans "Child Wife", l'autodérision se fait plus criante encore car elle frappe des motifs non plus seulement antérieurs, mais constitu­tifs de l'esthétique même des Romances sans paroles. Ce poème, qui cultive encore la dysharmonie, par une tonalité agressive et des sonorités et une syntaxe grinçantes - "Et vous bêlâtes vers votre mère - ô douleur ! -" - frappe en effet de soupçon la "simplicité" et la "douceur" - ces deux termes sont significativement placés à la rime dans le poème -, exaltées par ailleurs dans le recueil. Verlaine a recours ironiquement à l'alexandrin, vers noble que semblait pourtant prescrire son élection de modèles esthétiques mineurs. La versification dissonante, qui démembre fréquemment le mètre et la syntaxe, révèle alors le regard moqueur que le poète jette sur sa propre production et invite le lecteur à ne pas être tout à fait dupe d'une parole que guette toujours de grêles et ironiques contrepoints.

 

            L'enjeu de la contestation est bien là : la parole, quoique destituée en apparence, y gagne en « signifiance ». Parler est alors, chaque fois, un mode de dire singulier (ce qui est une des signifi­cations du terme « parole » qui, par différence avec la langue, est, pour les linguistes, une réalisation individuelle de celle-ci). Le conflit que Verlaine livre au langage académique a donc valeur d'engagement ; il met en doute la croyance dans un langage qui dirait le vrai et désignerait assurément les choses. Il faut se les approprier, en faire un usage individuel que ne sauraient fixer, une fois pour toutes, les dictionnaires et les grammaires. C'est ce qui permet de distinguer un auteur, de dire qu'il a un « style ». Verlaine, substituant à la « participation intellectuelle » (T. Chaucheyras) et l'argu­mentation l'« adhésion sensible » entre deux âmes, nous persuade en nous séduisant « par le chant », établissant avec son propre acte d'énonciation et avec son allocutaire, un rapport nouveau. Verlaine participe à ce moment de notre histoire littéraire où on oppose à une rhétorique perçue comme mensongère et coercitive un souhait d'immédiateté de la perception, de sincérité de l'émotion, bref une « naturalité » qui éveille chez un lecteur sensible l'écho d'évidences partagées- le langage à son état naturel, aux dires de J.-J. Rousseau qui en fait un cri. Dans cet usage de la langue, la défaillance ou le défaut de la langue devient étonnamment un atout car un charme opère sur le destinataire. Dans le final de l'« Ariette I », par exemple, on est confronté à l'interchangeabilité des personnes par la proximité phonique des deux possessifs (la mienne/la tienne), en même temps qu'à la distance entre elles, du fait de l'impératif qui, placé entre eux, les disjoint (« dis »). Avec l'« Ariette V », c'est le règne du confus et de l'incertain : dépourvu de titre, ce poème simplement numéroté semble interchangeable. Pourtant, placé au centre de la section (quatre ariettes avant et quatre après), il joue un rôle essentiel : il met en scène un dysfonctionnement, d'une part par le décalage entre l'épigraphe, (« son joyeux... d'un clavecin sonore ») et le poème (un « piano, épeuré, léger et faible, charmant »), d'autre part, par l'écart existant entre les deux strophes ; la première peignant une scène de genre, la seconde prenant à parti le chant lui-même. Tout est fait ici pour le flou et tout est fait pour nous déstabiliser : tandis que la strophe 1 reste très vague sur l'identité de la figure féminine pourtant très présente (le texte crée, par ses sonorités et ses images, une « sphère de la féminité » mais la majuscule la prive de corps et l'essentialise), la strophe 2 adresse directement ses questions, avec insistance (répétition anaphorique du Qu') au chant par un « Tu » qui confond le lecteur avec le locuteur (l'étude des temps verbaux au fil des questions permet de rapprocher les sentiments du sujet de renonciation avec ceux d'un auditeur/lecteur du texte et des effets exercés sur eux par une musique/un texte, la strophe 1 ayant en quelque sorte imité l'émission mélodique). Il se joue ici, à la fois pour le locuteur et pour le lecteur, une aventure de séduction, de captation par le langage et par sa musique. L'incertitude est prise en charge par le motif de la fenêtre qui mime, dans ses hésitations mêmes, les incertitudes liées au langage : elle est à la fois, étant, « ouverte un peu », ce qui sépare et ce qui relie. Le poème reste sans réponse, suspendu à ses questions et s'achève sur l'incertitude, puisque le texte et la musique vont « mourir vers la fenêtre/Ouverte un peu sur le petit jardin »... Le ton ultime éternise la modalité interrogative, sans espoir de conclure. On reste sur un blanc, hanté par le souvenir de l'inquiétant envoûtement par la musicalité et la féminité. Dominique Rabaté parle de la « violence feutrée » des poèmes intimistes de Verlaine. En prolongeant les incertitudes et en cultivant le « tremblé de la voix », Verlaine s'attache probablement à maintenir son lecteur dans un état de désir : loin d'aboutir à la fixation d'un sens, le poème assure une lisibilité illimitée, c'est-à-dire la mise en relation réitérée du lecteur avec la voix que le texte donne à entendre. Si le poète a rompu avec le « je parle », il n'en a pas fini avec le « ça parle ».

 

            Conclusion

            Loin de l'exigence d'une parole qui ferait référence à une vérité extérieure à elle, celle du monde dans sa réalité essentielle, comme c'est le projet donné à l'échange philo­sophique dans les dialogues de Platon, loin des mensonges, tromperies, engagements trahis, de la parole manipulée dont il est question dans le théâtre de Marivaux, la parole verlainienne se veut authenticité, c'est-à-dire fidélité à soi-même. Le conseil qu’elle adresse aux poètes décadents : « « L'art, mes enfants, c'est d'être absolument soi » trouverait donc dans les Romances sans paroles une illustration exemplaire. Le recueil donne finalement à voir un cœur qui parle, presque en dépit du poète, une « âme qui parle malgré lui ». Claude Habib rejoint ici le jugement du poète Paul Claudel : « On a l'impression rare, non d'un auteur qui parle, mais d'une âme que l'auteur ne réussit pas à empêcher de parler. ». À ce poète « déchirant et déchiré » qui « porterait notre vraie voix », « le bégaiement [qui] nous est langage et langue, le lacunaire [qui] nous est fondation » Salah Satié applique, avec justesse, le mot de Nietzsche : « Tout ce qui importe vient à nous à pas de colombe»

           

             

           

 

           



[1] Debussy arpège une « suite bergamasque » à partir des Fêtes galantes, Gabriel Fauré étudie La Bonne Chanson, Debussy crée les Ariettes oubliées en 1888 (trois des « Ariettes oubliées » de Verlaine, un de ses « paysages belges » et 2 « aquarelles ». Enfin Gabriel Fauré met en musique la 1ère et la 3ème « ariettes oubliées », ainsi que « Green »

[2] Mystiques barcarolles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux,
Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange
Vision qui dérange
Et trouble l'horizon
De ma raison,

Puisque l'arôme insigne
De ta pâleur de cygne
Et puisque la candeur
De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbes d'anges défunts,
Tons et parfums,

A, sur d'almes cadences
En ses correspondances
Induit mon coeur subtil,
Ainsi soit-il !

[3] Cf p.173 de votre édition

[4] Idem, p.174

[5] Cf votre édition, p.177

[6] Son joyeux, importun, d’un clavecin sonore,
Parle, que me veux-tu ?
Viens-tu, dans mon grenier, pour insulter encore
A ce cœur abattu ?
Son joyeux, ne viens plus ; verse à d’autres l’ivresse ;
Leur vie est un festin
Que je n’ ai point troublé ; tu troubles ma détresse,
Mon râle clandestin !

Indiscret, d’où viens-tu ? Sans doute une main blanche,
Un beau doigt prisonnier
Dans de riches joyaux a frappé sur ton anche
D’ivoire et d’ébénier.

Accompagnerais-tu d’une enfant angélique
La timide leçon ?
Si le rhythme est bien sombre et l’air mélancolique,
Trahis-moi sa chanson.

Non : j’entends les pas sourds d’une foule ameutée,
Dans un salon étroit
Elle vogue en tournant par la valse exaltée
Ebranlant mur et toit.
Au dehors bruits confus, cris, chevaux qui hennissent,
Fleurs, esclaves, flambeaux.
Le riche épand sa joie, et les pauvres gémissent,
Honteux sous leurs lambeaux !

Autour de moi ce n’est que palais, joie immonde,
Biens, somptueuses nuits.
Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde
Pauvre et souffrant je suis,
Comme entouré des grands, du roi, du saint office,
Sur le quémadero,
Tous en pompe assemblés pour humer un supplice,
Un juif au brazero !

Car tout m’accable enfin ; néant, misère, envie
Vont morcelant mes jours !
Mes amours brochaient d’or le crêpe de ma vie ;

Désormais plus d’amours.
Pauvre fille ! C’est moi qui t’avais entraînée
Au sentier de douleur ;
Mais d’un poison plus fort avant qu’il t’ait fanée
Tu tuas le malheur !

Eh ! Moi, plus qu’un enfant, capon, flasque, gavache,
De ce fer acéré
Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche
Mon poitrail ulcéré !
Je rumine mes maux : son ombre est poursuivie
D’un geindre coutumier.
Qui donc me rend si veule et m’enchaîne à la vie ?…
Pauvre Job au fumier !

 

[7] Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
 
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
 
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
 
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue... — et dont je me souviens !

[8]« Du grec antiphônos « qui répond à ». A l’origine, le chant antiphoné est exécuté alternativement par deux chœurs, qui se répondent l’un à l’autre et fusionnent parfois ; c’était la pratique des chœurs dans les tragédies grecques. Dans la liturgie israélite et dans la liturgie chrétienne, les Psaumes constituent la matière de l’alternance chorale. Peu à peu, l’échange des deux chœurs — encore marqué dans les Traits du Carême — fait place à la reprise d’une sorte de refrain par tous, après les versets ou les strophes psalmiques chantées par un soliste. L’antiphona n’est plus ce qui est exécuté alternativement, mais ce qui est exécuté avant, pendant ou/et après le Psaume. Ce Psaume se réduit à un simple récitatif, tandis que l’antienne s’orne d’une riche mélodie. Dans l’usage actuel, les antiennes de la messe (Introït, Alleluia, Offertoire, Communion) ne gardent de la psalmodie qu’un organe-témoin ; le plus souvent, le refrain se suffit à lui-même ; noter toutefois que le Psaume prévu entre les lectures se dit avec un refrain. A l’office, les antiennes sont habituellement chantées avant et après le Psaume qu’elles encadrent. La psalmodie du Psaume invitatoire, au premier office du jour, est marquée par une reprise plus fréquente du refrain psalmique ; cette manière responsoriale de psalmodier s’étend, en plusieurs endroits, à d’autres Psaumes » (Dom Robert Le Gall – Dictionnaire de Liturgie © Editions CLD, tous droits réservés.

 

 

[9] Cf votre édition, p.157

[10] De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.
Même au fort du déduit parfois, vois-tu, l’amante
Doit avoir l’abandon paisible de la sœur.

Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,
Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur.
Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseur
Ne valent pas un long baiser, même qui mente !

Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’olifant ! ...
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse !

 

 

 

[11] Image illustrative de l'article Pierre-Paul Royer-CollardPierre Paul Royer Collard

[12] La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D'une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,
Tandis, que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx
Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contresens des lances de l'averse.

Le Triomphe de la Mort (détail par Bruegel le vieux)

[13] Image illustrative de l'article Impression soleil levantClaude Monet, Impression, soleil levant.(1872)

[14] « guinguettes claires » de « Walcourt » ; » vers les prés clairs » de « Malines » ;  « des oiseaux blancs volaient alentour mollement/ Et des voiles au loin s’inclinaient toute blanches » dans « Beams ; « je vous vois encore !/ En robe d’été/ Blanche et jaune» ; la fuite « verdâtre et rose » de « Simples fresques I » trouve son écho dans le vert de « Green » ; « Place ! en longue robe bleue/ Toute en satin qui fait frou-frou » des personnages de l’ »Ariette oubliée VI » ;

 

[15] Kandinsky Contrasting songs

[16] Le Souvenir avec le Crépuscule
    Rougeoie et tremble à l'ardent horizon
    De l'Espérance en flamme qui recule
    Et s'agrandit ainsi qu'une cloison
    Mystérieuse où mainte floraison
    - Dahlia, lys, tulipe et renoncule -
    S'élance autour d'un treillis, et circule
    Parmi la maladive exhalaison
    De parfums lourds et chauds, dont le poison
    - Dahlia, lys, tulipe et renoncule -
    Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
    Mêle dans une immense pâmoison
    Le Souvenir avec le Crépuscule.

[17] Verlaine : « Le ciel est par-dessus les toits »

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

[18]la romance et l'ariette, en vogue à la fin du XVIIIème siècle, ne sont plus, au moment où les mentionne Verlaine, que des genres dévalués : « Nous avons cité les chefs-d'œuvre du genre ; mais nous nous abstien­drons de détailler l'immense fatras musical, le prodigieux entasse­ment de fadaises plus ou moins sentimentales que notre siècle a vues éclore sous le nom de romances [...]. Nous ne pensons pas qu'aucun genre musical puisse être radicalement faux ; mais la romance est un de ceux où la médiocrité s'égare le plus aisément, et elle devait périr par ses excès. » (Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse).

[19] Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Echangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.

C'est Tircis et c'est Aminte,
Et c'est l'éternel Clitandre,
Et c'est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.

Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues

Tourbillonnent dans l'extase
D'une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.

[20] Bièvre

A Mademoiselle Louise B.

Un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux.
FÉNELON.


I

Oui, c'est bien le vallon ! le vallon calme et sombre !
Ici l'été plus frais s'épanouit à l'ombre.
Ici durent longtemps les fleurs qui durent peu.
Ici l'âme contemple, écoute, adore, aspire,
Et prend pitié du monde, étroit et fol empire
Où l'homme tous les jours fait moins de place à Dieu !

Une rivière au fond ; des bois sur les deux pentes.
Là, des ormeaux, brodés de cent vignes grimpantes ;
Des prés, où le faucheur brunit son bras nerveux ;
Là, des saules pensifs qui pleurent sur la rive,
Et, comme une baigneuse indolente et naïve,
Laissent tremper dans l'eau le bout de leurs cheveux.

Là-bas, un gué bruyant dans des eaux poissonneuses
Qui montrent aux passants lés jambes des faneuses ;
Des carrés de blé d'or ; des étangs au flot clair ;
Dans l'ombre, un mur de craie et des toits noirs de suie ;
Les ocres des ravins, déchirés par la pluie ;
Et l'aqueduc au loin qui semble un pont de l'air.

Et, pour couronnement à ces collines vertes,
Les profondeurs du ciel toutes grandes ouvertes,
Le ciel, bleu pavillon par Dieu même construit,
Qui, le jour, emplissant de plis d'azur l'espace,
Semble un dais suspendu sur le soleil qui passe,
Et dont on ne peut voir les clous d'or que la nuit !

Oui, c'est un de ces lieux où notre coeur sent vivre
Quelque chose des cieux qui flotte et qui l'enivre ;
Un de ces lieux qu'enfant j'aimais et je rêvais,
Dont la beauté sereine, inépuisable, intime,
Verse à l'âme un oubli sérieux et sublime
De tout ce que la terre et l'homme ont de mauvais !

II

Si dès l'aube on suit les lisières
Du bois, abri des jeunes faons,
Par l'âpre chemin dont les pierres
Offensent les mains des enfants,
A l'heure où le soleil s'élève,
Où l'arbre sent monter la sève,
La vallée est comme un beau rêve.
La brume écarte son rideau.
Partout la nature s'éveille ;
La fleur s'ouvre, rose et vermeille ;
La brise y suspend une abeille,
La rosée une goutte d'eau !

Et dans ce charmant paysage
Où l'esprit flotte, où l'oeil s'enfuit,
Le buisson, l'oiseau de passage,
L'herbe qui tremble et qui reluit,
Le vieil arbre que l'âge ploie,
Le donjon qu'un moulin coudoie,
Le ruisseau de moire et de soie,
Le champ où dorment les aïeux,
Ce qu'on voit pleurer ou sourire,
Ce qui chante et ce qui soupire,
Ce qui parle et ce qui respire,
Tout fait un bruit harmonieux !

III

Et si le soir, après mille errantes pensées,
De sentiers en sentiers en marchant dispersées,
Du haut de la colline on descend vers ce toit
Qui vous a tout le jour, dans votre rêverie,
Fait regarder en bas, au fond de la prairie,
Comme une belle fleur qu'on voit ;

Et si vous êtes là, vous dont la main de flamme
Fait parler au clavier la langue de votre âme ;
Si c'est un des moments, doux et mystérieux,
Ou la musique, esprit d'extase et de délire
Dont les ailes de feu font le bruit d'une lyre,
Réverbère en vos chants la splendeur de vos yeux ;

Si les petits enfants, qui vous cherchent sans cesse,
Mêlent leur joyeux rire au chant qui vous oppresse ;
Si votre noble père à leurs jeux turbulents
Sourit, en écoutant votre hymne commencée,
Lui, le sage et l'heureux, dont la jeune pensée
Se couronne de cheveux blancs ;

Alors, à cette voix qui remue et pénètre,
Sous ce ciel étoilé qui luit à la fenêtre,
On croit à la famille, au repos, au bonheur ;
Le coeur se fond en joie, en amour, en prière ;
On sent venir des pleurs au bord de sa paupière ;
On lève au ciel les mains en s'écriant : Seigneur !

IV

Et l'on ne songe plus, tant notre âme saisie
Se perd dans la nature et dans la poésie,
Que tout prés, par les bois et les ravins caché,
Derrière le ruban de ces collines bleues,
A quatre de ces pas que nous nommons des lieues,
Le géant Paris est couché !

On ne s'informe plus si la ville fatale,
Du monde en fusion ardente capitale,
Ouvre et ferme à tel jour ses cratères fumants ;
Et de quel air les rois, à l'instant où nous sommes,
Regardent bouillonner dans ce Vésuve d'hommes
La lave des événements !

8 juillet 1831