l'aventure

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Marivaux: "les fausses confidences"( 3): parole et construction des personnages

Parole et construction des personnages

 

                Déterminés moins par les sociolectes de leur condition que par le brouillage des types induits par l’ambivalence des situations, des rapports de pouvoir et des valeurs dont leur discours est porteur, les personnages de Marivaux sont pris dans des interactions qui dévoilent l’ambivalence de leur position.

 

            Le comte

            [Un personnage dont la politesse, la langue policée contraste avec la vulgarité de Mme Argante]

            Seul aristocrate dans un univers roturier dont il sera en définitive éliminé, le personnage du Comte s'exprime avec clarté et pon­dération, voire avec un certain raffinement, refusant systématiquement de disputer  ou de recourir à toute expression grossière[1].

            Aussi forme-t-il avec Madame Argante, dont il est le pendant, un couple opposant dans sa manière de parler la langue policée de la politesse à la vulgarité de la roture arrogante. A l’acte III notamment, la présence du Comte aux côtés de Mme Argante accentue le contraste entre la vraie grandeur et sa caricature. La mise en scène de la lecture de la fausse lettre de Dorante par Dorimont peut ainsi mettre l’accent sur le contrepoint entre la sobriété du Comte et les gloses acerbes de Mme Argante, dont les exclamations parodient la déclaration amoureuse du scripteur. On retrouve cette différence de tonalité dans la dernière scène, où le Comte contient son dépit, contrairement à Mme Argantre, qui ne sait pas se tenir, c.à.d. maîtriser son discours.

            [Un personnage qui incarne au dénouement l’ethos aristocratique : « générosité et parole donnée », mais dont l’ethos est dévalué par l’implicite d’un discours froid et par l’expression d’un marché déguisé] A ce contraste correspond une différence d’ethos : l’ethos aristocratique fait de la maîtrise de soi un devoir, alors que la bourgeoise parvenue, incapable d’une telle réserve, trahit l’origine populaire de sa fortune. Le paraître et l’être coïncident finalement chez celui qui représente l’honneur de sa caste, alors que leur divorce éclate chez la bourgeoise qui privilégie la sphère des intérêts privés. De fait, le Comte représente au dénouement la « générosité » du noble, de cœur et d’esprit, qui épargne à Araminte la tache pénible de rompre les alliances en déclarant son rival vainqueur et qui s’engage à demeurer fidèle à la parole donnée à l’acte II, scène 2 : « j’ai dit que je ne plaiderais point et je tiendrai parole » (III,13) fait écho à « je déclare que je renonce à tout procès avec vous ». Pourtant la réplique suivant cette dernière phrase gâche ce beau mouvement de générosité par l’expression d’un marché déguisé : « Je garde le silence sur Dorante : je reviendrai, simplement, voir ce que vous pensez de lui ; et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu’à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps» (II,12). Le personnage, calculateur, se trouve ainsi dévalué par l’implicite d’un discours froid et rien moins que galant, puisque gros d’un rapport de force à peine masqué.

           

            [Un personnage gouverné par l’intérêt et que dévaluent visée pragmatique, (tentative) de corruption, alliance avec Mme Argante et froideur des sentiments] L’intérêt qui le gouverne (on le suppose désireux de se marier non par amour, mais pour refaire sa fortune en évitant les frais et les risques d’un procès relatif à une terre d’importance), les procédés auxquels il recourt ou donne la main pour parvenir à ses fins (instrumentaliser l’intendant d’Araminte pour lui mentir sur ses droits réels, la manipulation et l’interception d’une lettre pour perdre un rival plus heureux), les personnages avec lesquels ils s’allie (Marton, la fausse suivante et Mme Argante, la mère atrabilaire, ridicule et autoritaire) trahissent l’avilissement du personnage. Dès sa 1ère apparition sur scène, il se préoccupe ainsi de gagner Dorante, ce qui le classe du côté des personnages sans scrupules et arrivistes : « N’y aurait-il pas moyen de raccommoder cela ? Araminte ne me hait pas, je pense ; mais elle est lente à se déterminer ; et pour achever de la résoudre, il ne s’agirait + que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l’embarras d’un procès ; s’il ne faut que de l’argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l’épargnerai pas/ Marton Oh, non ; ce n’est point un homme à mener par là : c’est le garçon de France le + désintéressé/  Le Comte Tant pis ! ces gens-là ne sont bons à rien.» Pour le Comte, les paroles sont donc monnayables et mises au service des intérêt des individus. La parole est perçue de façon pragmatique. Le Comte l’utilise de façon parcimonieuse et synthétique, au service de sentiments de faible intensité : l’euphémisme «Araminte ne me hait pas » est presque à prendre au pied de la lettre, le sentiment amoureux restant secondaire dans les mariages de l’aristocratie, laquelle considère l’attitude inverse comme bourgeoise. Par ailleurs le Comte affiche son mépris pour Dorante, son inférieur sur le plan social et la seule peine qu’il exprime (« je viens d’apprendre une chose qui me chagrine ») vient de ce qu’Araminte n’a pas pris son intendant, ce qui complique ses plans. Bref la parole du Comte, qui manifeste la morgue de sa caste, sans en partager la libéralité, est dénuée de scrupules et de sentiments et mise au service de ses desseins d’enrichissement.

            Le fait même que le Comte ait pout alliée Madame Argante, ridicule et péremptoire comma la Philaminte des Femmes savantes, le range du côté de l’obstacle parental à contourner, dans la tradition comique. Dès lors seul le camp auquel il appartient est déconsidéré par ses tentatives malhonnêtes pour obtenir le mariage. Marivaux se place très clairement du côté de Dorante, héritier pour partie de l’Octave des Fourberies de Scapin ou du Cléante de L’Avare.

           

            [Double et faire-valoir de Dorante]

            Du reste si l’intérêt fait de Dorante un double de Dorimont, de ce fait dévalorisé, l’octroi à Dorante de sentiments dont Dorimont est dépourvu fait de la froideur de l’un le faire valoir de la galanterie romanesque de l’autre. Comme Dorante, dont Dubois rappelle que sa « bonne mine » est « un Pérou » et qui exprime, dès l’acte I, scène 2, son désir de s’enrichir en épousant Araminte[2], Dorimont, dont le nom commence significativement par la même syllabe que celui de Dorante, et qui peut renvoyer à « l’or » manquant à l’un et que l’autre ne veut pas perdre, est poussé au mariage par le souci de refaire sa fortune. Marivaux dote donc ironiquement les deux rivaux de visées et de moyens similaires.

            Mais là où l’éthos du mariage aristocratique exclut la passion et embourgeoise le noble, « la passion infinie » de Dorante pour Araminte, l’ « honnêteté » dont il fait preuve dans son service juridique et la galanterie qu’il lui témoigne dans son service amoureux ennoblit l’intendant de roman. Aussi les discours attribués à chacun des deux jeunes gens diffère-t-il en matière de sentiments : les seuls égards de Dorimont vis-à-vis d’Araminte résident dans son renoncement au procès, dans un langage qui est celui des bonnes manières, de l’honnêteté, des bienséances, Dorimont n’étant jamais du côté de la galanterie, qui reste l’apanage de Dorante. Accusé d’avoir fait le portrait d’Araminte, Dorimont répond du reste « froidement » (II,9) et le seul sentiment qui pourrait témoigner d’un  soupçon de jalousie est fait sur un ton peu aimable et de manière indirecte : « Le comte, d’un ton railleur Ce qui est sûr, c’est que cet homme d’affaires là est de bon goût ». Cela lui vaut une réplique acérée d’Araminte, sur le même ton, dans un échange vif, éloigné de tout dialogue amoureux.

            Aucun de ses propos ne rend donc le Comte très sympathique au spectateur : il reste le faire-valoir de Dorante, dont il est éloigné dans le monde d’expression. On remarquera du reste qu’Araminte et Dorimont n’ont aucun dialogue en tête-à-tête : il n’y a pas entre eux d’échange autre qu’en présence d’un tiers, Mme Argante ou Marton.Il n’y a pas d’intimité entre eux.

            [Effet produit par le fait qu’il soit le lecteur de la lettre de Dorante] Comment comprendre dans ces conditions que Marivaux délègue au Comte la lecture de  la lettre dans laquelle Dorante achève de déclarer sa flamme à Araminte, récuse pour elle le mépris de caste dont Dorimont écrase l’intendant ruiné et continue à se poser en héros de roman en agitant le spectre d’une séparation définitive par l’aventure du voyage en Amérique ? Dorante emprunte alors indirectement la voix de Dorimont, qui satisfait peut-être ainsi un désir inconscient de galanterie, de « passion infinie » et d’aventure, mais qui se fait surtout, sans le vouloir, le porte-parole de son rival heureux. L’effet comique vient de ce que ce soit justement la figure antithétique de celle de Dorante qui lise la lettre de son rival et le serve indirectement : la colère d’Araminte, ulcérée par un procédé dont elle ne sait pas encore à qui imputer la responsabilité, retombera  d’abord et définitivement sur lui.

            Car où le stratagème du couple Dubois-Dorante réussit, la tentative du couple Dorimont-Madame Argante pour corrompre, puis perdre Dorante et le remplacer par un intendant de la main de Dorimont échoue. Tout dévalue le Comte : l’intérêt, seul mobile d’une union, recherchée aussi par passion du côté de Dorante ; la corruption de Marton et la tentative, étouffée dans l’œuf par Marton, de corruption de Dorante, dont la probité éclate par comparaison[3] ; la main qu’il donne aux projets de Madame Argante ; l’échec de ces plans, comparé au triomphe de l’amour. Aussi est-il gratifié de peu de didascalies exprimant ses émotions, tandis que la mobilité de Dorante transparaît par la diversité des didascalies soulignant l’exaltation ou la souffrance de Dorante, dont la parole a des intonations marquées, susceptibles de faire impression sur le destinataire. La « duplicité théâtrale » fait donc de lui le faire-valoir de Dorante.

 

            Mme Argante

            Bourgeoise gentilhomme et mère tyrannique, Madame Argante est, avec Monsieur Rémy, le personnage qui fait le mieux sentir combien les relations hiérarchiques sont enjeux de pouvoir dans une société l’argent et la naissance l’emportent encore sur le mérite. Métonymique, la didascalie qui l’introduit la résume et en montre l’équation : brusque et  vaine (I,10), brusque = vaine, à tous les sens du terme.

            [Préjugé et mépris de caste : Mme Argante dénie à l’intendant le droit à une parole personnelle et à un « sort »] Hostile à un intendant sans références ni expérience, qu’elle trouve d’entrée de jeu trop jeune et trop bien fait pour cette fonction, et qu’elle soupçonne dès lors qu’il déroge à sa conception du « service », Madame Argante écrase de son mépris l’intendant de sa fille,  dont elle exige qu’il se conduise en valet à ses ordres, et à qui elle dénie le droit de parler pour produire une morale : « gardez votre petite réflexion roturière, et servez-vous » assène-t-elle (I,10) en critiquant sèchement le discours de Dorante, parce qu'il suggérait que le bonheur était plus important que la promotion sociale et qu'Araminte aurait intérêt à se satisfaire de son statut confortable de veuve. Elle y voit un trait de « morale subalterne » et une « petite réflexion roturière » : cette dernière formule traduit les préjugés de caste de Mme Argante et montre combien le langage de l'individu tend à s'identifier à sa condition sociale. En transférant la qualité du « roturier » Dorante à son discours - selon la figure de rhétorique nommée hypallage - Mme Argante dénie à son interlocuteur la possibilité de dépasser sa condition sociale, ne serait-ce que par la parole : les mots et les pensées de Dorante seraient déterminés en amont par son statut d'intendant sans le sou et sans perspec­tive de réelle progression sociale. Au-delà du ridicule d'un tel reproche - puisque Mme Argante est elle-même roturière et que le bonheur est une valeur communément célébrée au XVIIIè siècle - il s'agit de faire du langage de l'individu le signe d'un enfermement social. Dans la scène 7 de l'acte III, la même Mme Argante raillera en des termes similaires l'emploi du mot « sort » par Dorante : « Dorante. Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort./ Madame Argante, ironiquement. Son sort ! Le sort d'un intendant : que cela est beau !/ Monsieur Remy. Et pourquoi n'aurait-il pas un sort ? » . Selon Mme Argante, un intendant, c'est-à-dire un individu chargé de gérer les affaires d'un plus riche que lui, ne peut tout simplement pas employer le mot « sort », pour son propre compte, sans s'exposer au ridicule. Le sort, équivalent de la destinée ou de la « fortune », autre mot fréquemment employé par Marivaux, ne le concerne pas : le terme renvoie à l'univers héroïque de la tragédie ou à celui, romanesque, des effusions sentimentales, non à l'avenir prévisible d'un fils de banquerou­tier. En fonction de la condition sociale de chacun, il sera donc interdit d'employer certains mots. Dans la scène suivante, M. Remy souligne l'in­justice d'une telle situation: « car au reste, s'il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre ; il pourrrait bien dire qu'il adore. (Contrefaisant Mme Argante.) Et cela ne serait point si ridicule ».

 

            [Vanité... ou viduité ?]

            [La prétention nobiliaire] En effet, la vanité du discours de Mme Argante se mesure à sa prétention nobiliaire. Aux yeux de Mme Argante, le comte est avant tout un nom donnant corps à tout un rêve de promotion sociale. La mère d'Araminte, bourgeoise gentilhomme et Monsieur Jourdain en jupons, avoue ressentir un attrait irrésistible pour le « beau nom de Dorimont », ce qui la conduit à déplorer le manque d'ambition de sa fille Araminte : « Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'être qu'une bourgeoise » (I, 10).

            [La viduité du pouvoir : une autorité bafouée]]

            Mais la vanité est aussi synonyme de viduité. De fait, l’autorité à laquelle elle prétend, en tant que mère d’une riche veuve quasipromise à un Comte dont le nom parachèverait l’ascension sociale rêvée par sa mère, se trouve bafouée de trois manières : 1- Le fait même qu’elle emprunte le détour de la corruption de l’intendant de sa fille pour «la tromper à son avantage », prouve son impuissance à la faire agir, à se faire obéir. 2- Dorante se fait une joie de lui désobéir, d’abord en refusant de la servir, puis en lui donnant une leçon de morale, sinon de moralité : « Mais, Madame, il n’y a point de probité à la tromper […] Il y aura toujours de la mauvaise foi… ». Lui, que sa peur de perdre l’objet de sa passion en parlant tétanise quand il est face à Araminte, oppose explicitement les valeurs morales d’honnêteté, de « probité », de bonheur aux contre-valeurs d’un mariage sans amour, d’une manipulation déshonnête, d’une indifférence aux sentiments et au bonheur d’Araminte et s’attire la sympathie du public. 3- La manière dont le Comte Dorimont se désolidarise d’elle au dénouement, la fin de non recevoir qu’Araminte oppose à son injonction de renvoyer son intendant pour rattraper l’affront fait au Comte, sa propre incrédulité face à la colère d’Araminte traduisent assez sa défaite, en des termes qui trahissent, avec la trivialité de ses intentions, ses origines populaires et son manque de civilité, d’esprit, sous couvert de bons mots :»Adieu, Monsieur l’homme d’affaires, qui n’avez fait celles de personne » ; « Ah ! la belle chute ! le maudit intendant ».

           

            [Un personnage dont la raillerie sent l’invective]

            La raillerie de Madame Argante diffère ainsi de celle du Comte et d’Araminte par l’âpreté de ses piques, explicites. Railler signifiant au XVIIIème badiner, ne pas parler sérieusement (« Araminte, souriant d’un air railleur »), mais aussi tourner en ridicule, y compris dans l’intention de nuire, l’ironie dont le sarcasme est porteur peut faire du persiflage une agressivité, une arme compatible avec les bienséances de la conversation, le vernis de la politesse[4]. Rien de tel dans les jeux de mots explicites de Madame Argante, quand elle reproche à Dorante de ne pas avoir fait ses « affaires », le jeu de mots sur le syntagme « homme d’affaires » désignant le statut d’intendant de Dorante pour le remettre à sa place en lui rappelant que l’autorité réelle d’un discours  est fonction de sa condition sociale.

           

            [L’inanité de la querelle sur le mot avec Monsieur Rémy]

            L’inanité de cette dispute opposant Madame Argante à son double masculin, Monsieur Rémy révèle l’incivilité, la trivialité du personnage font que les apparences policées se craquellent pour laisser apparaître la crudité des rivalités et des conflits interpersonnels.  A la fin de l’acte III, scène 5, la « dispute » vire à l a « querelle », à l’insulte, comme si les personnages étaient incapables de maîtriser l’art de la conversation par ricochets et sombraient dans un duel de mots, une joute oratoire qui n’a pas d’autre but que d’envoyer l’adversaire au tapis comme dans une parodie d’exercice rhétorique, de prendre le pouvoir sur l’autre grâce au mot si bien asséné qu’il ne pourra être repris. Mais ils ont beau se prendre au mot l’un l’autre, rebondir sur un terme ou un rythme, se parodier et s’assassiner verbalement à grands coups de stichomythie, leur passe d’arme est stérile et ne fait que traduire un conflit d’intérêt qui transpose sur le plan verbal une âpre lutte économique.

           

            [Un « fâcheux » dont le discours pose la question de savoir où réside l’indécence : dans l’inconvenance du refus d’Araminte à souscrire à une doxa qui met en jeu sa réputation, ou dans le manque d’égard dû à la parole directe de Mme Argante ? ]

            Le langage révèle le personnage : à la politesse glacée du Comte,  qui ne daigne du reste même + se prêter au jeu,  à l’ironie policée et polie, quoique mordante, d’Araminte, qui répond à la question rhétorique de sa mère (« Seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? ») par une leçon de « belle conversation » (« Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse »), Madame Argante oppose un langage sans ambages : « point d’équivoque », qui prétend mettre les points sue les « i » (« j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français, qu’il est ce qu’on appelle amoureux, qu’il soupire pour vous ; que vous êtes l’objet de sa tendresse »), qui n’est en somme qu’une accumulation de synonymes, ce qui dans le domaine de l’amour est le comble de la vulgarité. Si Madame Argante et Monsieur Rémy sont des « fâcheux », c’est qu’empêcheurs de marivauder en rond », ils refusent la stratégie du détour, sont les adeptes d’un parler brusque, d’une parole qui entend faire court et aller droit au but.

            Aussi l’indécence ne réside-t-elle + dans le désir d’Araminte pour son séduisant intendant, mais dans les commentaires dont Madame Argante ponctue la lecture, par son compère le Comte Dorimont, de la lettre de Dorante. Le contraste entre le ton précieux de Dorante, qui use de modalisateurs et joue habilement sur les mots (« le peu que je vaux auprès d’elle » peut tout aussi bien se référer à son absence effective de « rang » dans le monde qu’à l’attitude humble et soumise de l’amant courtois, du galant) et la franchise sans ambages de Madame Argante trahit, en même temps que la vulgarité d’une roturière qui n’imite la morgue de la noblesse que pour mieux dévoiler la bassesse de son manque de générosité (« Son sort ! le sort d’un intendant : que cela est beau ! »), la réduction obsessionnelle du mariage à une affaire d’argent (« la fortune à cet homme-là ! ») et l’indifférence de la mère aux sentiments de sa fille, à l’effet produit sur Araminte par le ton des paroles de Dorante. La conclusion (« bon voyage au galant ») qui jure avec la tonalité lyrique et pathétique de la lettre, résume de manière lapidaire le hiatus qui entraînera l’affranchissement définitif de la tutelle maternelle. Le Comte le sent qui, sans + consulter son ancienne alliée, se désolidarise d’elle et passe au-dessus de sa future improbable belle-mère pour reconquérir, avec l’ethos de la noblesse, la maîtrise d’un discours généreux.

           

        Monsieur Rémy       

           [Réalisme et pragmatisme : un personnage qui fait pendant à Madame Argante]

           Procureur de son état, Monsieur Rémy  s'exprime également sans détour et parfois dans une langue assez vulgaire, ce que trahit l'emploi de mots techniques ou de remarques dépourvues de toute poésie, comme dans la scène 3 de l'acte I: «Avec une femme on a des enfants c'est la coutume; auquel cas serviteur au collatéral. »

            Comme Madame Argante, dont il partage la franchise vulgaire et l’adhésion sans trouble à la norme collective du mariage défini par les convenances (honorabilité des familles, similitude des conditions sociales, adéquation de la dot ou des héritages) et l’intérêt, il exclut toute perspective opposée à l’ascension sociale et tout sentiment désintéressé. Aussi déshérite-t-il son neveu, qu’il désavoue et traite de fou quand celui-ci oppose à son projet de mariage avantageux la même fin de non recevoir qu’il opposait à l’ordre de se laisser corrompre par Madame Argante. Récusant le caractère romanesque de son neveu, ce réaliste le traite de fou et de « berger fidèle » et englobe comiquement, sans le savoir, l’objet de l’amour que le spectateur a sous les yeux et que connaît Araminte  dans l’animalisation (II,2-3). Doté du même réalisme, de la même franchise, de la même vulgarité de pensée, et parfois de langage, que Mme Argante, Monsieur Rémy prend volontiers un ton sentencieux (« homme un peu dérangé ») ou les raccourcis d’une pensée et d’une syntaxe qui ne s’embarrassent pas de circonlocutions[5] , se veut directe et efficace, mais repose sur le mensonge, la mauvaise foi et la négation de la sensibilité. Quand il se fâche, son langage perd, comme celui de son alter ego, toute retenue et révèle la vulgarité du personnage, qu’il tentait de masquer derrière le vernis des bonnes manières: « Oh ! le sot cœur, mon neveu, vous êtes un imbécile, un insensé, et je tiens celle que vous aimez pour une guenon » (II,2)

            [D’où la querelle avec Madame Argante] Aussi n’est-il pas étonnant qu’il se querelle avec Madame Argante et que chacun échoue dans ses visées, puisque tous deux restent empêtrés dans leurs revendications et dans leurs projets de mariage.

 

            [Monsieur Rémy ou l’honneur de la roture] Pourtant, en créant dans cette scène une voix capable de répliquer sur le même ton à Madame Argante,  sans reconnaître ni respecter sa souveraineté, Marivaux fait de Monsieur Rémy un oncle sympathique, qui reprend Madame Argante sur les présupposés de son discours (« dès qu’il n’est pas à vous »), refuse toute obédience à son interlocutrice, se montre solidaire de son neveu et défend, avec l’amour de Dorante pour Araminte, l’honneur de la roture et le mérite individuel contre l’idéologie nobiliaire : un intendant ne se ridiculise pas à dire « j’adore », car il reste un homme, un homme assez jeune, séduisant et bien éduqué pour être en droit de se déclarer à toute femme à même d’inspirer du désir. Ce qui manque à Dorante, dit le procureur, ce n’est pas la qualité, une essence intime telle que les nobles prétendent la posséder de naissance, par le sang, mais seulement de l’argent, juste récompense du talent, réussite extérieure qu’Araminte attribuait d’entrée de jeu à l’arbitraire du « sort ». La réussite n’est donc pas un signe d’élection divine et Marivaux étoffe la rivalité entre Dorimont et Dorante. D’une manière générale, Monsieur Rémy venge son neveu Dorante du mépris de Mme Argante et joue le rôle de redresseur de torts.

            Dorante est de ce fait entouré de deux figures paternelles, Dubois et Monsieur Rémy, le duel verbal confirmant la subversion des rapports de force par la comédie, qui fait entendre sur scène les résistances que la société oppose à la fiction littéraire, mais dévalorise la doxa par une vis comica porteuse de valeurs que la ressaisie du stratagème comique consacre : le mariage sentimental, le triomphe de l’amour sur les préjugés et les inégalités instituées. Il revient à Monsieur Rémy, oncle bourru et bienveillant, procureur fier de l’indépendance et de la dignité de son état, de ne pas laisser l’enjeu idéologique dans l’implicite, de contredire plaisamment, bruyamment et non sans verve la bourgeoisie honteuse d’une roture que tous ses mots exsudent.

 

            Marton tend, par son origine sociale comme par son parcours dramatique, à brouiller la distinction, obligée dans la comédie classique, entre les maîtres et les serviteurs

            [Alter ego potentiel de Dorante…] Bourgeoise déclassée, elle peut apparaître comme le membre malchanceux d’une bourgeoisie de finance, à l’instar de Dorante. Elle partage avec lui la naissance, la nécessité de rentrer en condition pour pallier la ruine paternelle, mais aussi l’espoir de sortir de l’état de domestique par un héritage ou par la perspective d’un mariage avantageux. Traitée « moins en suivante qu’en en amie » par une maîtresse qui a noué avec elle des relations de confiance propices à la confidence, elle n’est pas une professionnelle du service, dont elle peut espérer sortir grâce à l’héritage d’une vieille tante asthmatique, ce qui lui permet de choisir, dans une certaine mesure, une voie.

            [… elle donne la main au projet du Comte, de Mme Argante et de Monsieur Rémy et croit vivre en mineur le roman d’Araminte…] « Fausse suivante », puis vraie rivale d’Araminte, elle n’en trahit pas moins la relation de confiance, par appât domestique du gain, par amour romanesque pour Dorante, par dépit de se voir préférer sa belle et riche maîtresse et par vengeance là encore domestique. En effet, dans un 1er temps, les 1000 écus promis par le Comte suffisent à ce qu’elle donne la main au projet de dissimuler à sa maîtresse la véritable nature de ses droits pour sceller l’alliance matrimoniale voulue par l’aristocrate désargenté et par la mère ambitieuse. Et comme elle n’a pas la naïveté nécessaire pour que soit croyable son « je n’y entends pas de finesse », cette participation de la suivante à la manipulation de sa maîtresse contribue à dédouaner Dorante de son manque de loyauté envers elle : « au sur+, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera notre garant ? Vous n’aurez rien à vous reprocher, ce me semble ; ce ne sera pas là une tromperie »/ […] Dorante Croyez-moi, disons la vérité / Marton Oh ça il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre, c’est que Monsieur le Comte me fait présent de 1000 écus le jour de la signature du contrat ; et cet argent-là, suivant le projet de Monsieur Rémy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez/ […] Dorante  « je ne suis + si fâché de la tromper » (I,11). C’est en effet sur le même code d’acquisition intéressé qu’elle accepte le projet de mariage avec Dorante, même si le roman de l’inamoramento nourrit en elle le même désir romanesque d’être portraiturée qu’Araminte. Fausse suivante, elle dissimule alors à Araminte son engagement envers Dorante.

            [ Mais une fois désabusée, elle retourne à sa condition initiale de fausse suivante] Une fois désabusée par la mésaventure du portrait, où rivale de sa maîtresse, elle a amorcé un couplet comparable à la réhabilitation par Monsieur Rémy de la dignité de l’objet d’amour domestique et roturier (p.76), elle interrompt leur marivaudage pour faire, dans un style officiel, une demande en mariage lourde de conséquences pour Araminte (II,14). Le dépit amoureux provoqué par la surprise de Dorante aux genoux d’Araminte l’incite à contribuer à faire éclater le scandale en interceptant la lettre de Dorante, pour se venger de Dorante en provoquant son renvoi par Araminte (III,2, 8).

           

            [Principale dupe des machinations… ] Double dégradé de Dubois comme d’Araminte, elle qui croit tirer les ficelles est cependant une des victimes de la manipulation. Elle est d’abord la dupe de la 1ère fausse confidence de Monsieur Rémy, qui la sacrifie ensuite aux intérêts de Dorante. Elle est en second lieu la dupe de Dorante, qui ne fait rien pour la détromper sur la véritable nature de ses sentiments, obéissant part là aux ordres de Dubois (I,2). Elle est enfin la dupe de Dubois, qui crée les fondements de la rivalité entre les deux femmes en employant avec elle le ton de la confidence et du  commérage (I,17), puis feint de se référer à un souvenir précis, en réalité inventé, pour mêler vérité et mensonge.

            [… elle frise le registre de la comédie larmoyante…] Aussi frise-t-elle le registre de la comédie larmoyante et sentimentale dans la scène de rupture/ réconciliation où elle obtient le pardon d’Araminte, touchée par l’émotion, la désillusion, la mélancolie inattendues dans la bouche d’une soubrette prédestinée, par nature, à une gaîté fonctionnelle.

            [… mais n’est pas une héroïne de drame] On aurait cependant tort de faire d’elle une héroïne de drame, comme le prétend Hugo. Certes elle perd le prince charmant surgi un beau matin au salon et qu’elle avait de bonnes raisons d’estimer, sans extravagance ridicule, à portée de main, tant l’alliance était conforme aux mœurs du temps, comme le souligne Monsieur Rémy. Certes sa trahison d’Araminte, avec qui elle partage l’amour de Dorante met la « fausse suivante » à deux doigts de subir une perte sans doute + grave : la confiance d’Araminte et sa place (III,10). Il appartient du reste à l’actrice qui interprète son rôle de faire entendre les accents de sincérité touchante et mélancolique que son « sort » impose. Mais mélodramatiser ce rôle nuirait à l’effet général et tendrait à travestir le genre de la pièce, à déranger son équilibre entre rêve et réalité, amour et calcul, sincérité et mensonge. D’ailleurs le contrepoint comique provoquée par la parodie de cette scène de rupture/ réconciliation par les larmes hyperboliques et farcesques d’Arlequin maintient le registre de la comédie, amorcée par cette 1ère scène de dénouement douce-amère, mais finalement bien dans le ton de l’humanisme attendri des héros sensibles de Marivaux.

 

            [Arlequin]

            Seul rescapé de la commedia dell’arte, l’Arlequin des Fausses Confidences a perdu l’inquiétante étrangeté de la figure mixte d’animal, d’enfant et d’homme masqué qui faisait de lui le porte parole d’une philosophie naturelle et d’une critique sociale à tendance cynique dans La Double Inconstance (1724).

            « Benêt » et éternelle victime d’un jeu de masques et de dupes qu’il ne comprend pas, il est le personnage de la pièce qui semble maîtriser le moins bien la subtilité, la duplicité du langage. Aussi son corps dit-il, + naïvement que celui de Marton, sa détresse dans la scène où il exprime, après son désarroi à l’idée de n’être plus à Araminte, sa désolation à l’idée de perdre son nouveau maître : « Je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole », s’exclame-t-il pleurant et sanglotant. De fait, rustique et naïf, à l’image du type de l’ancien Arlequin dont il hérite, il maîtrise mal le langage. De nombreuses impropriétés émaillent son discours, par exemple quand il emploie «de tout son cœur » au lieu de « tous ses yeux » (« Car je l’avais vu qui l’avait contemplé de tout son cœur », III,3) ou qu’il confond le sens propre et le sens figuré et prend au pied de la lettre la métaphore du don par quoi se définit le rapport d’Araminte à Dorante dans la pièce, ce qui lui vaut la raillerie de Marton, qui rit à ses dépens : « quel benêt ! », à l’acte I, scène 8 .

            Aussi Arlequin est-il la dupe des autres protagonistes, qui utilisent sa prétendue sottise pour mieux servir leurs stratagèmes. A l’acte II, scène 10, Dubois, qui a instrumentalisé son attachement dévotionnel à Dorante pour déclencher une dispute publique à propos du portrait d’Araminte, se sert de sa naïveté pour exposer, par l’intermédiaire de son hypotypose, le spectacle de la « satisfaction » de la pulsion scopique de Dorante. Puis au début de l’acte III, Dorante et lui se servent de sa naïveté, de son ignorance et de sa paresse pour lui faire donner la fausse lettre de Dorante à Marton, soucieuse de faire éclater le scandale de cet aveu pour obtenir son congé. Enfin son désespoir est, à la scène  11 de l’acte III, aussi comique que sa retranscription, sans distance, de l’injonction de civilité conversationnelle à l’acte I, scène 1 .

           

            Ectoplasme et simple écho de la parole des maîtres, Arlequin servirait ainsi de témoin révélateur des valeurs communicationnelles et ancillaires de l’univers des maîtres : la civilité, mais aussi la viduité de la conversation à l’acte I, scène 1 ; l’exhibition hystérique et hyperbolique du culte de la domesticité, à l’acte I, scène 8. En effet c’est lui qui défend le 1er le modèle de la conversation, qui inscrit le conflit dramatique sur fond d’échanges urbains, c.à.d., originellement, propres à la ville, par opposition à la balourdise rustique, tel que le définit la culture de la civilité, idéal policé consistant à observer les règles du savoir-vivre et dont le but est de maîtriser les corps pour en atténuer l’agressivité par la parole. Pendant tout l’âge classique, la conversation, érigée au rang d’art et de modèle de sociabilité, constitue l’expression privilégiée de la politesse, « manière de vivre, d’agir, de parler, civile, honnête et polie, acquise par l’usage du monde », selon le Dictionnaire de l’Académie Française de 1762. Or cet idéal de la politesse, dont on verra le modèle communicationnel à l’œuvre dans le 1er dialogue entre Dorante et Araminte, à l’acte I, scène 7, Arlequin est le 1er à en rappeler la nécessité dans la scène liminaire.

            De même, c’est lui qui fait surgir à l’acte I, scène 8 la norme du service, relation de personne à personne, non transférable et ne pouvant faire l’objet d’aucun commerce, relation « noble », en quelque sorte, et qu’Arlequin tente de répéter avec Dorante, en demandant à celui-ci un don personnel qui fasse de lui vraiment son maître. Dorante se prête au jeu et Arlequin soutient son nouveau maître dans l’affaire du tableau, avant de pleurer à chaudes larmes sur son départ (I,9). Or la pièce tourne bien autour du thème du service, salarié ou amoureux. Arlequin pousserait ainsi à bout, à force de comique démystificateur, la douteuse fidélité loyalement désintéressée dont Dorante se pare, en tant qu’intendant, devant Araminte, Marton et Mme Argante, comme autrefois le vassal devant son seigneur.

           

            A y regarder de + près toutefois, il apparaît que la fidélité d’Arlequin à la personne de son maître est + intéressée et + suspecte qu’il n’y paraît. D’abord la manière dont est provoquée, à l’acte I, scène 9, l’action de maître de Dorante est ambivalente : s’il paie, c’est pour faire cesser les comparaisons impertinentes d’Arlequin, qui pointe finement la communauté de condition entre le valet qui sert et celui qui est servi par ordre. La relation qu’il noue ainsi avec Dorante reste intéressée, comme le suggère l’a parte dans laquelle il qualifie Dorante de « gracieux camarade ». Or l’obligation créée par ce don n’est pas si intériorisée qu’il y paraît, puisque trop heureux qu’un autre galope à sa place, il livre la lettre de Dorante à Marton, non sans lui recommander de n’en rien dire à Dorante. Les bons sentiments d’Arlequin valent-ils dans ces conditions + que ce que Marivaux dit du peuple dans sa Lettre sur les habitants de Paris, où il définit l’âme du peuple « comme une espèce de machine incapable de sentir et de penser par elle-même, et comme esclave de tous les objets qui la frappent ». Peuple avide d’émotions, mais incapable de continuité intérieure. Arlequin assume de bonne foi les rôles qu’on lui confie, mais semble incapable d’inventer une réponse personnelle à aucune situation et ne perd jamais de vue son intérêt le plus immédiat. Ce n’est donc qu’illusoirement qu’il peut incarner la fidélité du service à la personne.

            Dès lors on peut interpréter le dernier mot du personnage, qui ouvre la pièce sur la critique de l’incivilité de Dorante et qui la ferme sur la métaphore filée de la consommation de l’original du portrait, comme un aveu cynique du message théâtral : parler d’amour, c’était déjà le faire…en en attendant les fruits. La mise en confrontation du langage de l’argent et du langage du cœur offre au spectateur un espace de réflexion sur la valeur et le pouvoir de la parole.

            Or cette parole est remise en question dès la scène d’exposition. En effet, alors qu’Araminte excelle dans l’art de valoriser son interlocuteur, sans tomber pour autant dans l’emphase obséquieuse(« je suis obligée à Monsieur Rémy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu’il me fasse », le compliment étant mis en valeur par le discret jeu de mots sur le verbe « donner », qui signifie « confier à » et qu’Araminte réinterprète spirituellement en termes de cadeau, de « présent », le but de ces formules étant de ménager l’amour propre, Arlequin fait office de révélateur, en représentant, dès l'ouverture de la comédie, la version dégradée de cet idéal de civilisation. Dans cet échange inaugural, le valet introduit Dorante dans la salle principale de la maison, et tâche de bavarder avec lui, en atten­dant que Marton ne descende. Le spectateur comprend vite, cependant, que le zèle envahissant d'Arlequin ne fait qu'importuner Dorante, lit­téralement pris au piège des règles du savoir-vivre. Ce dernier cherche à se débarrasser du valet pour pouvoir s'entretenir seul avec Dubois, et répond par des formules de politesse vides (« Je vous suis obligé », « Je vous remercie ; ce n'est pas le peine »). Il se voit enfin contraint de déclarer franchement qu'il souhaiterait rester seul. Le malentendu réside notamment dans la conception erronée qu'Arlequin se fait de l'honnêteté : « Nous avons ordre de Madame d'être honnête, et vous êtes témoin que je le suis. » Le valet ne perçoit pas l'esprit raffiné de la politesse, mais n'en retient que les signes ostentatoires, les règles super­ficielles dont il fait une lecture à la fois littérale et simpliste : il s'agit à tout prix de « désennuyer » son interlocuteur, de meubler le silence, de se donner les apparences de l'honnêteté. Privée de l'esprit de la politesse et étouffée sous le poids des bienséances, la parole « honnête » n'est plus qu'un moyen de garder sa contenance.

 

            Dorante         

            Intendant par stratagème autant et + sans doute que par nécessité, Dorante est un personnage qui, n’ayant rien, mais voulant tout, à la fois le ®établissement de sa fortune et de sa condition d’homme libre de consacrer ses loisirs à la peinture et à la contemplation d’objets d’adoration, ainsi que l’amour d’Araminte, dont Dubois et lui répètent que la vision l’a ébloui, est profondément ambivalent et dont la personnalité est d’autant + insaisissable que sa parole, empêchée, s’avance toujours masquée.

 

            [Une parole empêchée…]

            par la morgue de Mme Argante

            La parole de Dorante est d’abord empêchée par le mépris dont Madame Argante et le Comte Dorimont écrasent l’intendant qui contrarie leur plan. Quand ils ne parviennent pas à instrumentaliser un intendant, qui oppose aux contre-valeurs de son emploi de domestique des valeurs de bonheur et de « probité », qui prévalent dans le lexique de référence de l’éthique de Marivaux, mais qui ne sont pas conformes au rôle d’un domestique et qui renvoient aux petits maîtres de la parole l’image de leur propre manquement aux règles morales et sociales d’honnêteté, Madame Argante lui dénie le droit de parler pour énoncer un point de vue différent du sien. Elle témoigne ainsi de l’inexistence aux yeux de la doxa de qui, n’étant ni noble ni fortuné, a dû entrer par nécessité en service et ainsi abdiquer, avec la liberté, le droit à une parole autonome : « il ne s’agit pas de ce que vous pensez. Gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous voulez être de nos amis »/ « C’est un ignorant que cela, qu’il faut renvoyer ».  (I,10). Puis, parlant de lui, présent, à la 3ème personne, de l’absence, le Comte et Madame Argante lui volent jusqu’à l’énonciation de sa lettre, qu’ils lisent et en commentent de manière désobligeante.

            [L’obstacle du revers de fortune]

            Sorte de censure sociale, cette 1ère forme d’empêchement, qui interdit à l’intendant d’employer une autre langue que celle que sa condition lui prescrit, est liée au primat de l’argent dans cette société qui succède à la Régence, et dans laquelle le critère de la fortune l’emporte peu à peu sur la naissance et pose des problèmes éthiques. Si Dorante, neveu d’un procureur indépendant, fils d’un avocat « extrêmement habile » et dont tous les protagonistes s’accordent à reconnaître qu’il n’a pas « l’air » de ce qu’il est, parce que sa « mine », c.à.d. son apparence élégante, son noble maintien révèlent une essence qui dément sa condition d’intendant, est contraint d’emprunter le détour du stratagème de Dubois pour séduire Araminte et lui déclarer sa flamme, c’est que sa parole, prisonnière des conventions sociales, est réduite à l’impuissance par l’écart de fortune qui le sépare, fils d’un avocat ruiné, d’ Araminte, riche veuve d’un mari « qui avait une grande charge dans les finances ». La pauvreté étant alors considérée comme un « vice inavoué dans la mesure où la fortune, au même titre que la noblesse, est respectée comme une valeur que seule la naissance devrait donner », selon la formule de Jacques Schérer, Dorante est considéré, se considère lui-même comme un objet indigne de l’attention d’Araminte, qu’il « adore » de loin comme un objet inaccessible ou impossible à atteindre. En dépit d’une honnêteté qu’il revendique et que les autres personnages lui reconnaissent, les uns pour lui accorder leur estime, les autres faute de pouvoir démontrer le contraire pour exiger son renvoi, les hasards de la vie ont rendu Dorante indigne d’Araminte, comme le rappellent successivement Dubois et Monsieur Rémy : « Monsieur Dorante n’est point digne de Madame. S’il était dans une + grande fortune, comme il n’y a rien à dire à ce qu’il est né, ce serait une autre affaire, mais il n’est riche qu’en mérite, et ce n’est pas assez » (II,12).

            [Ce revers de fortune empêche Dorante de déclarer sa flamme ouvertement à Araminte et le contraint au silence] A cet obstacle de la « fortune », terme polysémique qui désigne étymologiquement le hasard du sort, des conditions sociales, mais aussi de la distribution de l’infortune ou du bonheur, avant de se spécialiser, à partir du XVIIIème siècle justement, dans le sens socio-économique « d’avancement et [d’]établissement dans les biens, dans les charges, dans les honneurs » ( Dictionnaire de l’Académie) quand il ne désigne pas, à travers l’expression « homme à bonnes fortunes », un galant qui plaît aux dames et aime à s’attirer leurs faveurs, ce dont Madame Argante, le Comte Dorimont, puis Marton soupçonnent Dorante d’être, conformément au portrait que Dubois en brosse quand il lui démontre, en jouant sur les mots, que sa « bonne mine est un Pérou », s’ajoute l’obstacle né de la condition d’intendant par quoi Dorante se fait connaître à tous les autres personnages, Dubois et Monsieur Rémy exceptés. Cet obstacle, qui rend indécent tout à la fois son amour pour Araminte et celui qu’Araminte lui porte, explique aussi bien les détours que les autres personnages empruntent pour obtenir, avec son renvoi, son exclusion du jeu matrimonial, les difficultés d’Araminte à vaincre les préjugés qui font de sa complaisance un objet de scandale, l’ambivalence de la formule par quoi elle introduit le piège qu’elle tend à Dorante dans la péripétie de la fausse lettre au Comte, les réticences de Dorante à avouer qu’il l’aime, à lever le voile sur l’identité de l’objet de sa passion, puis à reconnaître qu’il est effectivement l’auteur du portrait dont il est désormais de notoriété publique que l’objet représenté est Araminte. Dubois ne l’ayant pas averti qu’il s’agissait là, en termes marivaudien,  d’une « épreuve », et Dorante sachant que, tant qu’en l’absence d’aveu préalable d’Araminte, tout aveu prématuré de sa part risque de provoquer, avec son renvoi, son infortune, la parole de l’intendant reste empêchée par la crainte de voir échouer le stratagème fondée sur la duplicité : il lui est encore interdit de dire à la riche Araminte « je t’adore » car s’il déclarait ouvertement cet amour, cette dernière serait légitimée à le renvoyer, comme son entourage l’exige, comme l’intériorisation des interdits sociaux l’incite à le faire jusqu’au dénouement.  Le pathos qui entoure le mutisme et la timidité du personnage n’est pas seulement feint.

           

            [Mais silence et statut d’intendant font aussi partie de la construction littéraire du personnage, qu’ils ennoblissent]

            Il fait enfin partie de la construction littéraire du personnage, puisé dans une  trouble tradition : la tradition théâtrale du jeune 1er « étourdi » et un peu falot, dont le valet industrieux doit pallier la timidité pour lever l’obstacle parental au mariage d’amour ; la  tradition, diversement appréciée par les protagonistes des Fausses Confidences, du service d’amour dans le roman courtois, de l’aliénation de la passion amoureuse dans le roman galant, de la chimère de la pastorale. Se pose alors la question de savoir si le mutisme de l’amoureux transi, comme l’honnêteté du jeune homme infortuné, sont consubstantiels au personnage, réellement empêché de déclarer sa flammecomme il souffre d’être mis à l’épreuve, de ne pas pouvoir démentir les fausses confidences de Monsieur Rémy et, confondant le service amoureux avec le service domestique, refuse de se laisser corrompre, ou si la parole de Dorante n’est pas empêchée avant tout par le rôle que lui assigne le stratagème de Dubois, principal auteur d’un artefact. Dans un cas Dorante, double d’Araminte, serait effectivement le héros de roman, « galant » ou « berger fidèle » que Mme Argante  et Monsieur Rémy lui reprochent d’être et dont Dubois trace le portrait à l’acte I, scène 14. Ce romanesque séduit Araminte précisément parce qu’il lui permet de s’évader de l’univers intéressé dans lequel elle a toujours vécu et dont elle n’a jamais partagé les valeurs. Dans l’autre cas sa parole,  empêchée tant par la répartition des rôles que par ses piètres qualités d’acteur, incapable d’ improviser quand Dubois ne le lui a pas dicté son rôle, ferait du jeune maître le faire-valoir de son valet porte-voix, pygmalion, figure paternelle et véritable auteur du texte récité par Dorante. Empêché par la parole de Dubois, le mutisme de Dorante renverrait à l’inconsistance d’un phantasme, confondu avec l’image qu’en construit la parole de Dubois-Pygmalion, si l’aveu final ne levait, avec le tabou de l’interdit social, le voile sur …la trahison par Dorante du secret, jusque-là conservé, de la complicité de Dorante dans les machinations de Dubois, antérieurement avouées par le valet en personne. Ultime stratagème, convenu avec Dubois, sacrifié sur l’autel d’une toute nouvelle transparence amoureuse ? ou ressaisie in extremis du statut de maître par la trahison du valet, devenu inutile. Dans tous les cas le personnage, construit et désavoué par la parole indirecte du valet, est ambivalent.

 

            [Lequel est le vrai ? Dorante, un personnage inclassable]

            En effet, si un personnage présente un double visage et, par conséquent, une parole duelle, c’est bien Dorante, qui d’un côté se construit un rôle de personnage romanesque à la veine lyrique, de l’autre réagit en digne personnage de comédie, comme l’indiquent les didascalies qui soulignent son absence de scrupule vis-à-vis de Marton ou d’Araminte : « Dorante, en s’en allant et riant Tout a réussi, elle prend le change à merveille » (II,8) ; « Dorante, feignant d’être déconcerté (II,15). Cette duplicité est cause, selon Karine Bénac-Giroux,  de l’impossibilité faite au lecteur ou au spectateur de trancher entre ce qui relève de l’être et du paraître, de savoir à quel moment Dorante parle en son nom et à quel moment il joue un rôle, de se faire une opinion fiable sur son honnêteté ou sur son authenticité : « à quel moment la vraie personne était-elle supposée parler ? Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pièces où la réponse est claire, elle est ici au-delà des ressources de l’énoncé », estime René Démoris, qui explique ainsi le silence d’Araminte à l’aveu du stratagème fait par Dorante à Araminte à l’acte III, scène 12. Araminte tranche en faveur du « trait de sincérité » comme gage d’honnêteté extraordinaire, puisque surmontant la possibilité de tout perdre à l’instant même qu’il venait de tout gagner. Mais cette fin de comédie reste ouverte et peut laisser au spectateur une inquiétude quant à l’avenir du couple.

            Contrairement à Araminte, , dont Marton avait dit qu’elle « n’a pas deux paroles » (I,7), Dorante tient deux paroles contradictoires. Il peut ainsi répondre avec fierté à Madame Argante « je sors de chez moi » (I,10) et mettre l’accent devant Araminte sur un sacrifice imaginaire : » j’ai tout quitté pour avoir l’honneur d’être à vous »(II,13).  Dans le même ordre d’idées, il incite Marton à renoncer aux milles écus promis par le Comte (« ce n’est que faute de réflexion que ces 1000 écus vous tentent », I,11) et argue de sa probité et de sa sincérité pour refuser noblement de partager cette somme avec elle. Mais il convoite aussi la fortune d’Araminte, qui n’est sans doute pas indifférente à l’éblouissement de la 1ère rencontre.  Surtout il cache à Marton les vrais motifs de son refus et, à peine sa fortune faite, trahit les promesses de reconnaissance faite au début de la pièce à Dubois : « quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ». Les soupçons du camp de Madame Argante, le refus de cette dernière de l’admettre dans la famille (« qu’il soit votre mari, tant qu’il lui plaira, mais il ne sera jamais mon gendre ») et, symétriquement, la revendication de filiation de Dubois, soulignent sur le mode comique l’inquiétante mobilité d’un personnage socialement inclassable, à l’identité instable. Ainsi s’opère, par le biais des commentaires des personnages les uns sur les autres, un brouillage des identités, qui contribue à donner une impression de malaise, même si la trahison de Dubois est aussi un moyen pour Dorante de se remettre à parler en maître

            La distorsion entre l’ethos du discours amoureux de Dorante, discours de l’amant soumis, anxieux et démuni, et le calme froid de ses répliques à Marton, à Monsieur Rémy et à Madame Argante, le calcul intéressé de ses échanges avec Dubois (« puisque tu savais qu’elle voulait me faite me déclarer, que ne m’en avertissais-tu par quelques signes », III,1), révèle en effet  le désir de Dorante de tout maîtriser pour parvenir à ses fins. Sur le plan dramaturgique, ces contradictions finissent par faire de lui un personnage  d’autant + trouble qu’oubliant sa promesse de reconnaissance éternelle, il se montre aussi peu reconnaissant envers Dubois au dénouement qu’il a été peu scrupuleux envers Marton et peu sincère avec Monsieur Rémy, dans les 2ers actes.

           

            [Une parole masquée]

            Empêchée, la parole de Dorante s’avance en effet masquée derrière la duplicité d’un statut qui le contraint à emprunter le détour d’une parole indirecte, d’autant plus problématique et séduisante qu’elle est sans cesse à double entente.

            Dorante ne pouvant déclarer sa passion qu’à Dubois (« je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble », I,2), qui parle de mariage à la 1ère personne du pluriel (« il faut qu’elle nous épouse », III,1), sa parole amoureuse passe d’abord par la médiation du roman ourdi par le valet à l’acte I, scène et poursuivi à l’acte II, scène 12. Grâce à ce système de parole d’amour par substitution, Dubois et Dorante réussissent à construire une image romanesque, qui excite l’imagination, partant le désir d’Araminte. Ce langage emphatique emprunte à l’acte III, scène 8 le détour d’une lettre, dans laquelle Dorante-Dubois utilise les hyperboles précieuses (« je l’adore » appartient au vocabulaire religieux, « transports » souligne la démesure de l’attachement de Dorante), qui lui valent la raillerie de Madame Argante, mais qui n’en constituent pas moins une déclaration en bonne et due forme. Les termes que l’intendant amoureux ne peut se permettre d’employer face à Araminte deviennent possibles par papier et voix interposés, le rival achevant de prêter sa voix à Dorante. Enfin, amoureux transi ou séducteur achevé, celui-ci peut, sachant qu’Araminte connaît sa passion par Dubois, par le bruit fait autour des deux tableaux et que son corps a trahi son dépit quand elle lui a dicté sa fausse lettre à Dorimont, emprunter le détour de la 3ème personne pour faire l’unique déclaration d’amour de la pièce : »Est-elle fille ? A-t-elle été mariée ? / Madame, elle est veuve./ Et ne devez-vous pas l’épouser ? Elle vous aime, sans doute ?/ Hélas ! Madame, elle ne sait pas seulement que je l’adore. Excusez l’emportement du terme dont je me sers. Je ne saurai parler d’elle qu’avec transport ».

 

 

 

           

            Araminte

            La position que son statut de veuve d’un riche financier confère à Araminte est ambiguë.         Maîtresse d’une maison dans laquelle il lui appartient in fine et à elle seule de décider quel intendant elle engage ou renvoie et ce qu’elle fait des domestiques qu’il lui appartient de recruter, de loger, de donner et de congédier comme elle l’entend, elle jouit, par son indépendance juridique et par sa richesse d’une liberté et d’une autorité effectives, dont les autres maîtres : Mme Argante et Dorimont sont dépourvus. C’est elle qui, in fine,  engage, installe, défend, garde, hésite à renvoyer, et finalement choisit Dorante et justifie, envers et contre tous, les procédés plus ou moins malhonnêtes qu’il a déployées pour la conquérir.

            C’est qu’elle fait de sa fortune et de son indépendance un usage spécifique, traduit par les consignes « d’honnêteté » qu’Arlequin a si sottement appliquées dans l’acte I, scène 1 et qui font de son commerce avec ceux qui la « servent » : Arlequin, Marton et Dorante, autre chose qu’un simple rapport de force : une relation de confiance qui peut se durcir en conflit d’autorité quand elle est trahie, mais qui reste empreinte d’un souci d’éviter de blesser l’autre, de lui venir en aide, de réparer le dommage commis. Ainsi traite-t-elle Marton « + en amie qu’en suivante ». Elle prend sous sa protection cette fille de procureur, qu’elle prétend doter pour œuvrer dans un sens qui réunirait la fortune et le mérite Si elle la traite de « folle » quand, devenue vraie rivale, elle interrompt le marivaudage de la fausse lettre pour lui demander la main de Dorante, puis la contraint à renvoyer Dorante au moment où elle a enfin obtenu l’aveu de son amour, et qu’elle répond «froidement » au congé que la fausse suivante lui demande à l’acte III, scène 11, la tristesse et le remords, sincère ou tactique, de Marton justifiant Dorante pour rejeter la responsabilité de la méprise sur Monsieur Rémy suffisent à l’attendrir et à la réconcilier avec Marton. Surtout l’art avec lequel elle excelle à valoriser son futur intendant, sans tomber dans l’emphase obséquieuse lors de l’entretien d’embauche de l’acte I, scène 7 contraste avec le mépris affiché par Madame Argante à l’encontre de celui qu’elle traite comme un domestique, à l’acte I, scène  10 : « Je suis obligée à Monsieur Rémy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doute pas que ce soit un présent qu’il me fasse ». Le compliment, mis en valeur par le discret jeu de mots sur le verbe « donner » , qui signifie « confier à » et qu’Araminte réinterprète dans le sens de faire un cadeau, un « présent », atteste de son souci de ménager l’amour-propre, bientôt de réparer par la compassion l’injustice régnante : « C’est une chose qui me blesse… ». L’expression renvoie à une identification de la jeune veuve à l’être supposé blessé et à ces blessures qu’elle n’énonce pas, mais apaise en jouant le rôle de princesse. Ce mérite dont elle s’institue juge tient à l’appartenance familiale, à la formation, à la notoriété, à l’individu, mais pas à la fortune ni de la possession d’un nom aristocratique : « un homme de quelque chose » s’oppose au « beau nom de Dorimont ». L’univers sur lequel Araminte se plaît à règner n’est pas celui de la vanité de sa mère et de Dorimont, mais d’une noblesse réelle, dont ils sont dépourvus.

            Ce sens de la justice amène Araminte, blessée par les procédés de sa mère et du Comte Dorimont, à prendre la défense de Dorante contre sa mère, dès l’acte I, après la querelle faite à l’intendant par Madame Argante, puis à l’acte II, avec l’aventure du portrait. La manière dont Monsieur Rémy tient tête au Comte Dorimont dans le débat sur les droits de la mère[6] semble lui faire prendre conscience de droits et de pouvoirs qu’elle ignorait jusque-là et qu’elle va exercer pour conserver sa position de protectrice de Dorante. S’adressant au comte à la 3ème personne et sur le mode impersonnel pour renvoyer son intendant (« que ceux qui l’ont amené sans me consulter le remmènent »), elle semble imiter l’ « ignorance » dans laquelle Monsieur Rémy tenait le grand seigneur et rappelle discrètement à sa mère qu’elle n’est + une enfant : « ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon » (III,6). Lorsqu’Araminte dit à Dorante : « fussiez-vous l’homme du monde qui me convînt le moins, vous resterez : dans cette occasion-ci, c’est à moi-même que je dois cela » (III,7), il n’y a pas que le signe du développement de la passion, mais l’affirmation que la personne propre est en jeu dans l’affaire et qu’Araminte a adopté un nouveau point de vue sur elle-même, comme fille, comme bourgeoise, comme femme. En écho à sa timidité initiale, elle pourra proférer publiquement, à, l’acte III, scène 6 : « je suis d’ailleurs comme tout le monde : j’aime assez les intendants de bonne mine » En proclamant son droit à envisager elle aussi des objets éventuellement désirables, elle s’aperçoit qu’entre les discours divers tenus par la convenance sociale, il lui est possible de choisir. Elle en a alors fini avec la suspicion qui pèse à la fois sur la femme et sur la richesse bourgeoise, et qui conduit Mme Argante à fétichiser la convenance, qui l’a conduit à ruser avec son désir en se refusant d’être prince là où elle peut l’être, en faisant la fortune de Dorante.

 

            S’ « il y a de l’indécence au parti d’épouser son intendant », comme l’écrit d’Argenson et comme le pense encore au dénouement Mme Argante, c’est en effet que le statut de veuve fortunée expose le désir inconvenant d’Araminte au regard d’une société prompte à dauber sur la séduction d’une femme victime d’un « galant » comme sur l’inconvenance d’une mésalliance cachant l’obscénité du désir.

            Aussi bien la « tranquille Araminte » n’est-elle pas pressée de quitter, par un mariage d’intérêt qui la placerait sous la tutelle d’un homme froid, gouverné par l’intérêt et dont les procédés, humiliants, révèlent un jaloux déplaisant sous le vernis de la « tendresse » hypocrite, l’état confortable de veuve où, maîtresse d’elle-même, elle jouit d’une certaine liberté. La 1ère épreuve qu’elle fera sera donc, avec la surprise de l’amour provoquée par la 1ère fausse confidence de Dubois, celle d’une « inquiètude » destinée à la faire sortir de cette « tranquillité » où son désir s’endort. L’expérience linguistique,  éprouvante et dramatique à laquelle Dubois la soumet, n’a en effet pas pour seul but de la flatter en faisant naître en elle le désir de vivre une « aventure » romanesque en se découvrant plus qu’aimée, adorée par un homme dont elle a déjà noté qu’il était « bien fait » et pour lequel elle a déjà ressenti, lors de son apparition à l’acte I, scène 6, l’élan irrépressible d’un désir non feint, et qu’elle découvre dans la posture d’un héros de roman courtois/ galant. Il s’agit pour Dubois de la forcer à s’investir dans l’échange verbal, de l’inquiéter en la faisant passer d’une extrême à l’autre S’inquiète-t-elle que son intendant soit « timbré comme cent », elle est rassurée en apprenant que cette démence n’est qu’un amour fou, et que cette folie a « bon goût », puisque Dorante est amoureux d’elle : « c’est vous » ; « il vous adore ». Cette parole émotive et dramatique fait éprouver successivement toutes les passions à Araminte : la jalousie, la perplexité, la curiosité, pour revenir toujours à l’inquiétude. Le locuteur contraint alors Araminte à adopter une série de postures variées : l’indifférence (« avec négligence), l’incrédule (« Dorante ! il m’a paru de très bon sens ! »), à poser des questions (« est-ce que tu la connais, cette personne ? »). Dans la fulgurance de l’instant, le personnage fait l’expérience d’une «aventure émotionnelle » bouleversante et trépidante qui la charme, la surprend (« tu me surprends à mon tour » ; »quelle aventure ! » ; »tu m’étonnes à un point ! ») et l’embarrasse : « la vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même » (I,15).

            Entendre parler de cet amour effrayant la tranquille Araminte, qui voudrait bien rester en repos et prendre son temps, celui de jouir du bonheur de sa liberté de veuve et des « effets surprenants » de la sympathie née lors de la rencontre muette et à distance de l’acte I, scène 6, elle aimerait garder le secret de cet amour scandaleux dont Dubois lui a garanti l’éternel silence quand il a campé le portrait de Dorante en héros de roman courtois ou en berger de pastorale : « premièrement il ne vous dira mot ; jamais vous n’entendrez parler de son amour ». Tout au long de la pièce, elle s’efforcera de préserver le secret, que Dubois et Dorante font tout pour éventer : à la fin de l’acte I, scène 14, elle demande à Dubois de « garde[r] un profond secret » et déclare que les sentiments éprouvés par Dorante sont « des choses qui ne doivent jamais percer ». Suite à l’affaire du tableau, elle reproche son indiscrétion à Dubois : « c’est de ton silence dont j’ai besoin » ; »tais-toi donc, tais-toi ; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m’as dit ». C’est qu’alors que la parole laisse des traces indélébiles dans l’esprit des hommes et qu’elle prend valeur d’acte quand, prononcée devant témoins, elle ne peut être niée, le secret représente, pour Araminte, la possibilité inespérée de ne pas avoir à choisir entre la tranquillité et l’amour, à jouir de sa condition de jeune veuve indépendante et de la douce ivresse de la passion, à retarder inévitablement le moment du choix. Moins il sera question de l’amour de Dorante au sein de la famille, + elle pourra en jouir secrètement et durablement. C’est du reste pourquoi elle déplore que l’affaire du tableau fasse autant de « bruit », avant d’ajouter significativement : »cela vaut-il la peine qu’on en parle » (II,10).

            Tout l’art de Dubois consiste au contraire à contraindre Araminte à choisir entre l’amour et son tranquille veuvage en la mettant dans des situations critiques, où elle ne peut faire autrement que de prendre parti en parlant. Lorsque Dubois se chamaille avec Arlequin à propos du tableau, il requiert incidemment l’avis de sa maîtresse : »et moi je te dis qu’on ne le laissera point là, que je le détacherai moi-même, qui tu en auras le démenti et que madame le voudra ainsi ». Sans le savoir, Monsieur Rémy favorise ce dessein en demandant à Araminte ce qu’elle pense du refus de Dorante de quitter, avec sa maison, son emploi d’intendant pour épouser une riche veuve : »Ai-je tort, Madame ?/ Araminte, froidement C’est à lui de répondre » (II,2). La force illocutoire de la question contraint à répondre en rendant suspects silence, esquive ou refus. Sommée enfin par sa mère de renvoyer son intendant pour éviter tout scandale, Araminte est contrainte de sortir de sa réserve : « Mme Argante Vous dites que vous le garderez ; vous n’en ferez rien/ Araminte, froidement Il restera, je vous assure ». Congédier Dorante reviendrait à renoncer aux joies de l’amour. Le garder reviendra bientôt à avouer qu’elle l’aime et à assumer les conséquences de son choix. A l’acte III, Araminte ne peut plus louvoyer, tant le scandale est devenu éclatant. Elle tente bien de nier les évidences en suggérant que le Comte est l’auteur de la miniature (II,10) ou que la lettre est d’une « écriture contrefaite » (III,8). Mais rien n’y fait : le comte dément ; la mise en scène diabolique de Dubois place Araminte devant l’impérieuse nécessité de se décider, de se prononcer fortement, de s’engager par la parole, de s’exprimer. C’est la fonction de la « crise » (II,16), terme de théâtre emprunté aux domaines militaire et médical dans lesquels il désigne le moment où le corps livre bataille contre la maladie dans un ultime et décisif combat : soit la violence de la crise emporte le malade soit le dernier spasme du mal annonce la guérison prochaine. La crise est donc l’expression d’un conflit qui pousse Araminte dans ses retranchements et la contraint de dire ce qu’elle a sur le cœur, de nommer l’amour, de le définir, de faire de cette donnée naguère inexistante pour elle l’élément central de son existence. Il lui interdit de jouir en secret d’un amour qu’elle seule connaît.

            « Fierté, raison, richesse, il, faudra que tout se rende » (I,2). L’intériorisation de l’obstacle et de l’intrigue fait que l’aveu est précédé d’un conflit entre l’amour et l’amour propre, conflit par lequel Araminte protège son amour-propre en refusant d’avouer, de s’avouer l’inclination qu’elle éprouve pour Dorante. Acculée, elle multiplie les ruses et les esquives, conscientes ou inconscientes, qui sont autant de pointes de « mauvaise foi ». Cette situation est à l’origine d’une série d’énoncés ambigus, de propos à double entente à travers lesquels la locutrice révèle à son insu ses véritables désirs. Dès l’acte I, scène 6, l’emploi du verbe « donner » trahit la secrète attirance d’Araminte pour Dorante et préfigure la mise hors jeu de Marton, que Monsieur Rémy vient pourtant de « fiancer » avec son neveu : »il n’était pas nécessaire de me préparer à le recevoir : dès que c’est Monsieur Rémy qui me le donne, c’en est assez : je le prends ». Persuadée de convaincre Dubois du bien-fondé de ses arguments, elle se trahit elle-même quand elle ponctue d’un « honnêtement » ironique, un argumentaire qui ne s’abrite derrière la compassion et l’obligation sociale que pour mieux garder, avec Dorante, la chance de poursuivre une « aventure » : »Dubois Il y aura bien de la bonté à le renvoyer. + il voit Madame, + il s’achève/ Araminte Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira. D’ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Rémy qui me l’a recommandé ; et ceci m’embarrasse. Je ne vois pas trop comment m’en défaire, honnêtement. » Flattée par le portrait romanesque que Dubois vient de brosser du couple, elle dissimule la satisfaction d’amour propre sous la compassion : « Voilà qui est bien digne de compassion ! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j’en aie un autre : au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi ; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes ; entends-tu, Dubois ? ». Mais c’est surtout à l’acte II, scène 12 qu’elle ne cesse de dévoiler ses sentiments subconscients : »Araminte, d’un air vif[..] sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m’aime, et je n’aurais que faire d’y regarder de + près ». L’embarras d’Araminte n’est ici pas seulement dû au caractère potentiellement scandaleux de la situation, mais bien au fait que Dorante ne la laisse pas indifférente. Elle aurait aimé de pas avoir à « y regarder de + près », c.à.d. ne pas devoir s’enquérir de la réalité de cet amour. Or toute la stratégie de Dubois consiste justement à lui faire prendre conscience de son trouble. Les répliques suivantes sont tout aussi significatives. Le désir que Dorante aime Marton est pure feinte. Après s’être disculpée de garder le jeune homme, elle tente de savoir si son prétendu amour pour Marton est vrai, sous couvert de vouloir se débarrasser de lui : « Ce n’est + le besoin que j’ai de lui qui me retient, c’est moi que je ménage (elle radoucit le ton). A moins que ce qu’a dit Marton ne soit vrai, car je n’aurais rien à craindre. Elle prétend qu’il l’avait déjà vue chez monsieur Rémy, et que le procureur a dit, même devant lui, qu’il l‘aimait depuis longtemps et qu’il fallait qu’ils se mariassent : je le voudrais ». Ce « je le voudrais » est feint et rassurée par les démentis de Dubois, elle cherche à savoir + précisément ce que pense Dorante tout en cherchant à donner l’impression du contraire, ce que suggère la didascalie négligemment. Convaincue, avec la souffrance de Dorante, de la force de ses sentiments, elle finit par exprimer véritablement sa pensée, toujours sur le mode indirect et reconnaît, sous prétexte de pouvoir le renvoyer s’il avouait, attendre sa confession : « Il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât ». Cette dernière phrase est un chef d’œuvre de marivaudage, au sens d’un jeu sur le langage et ses implicites, du personnage avec ses désirs. La proposition semble ménager les convenances en suggérant qu’une déclaration de Dorante serait opportune en ce qu’elle lui permettrait de le congédier. Mais elle suggère aussi qu’elle ne souhaite pas être dans l’obligation de le renvoyer. Elle exprime surtout le désir secret d’entendre Dorante lui déclarer sa flamme : prête à entendre cette déclaration, elle trouverait probablement une satisfaction amoureuse à être ainsi «fâchée ». Le déplaisir causé par l’aveu s’accompagnerait du plaisir de se savoir aimée et de se l’entendre dire par celui qu’elle aime secrètement.

            C’est du reste ce à quoi elle pousse Dorante pour éprouver son amour, le mettre à l’essai, mais éprouver aussi une satisfaction, une vengeance d’amour propre à le faire souffrir à l’acte II, scène 13. Déjà à l’acte I, scène 15, son amour-propre, mis en danger par la fausse confidence de Dubois, avait tâché ainsi de reprendre le pouvoir en usant des prestiges et des feintes de la parole. Informée de l’amour de Dorante, elle avait joué de ses émotions en lui annonçant son congé avant de revenir sur sa décision en changeant brusquement d’avis (« Eh, mais oui,, je tâcherai que vous restiez »), pour mieux l’éprouver de nouveau en évoquant l’éventualité d’un mariage prochain avec le comte : »si j’allais épouser le comte, vous auriez pris une peine inutile ». Ce désir de l’inquiéter, de le mettre à l’épreuve culmine dans le « piège » de la lettre qu’elle lui dicte. Araminte joue alors la maîtresse inflexible et jouit manifestement de son pouvoir retrouvé. Elle affiche un ton autoritaire et multiplie les questions faussement naïves : « je crois que la main vous tremble ! Vous paraissez changé. Qu’est-ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ? ». Araminte renverse ici le rapport de force et joue consciemment avec la parole, en en faisant un instrument de domination, même si elle est elle-même troublée par son stratagème. C’est donc au tour d’Araminte de pousser l’amant à avouer ses sentiments, donc à se compromettre, moins pour le renvoyer en faisant éclater sa faute, en le poussant à se trahir par sa propre parole, pour le convaincre de son stratagème, comme le craint Dorante, que pour que lui aussi soit mis en défaut, qu’il fasse l’expérience de la défaite de son amour-propre et qu’il trouve la force de sauter le pas, de se déclarer : »A part Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? ». La mise à l’épreuve sert à vérifier l’intensité de l’amour de Dorante : l’amant de la tradition courtoise ne saurait conquérir le cœur de sa dame sans souffrir, sans vaincre des obstacles, sans se dépasser lui-même.

 

            Au dénouement, l’aveu qui échappera à Araminte déclenchera un aveu d’une autre nature, qu’il appartiendra à Araminte d’interpréter, de manière au demeurant fort ambiguë.

            L’aveu tant désiré par Dorante et par le spectateur arrive de manière imprévisible, sans que l’amant ait à l’arracher à Araminte, et d’une manière qui échappe à Araminte. En effet l’aveu, clair, demeure, dans sa formulation, indirect : Araminte emploie le conditionnel, puis une périphrase, la didascalie soulignant la sincérité, mais aussi la spontanéité, le jaillissement d’une décision brusque, saut dans l’inconnu qui marque une rupture. Mais on peut aussi penser que l’aveu, qui échappe à Araminte, est escamoté.

            La tirade, par quoi Araminte ressaisit le sens de l’aveu et de la pièce pour mettre Dorante hors de cause, est tout aussi ambiguë. On peut y voir, avec France Farago,  le signe d’un pardon, par quoi l’aveu, parole performative et signe éclatant de « l’honnêteté », de la « probité » de Dorante, n’abolit pas la faute, mais en inverse le signe en transformant au moment opportun, quoique de manière inattendue, la culpabilité en probité. Dans cette perspective la « sincérité » de la « passion infinie », fondement du mensonge, disculperait et justifierait l’amant aux yeux d’Araminte. La fin justifiant les moyens en matière d’amour, la réussite de la conquête amoureuse justifierait a posteriori la témérité de l’acte, légitimerait la comédie, adossée à une vérité du cœur. La parole ne vaudrait pas par son contenu, mais par sa finalité, si bien qu’on pourrait mentir en toute légitimité si le mensonge, né de l’amour, le favorise. Mais on peut aussi, attentif aux modalisateurs, au silence qui indique la succession de sentiments complexes, à la polyphonie de l’adverbe « après tout », aux tournures impersonnelles qui évitent d’avoir à pardonner en son nom propre,  voir là la preuve que face à la possibilité de légitimer ou de renier ce qui a eu lieu, Araminte choisit, sans illusion, d’entériner la fiction en conférant un sens noble aux actions de Dorante, crédité du terme d’ « honnête homme ». L’homme serait alors le produit de son histoire, dont il peut construire à sa guise les sens possibles, sans qu’aucune signification ne puisse prendre le pas sur les autres. La fin resterait ouverte.

 



[1] Lors de la prise de bec entre Madame Argante et Monsieur Rémy, le Comte invitera du reste le procureur à modérer son langage en lui rappelant discrètement sa profession et sa condition de roturier : « Le Comte Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît que vous avez tort/ Monsieur Rémy Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez : mais cela ne nous regarde pas.

 

[2] « Et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ? »

[3] Dès sa 1ère apparition sur scène, Dorimont veut se servir de l’intendant entré au service d’Araminte pour obtenir la main de cette dernière : « ?’y aurait-il pas moyen de raccommoder cela ? Araminte ne me hait pas ; mais elle est lente à se déterminer ; et pour achever de la résoudre, il ne s’agirait + que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l’embarras d’un procès. Parlons à cet intendant : s’il ne faut que de l’argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l’épargnerai pas/ Oh, non ! ce n’est point un homme à mener par là ; c’est le gardçon du monde le + désintéressé ;/ Tant pis ! ces gens-là ne sont bons à rien » (II 4).

[4] Par exemple quand, maniée par le Comte et par Araminte, elle feint de complimenter Araminte, mais aussi de faire référence à la faible valeur esthétique du « vieux tableau » pour mieux pointer l’indécence de la contemplation de Dorante, tandis que la réponse d’Araminte prétend aller dans le sens de son interlocuteur (« effectivement ») pour mieux démontrer son absence de jugement : « Le Comte, d’un ton railleur Ce qui est sûr, c’est que cet homme d’affaires-là a bon goût/ Araminte, ironiquement. Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu’il ait jeté les yeux sur ce tableau ». Tenir pour extraordinaire l’attitude de Dorante est ridicule et revient à méconnaître les charmes naturels d’Araminte. La critique est d’autant + efficace qu’elle demeure implicite et sujette à interprétation.

[5] «Votre père et le sien s'aimaient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aime­raient-ils pas ? » (acte I, scène 4). 

[6] « Cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; et nous n’avons que faire ensemble, pas la moindre chose » (III,5).