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macbeth: les personnages face au mal

Macbeth : les personnages face au mal

 

Si on laisse de côté le cas des « sœurs fatales », personnages surnaturels qui posent essentiellement la question de l’origine du mal, il apparaît clairement que Shakespeare a composé son drame autour du couple Macbeth, isolé du reste des personnages par le choix qu’il fait de solliciter les forces du mal, de pactiser avec elles, de se damner et par la déconstruction qui s’ensuit. Pourtant la pièce n’est pas manichéenne pour deux raisons : les protagonistes, plus complexes qu’il n’y paraît, voient leur conscience déchirée par le mal ; l’ambiguïté des figures censées leur opposer le Bien (Duncan, Macduff, Banquo) atteste de l’universalité d’un mal, auquel nu ne peut échapper.

 

Les 1ères figures du mal dans la pièce sont donc les sorcières, personnages qui ne relèvent pas seulement du folklore pour les contemporains de Shakespeare, qui croient à leur existence et pour qui elles constituent une réalité inquiétante, sinon irrécusable. En Angleterre, comme sur le continent, la chasse aux sorcières atteint son apogée entre 1560 et 1660. Les 1ères années du règne d’Elisabeth 1ère voient, après la promulgation du « statut  de la sorcellerie » (1541), le début des exécutions capitales et publiques des prétendues sorcières, accusées notamment de provoquer des naufrages, ce dont les scènes 1 et 3 de l’acte I de Macbeth se font l’écho. Un second « Statut » réitère en 1604 cette condamnation à mort et les traités de démonologie s’accumulent, dont celui écrit en 1597 par Jacques VI d’Ecosse, futur Jacques 1er d’Angleterre au moment de la composition de Macbeth, en 1607 et devant qui les « King’s Men » jouent la pièce. La terreur suscitée par la sorcellerie est donc une réalité chez les Calvinistes, les Presbytériens et les Puritains.

De cette réalité, le cadre dans lequel les sorcières de Macbeth opèrent participe : une lande de bruyère, déserte et désolée, loin de toute habitation humaine, perdue dans « la brume et la saleté de l’air ». On ne trouve ce lieu marginal, comme celles qui le hantent, que par un hasard trompeur (car on y est attendu), lorsqu’on s’est perdu : lorsqu’ils rencontrent les sorcières, Macbeth et Banquo semblent s’être égarés (« Quelle distance pour Forres ? », I, 3). Eclairs et coup de tonnerre évoquent l’état paroxystique où se déchaînent les forces du Mal.

Le cérémonial qui préside aux sortilèges des sorcières sort en effet tout droit des traités de démonologie, + précisément des descriptions de sabbat, ces festivités de pleine lune où les sorcières rencontrent, disait-on, le Diable : elles dansent et chantent une ronde infernale autour d’un chaudron bouillant, nécessaire à la préparation de leur charme (IV,1), épouvantable mixture qu’elles composent en accompagnant chacune de leurs incantations d’un geste qui souligne le caractère performatif de leur langage : dire et faire étant une seule et même chose, penser le Mal, l’énoncer ou le commettre ne diffèrent pas. Parmi les éléments hétérogènes et écoeurants qui composent leur mixture, beaucoup sont vénéneux, venimeux ou mortels (venin, langue fourchue, dard, « estomac et œsophage de glouton requin dans la mer salée », ciguë, branches d’if). Les autres viennent d’animaux supposés malfaisants, souvent nocturnes, parfois associés au Diable, rampants et grouillants (crapaud, couleuvre, salamandre, grenouille, chauve-souris, vipère, lézard, hibou, dragon, loup, bouc) : le serpent et le bouc sont regardés traditionnellement comme des émissaires de Satan. Enfin les éléments humains sont non-chrétiens (« nez de Turc et lèvre tartare », « foie de juif blasphémateur ») ou référant à l’enfant damné, puisque mort avant d’être baptisé (« doigt d’un bébé strangulé à sa naissance »). Les sorcières semblent ainsi composer un organisme à partir d’éléments anatomiques disparates : oeil, orteil, poils, dent, langue, patte, aile, écailles, estomac, lèvre, doigt, boyaux. Le monstre ainsi créé se dresse contre l’ordre naturel. « L’épaisse pâtée visqueuse » qui ressort de ce conglomérat de l’hétéroclite forme un magma où toute distinction s’abolit. Le Mal est ainsi suppression de la différence dans l’ordre naturel et cosmique, comme dans l’ordre politique et humain. La « confusion » engendrée par le régicide trouve son pendant dans la personne même des sorcières, indistinctes, quasi-incorporelles et qui s’évanouissent subitement, comme des « bulles d’air » : « what ar these/ So mither(d, and so wild in thier attire,/ That look not like th’inhabinatnts o’ th’eartg,/ And yet are on’t ? Live you ? or are you aught/ That man may question ? You seem to unnderstant me, / By each at once her choppy finger laying/ Upon her skinny lips : you should be women,/ And yet your beards forbid me to interpret that you are so » (I,3). Ces 3 questions marquent l’impossibilité où Banquo est de distinguer ce que sont les sorcières: le statut ontologique du mal est indéfinissable. La seule chose qu’il puisse affirmer est que ces femmes à barbe n’ont pas de sexe ; c.à.d. qu’il leur manque justement la distinction la + élémentaire qui soit pour un être humain. Le Mal est ainsi cet élément où il est impossible à l’homme de reconnaître quoi que ce soit et même de s’y reconnaître.

De fait, Shakespeare ne les qualifie pas de « sorcières », mais de « weird sisters », « sœurs folles », « sœurs étranges », « sœurs fatales ». Le leitmotiv du chiffre 3 – elles sont trois, prononcent +sieurs fois ce chiffre dans leurs incantations, dansent sur un rythme ternaire et délivrent 3 prophéties à chacune de leur rencontre avec Macbeth- fait songer aux 3 Moires, aux Parques de la mythologie antique, filles de Zeus et de Thémis (la Justice) ou, selon Hésiode, de la Nuit, et souvent représentées comme des vieilles femmes vêtues de noir : Lachésis, Clotho et Atropos, qui cardent, tissent et rompent le fil de la vie, dont elles sont l’allégorie. Holinshed, le chroniqueur dont Shakespeare s’inspire, dit d’elles qu’elles sont « les déesses de la destinée ou quelques nymphes ou fées dotées d’un savoir prophétique grâce à leur science nécromantique ».

 

Salviati, Les Fates (vers 1550)

Drudwcick,Les Moires, 1885

 

 

Enfin la scène du chaudron s’inspire d’un épisode célèbre de sorcellerie dans la Bible, celui du mauvais roi Saül, menacé par son gendre David et par l’armée des Philistins, qui va consulter la nécromancienne d’Endor (I Samuel, 28). Celle-ci fait apparaître le spectre du prophète Samuel prédisant la défaite, dans une atmosphère de mystère et d’épouvante qui a suscité à la Renaissance +sieurs mises en scène tragiques.

 

Livre de Samuel (1), chapitre 28 : Saül et la nécromancienne Endor

En ce temps-là, les Philistins rassemblèrent leurs troupes en une seule armée pour aller combattre contre Israël. Et Achis dit à David: «Sache que tu viendras avec moi au camp, toi et tes hommes.»

2

David répondit à Achis: «Aussi tu verras ce que fera ton serviteur.» Et Achis dit à David: «Et moi je t'établirai pour toujours gardien de ma personne.»

3

Samuel était mort; tout Israël l'avait pleuré, et on l'avait enterré à Rama, dans sa ville. Et Saül avait fait disparaître du pays ceux qui évoquaient les morts et les devins.

4

Les Philistins s'étant rassemblés, vinrent camper à Sunam; Saül rassembla tout Israël, et ils campèrent à Gelboé.

5

A la vue du camp des Philistins, Saül eut peur, et son coeur fut fort agité.

6

Saül consulta Yahweh, et Yahweh ne lui répondit point, ni par les songes, ni par l'Urim, ni par les prophètes.

7

Alors Saül dit à ses serviteurs: «Cherchez-moi une femme qui évoque les morts, et j'irai vers elle et je la consulterai.» Ses serviteurs lui dirent: «Il y a à Endor une femme qui évoque les morts.»

8

Saül se déguisa et mit d'autres vêtements, et il partit, accompagné de deux hommes. Ils arrivèrent de nuit chez la femme, et Saül lui dit: «Prédis-moi l'avenir en évoquant un mort, et fais-moi monter celui que je te dirai.»

9

La femme lui répondit: «Voici que tu sais ce qu'a fait Saül, comment il a retranché du pays ceux qui évoquent les morts et les devins; pourquoi me tends-tu un piège, pour me faire mourir?

10

Saül lui jura par Yahweh en disant: «Aussi vrai que Yahweh est vivant! Il ne t'arrivera aucun mal à cause de cela.»

11

Et la femme dit: «Qui te ferai-je monter?» Il répondit: «Fais-moi monter Samuel.»

12

A la vue de Samuel, la femme poussa un grand cri; et la femme dit à Saül: «Pourquoi m'as-tu trompée? Tu es Saül!»

13

Le roi lui dit: «Ne crains pas; mais qu'as-tu vu?» La femme dit à Saül: «Je vois un dieu qui monte de la terre.»

14

Il lui dit: «Quelle figure a-t-il?» Et elle répondit: «C'est un vieillard qui monte, et il est enveloppé d'un manteau.» Saül comprit que c'était Samuel, et il se jeta le visage contre terre et se prosterna.

15

Samuel dit à Saül: «Pourquoi m'as-tu troublé, en me faisant monter?» Saül répondit: «Je suis dans une grande détresse: les Philistins me font la guerre, et Dieu s'est retiré de moi; il ne m'a répondu ni par les prophètes ni par les songes. Je t'ai évoqué pour que tu me fasses connaître ce que j'ai à faire.»

16

Samuel dit: «Pourquoi me consultes-tu, puisque Yahweh s'est retiré de toi et qu'il est devenu ton adversaire?

17

Yahweh a agi comme il l'avait annoncé par mon intermédiaire: Yahweh a arraché la royauté de ta main, et l'a donnée à ton compagnon, à David.

18

Parce que tu n'as pas obéi à la voix de Yahweh, et que tu n'as pas traité Amalec selon l'ardeur de sa colère, c'est pour cela que Yahweh a ainsi agi envers toi en ce jour.

19

Et même Yahweh livrera Israël avec toi aux mains des Philistins. Demain, toi et tes fils, vous serez avec moi, et Yahweh livrera le camp d'Israël entre les mains des Philistins.»

20

Aussitôt Saül tomba par terre de toute sa hauteur, car les paroles de Samuel l'avaient rempli d'effroi; de plus, les forces lui manquaient, car il n'avait pris aucune nourriture de tout le jour et de toute la nuit.

21

La femme vint vers Saül et, voyant son grand trouble, elle lui dit: «Ta servante a obéi à ta voix; j'ai exposé ma vie, en obéissant aux paroles que tu m'as dites.

22

Ecoute maintenant, toi aussi, la voix de ta servante, et que je t'offre un morceau de pain; manges-en, pour avoir de la force lorsque tu poursuivras ta route.

23

Mais il refusa et dit: «Je ne mangerai point.» Ses serviteurs, ainsi que la femme, le pressèrent, et il se rendit à leurs instances. Il se leva de terre et s'assit sur le divan.

24

La femme avait chez elle un veau gras, elle se hâta de le tuer et, prenant de la farine, elle la pétrit et en cuisit des pains sans levain.

25

Elle les mit devant Saül et devant ses serviteurs, et ils mangèrent. Puis s'étant levés, ils partirent la nuit même.

 

 

Ainsi le destin de Macbeth se dévide-t-il hors de lui et de sa volonté propre : les sorcières et Hécate en décident, les unes parce qu’elles l’attendent, le tentent, et prophétisent, l’autre parce qu’elle les tance pour qu’elles le perdent, attisant ou endormant sa méfiance pour mieux retourner contre lui son désir d’invincibilité illusoire, son angoisse de s’être damné en vain, son fantasme de dépossession stérile, dans l’impossibilité de faire souche. Car Macbeth attribue aux sorcières une perspicacité qui devance le cours du temps.

De fait, elles prédisent à Banquo une postérité royale, bien que lui-même ne soit pas destiné à être roi (I, 3): « moins grand que Macbeth et + grand ; pas si heureux, mais + heureux ». Mais la parole de ces «incomplètes discoureuses » est à double sens : « deux vérités sont dites » en une seule fois. Comme Macbeth demande si le démon peut « dire vrai », Banquo prévient que les « puissances obscures nous disent le vrai » pour mieux nous perdre. Macbeth en fait l’amère expérience quand, réalisant qu’il a pris pour un gage d’invincibilité l’annonce des signes de sa propre perte, il invoque l’ « équivoque » diabolique du « Double joueur » : « I begin to doubt th’equivocation of the fiend/ That lies like truth » ; les sorcières l’ont « enroulé dans le double sens » de l’ « equivocator », terme que PJ Jouve traduit par « Double-Joueur » et qui renvoie au Malin. Aussi les sorcières se jouent-elles de la faiblesse de Macbeth, à qui elles ne révèlent que ce qu’elles veulent bien révéler. + Macbeth veut leur soutirer une vision de l’avenir, + ces « créatures secrètes, noires », « ces femmes de minuit » deviennent énigmatiques. Elles refusent carrément de répondre à la question qui le taraude : « les enfants de Banquo règneront-ils sur le royaume » ? / « Ne cherche pas à le savoir » (p.203). Indifférentes aux ordres express comme aux malédictions de Macbeth, elles lui interdisent de parler aux apparitions et commentent ironiquement la prostration qu’elles ont provoquée en convoquant les dernières apparitions. Elles se font ainsi les instruments de la perte de Macbeth, voulue par Hécate : « Montrez-vous à ses yeux, troublez son cœur,/ Venez comme ombre, et ainsi repartez » (v.1665-1666, p.106).

Cette perte prend elle-même la forme d’apparitions, qui monopolisent la parole (les sorcières intiment l’ordre à Macbeth d’entendre, mais de se taire et conduisent Macbeth, venu assurer sa sécurité, à persévérer dans le crime : « sois sanguinaire hardi : et ris jusqu’au mépris/ De la force de l’homme : aucun né d’une femme/ Ne pourra atteindre Macbeth » (v.1626-1628, p.105) ; « sois substance-de-lion, fier, ne te soucie pas/ De qui s’agite et s’insurge, où sont les conspirateurs/ Macbeth ne sera pas vaincu jusqu’à tant que/ La grande forêt de Birnam vers le sommet de Dunsinane/ Ne s’avance contre lui » (v.1641 sq, p.105). En effet, les 1ères apparitions ont une vertu soporifique maligne, car elles apportent une fausse assurance, un sentiment trompeur de sécurité : qui pourrait craindre, en ce bas monde, qu’un homme ne soit pas né d’une femme ou qu’une forêt se mette en marche contre qui que ce soit ? Qui peut « ordonner à un arbre d’arracher ses racines nouées à la terre ? ». Or ce discours est une apocalypse, - du verbe grec « apokalyuptein », révéler, tirer au clair, manifester à la lumière-, noire : loin de mettre en garde Macbeth contre les dangers qui le guettent, il l’y précipite en l’induisant en tentation ; à travers l’acte libre de Macbeth, les sorcières sont cause originelle de la série de ses actions, car elles fouettent son ambition, stimulent sa démesure. Puis la vision des 8 rois et le spectre de Banquo, tendant à Macbeth le miroir de son vain meurtre, de son sceptre stérile, achèvent d’égarer la raison du héros : nihiliste, il renonce à penser pour agir à la moindre (im)pulsion et s’en remet aux puissances occultes et inquiétantes, qui sont l’antithèse de la Providence à laquelle il a tourné le dos : « Dorénavant/ Les 1ers fruits de mon cœur, ce seront/1ers fruits de ma main. Et à l’instant/ Couronnant pensée en action,/ Que soit pensé et soit fait […]/ J’agirai avant que soit froid le projet » (v.1708 sq, p.108).

Cependant, Hécate et les sorcières, dont l’existence reste douteuse, ne sont peut-être que le précipité du « désir ventriloque » de Macbeth. Jamais elles ne parlent de meurtre à Macbeth, à l’esprit de qui l’idée du meurtre se manifeste pourtant consécutivement au 3ème salut, à l’acte I, scène 3 : Banquo note le trouble hyperbolique de Macbeth, en proie à une frayeur inexplicable  –«  mon bon seigneur, pourquoi tressaillir, sembler craindre ce qui rend un son si flatteur » ; Macbeth lui-même reconnaît que la tentation de satisfaire son ambition par le régicide s’est déjà présentée à lui, dans les 1er a parte où il s’absorbe dans ses pensées – « he seems rapt withal »- et confesse un trouble où la peur se mêle à l’horreur , « ma pensée, où le meurtre, encore, n’est qu’un rêve,/ Secoue ma frêle humanité de telle sorte/ Que mes fonctions sont étouffées dans le peut-être/ Et que seul est ce qui n’est pas » ; enfin la lecture que Lady Macbeth fait de la lettre qu’il lui envoie, à l’acte I, scène 5, et le débat qui s’engage ensuite entre les époux, à l’acte I, scène 7 laissent entendre que l’hypothèse du meurtre est antérieure à la rencontre de Macbeth et des sorcières, dont les paroles ont résonné en lui parce qu’elles consonaient avec un discours qui cheminait en lui. « This supernatural soliciting », terme qui désigne à la fois le trouble inquiet, la demande expresse et la sollicitation de faveurs sexuelles, souligne que c’est le désir de Macbeth, qui est interpellé par les sorcières : s’il est absorbé en lui-même (« rapt »), c’est parce qu’il est happé par des phantasmes effrayants (« horrible imaginings »), que la prédiction royale ne saurait seule expliquer. « Why do I yield to that suggestion/ Whose horrid image doth unfix my hair » (v.251 sq, p.49) : si suggestion il y a, elle ne peut être que de l’ordre de l’auto-suggestion : où trouverait-il ailleurs qu’en lui-même ces phantasmes, ces visions d’horreur que les sorcières exhument parce qu’elles ont touché juste ? Le destin que les sorcières prophétisent s’écrit au cœur du sujet, dont l’interpellation des sorcières fait émerger à la conscience le désir qui s’y tapissait : « Cachez vos feux, étoiles ! / Que la lumière ignore mes noirs vœux profonds:/ Devant ma main, que l’œil se ferme, et toutefois, / Ce que l’œil redoute de voir, que cela soit ! » (I, 4) : du même souffle, Macbeth assume son désir (des désirs liés à l’obscurité et à la profondeur, dans cet abîme où le sexuel, le crime, la mort et la transgression se rejoignent) et il aspire à un acte dont l’auteur est soigneusement laissé dans l’incertitude, mais dont la nécessité ne fait pas de doute ; si cela doit être fait un jour (« when it is done »), il faut bien que quelqu’un s’en charge. La fatalité ne serait donc que le déguisement d’un désir qui ne peut + attendre, comme le souligne le motif de l’urgence, dans le discours de Lady Macbeth. « La rencontre de Macbeth et des Weird sisters [serait] donc moins celle d’un homme et de son destin que celle d’un désir tacite et de son objectivation dans la bouche d’autrui », conclut François Lecercle qui rapproche cette congruence du Schicksalzwang freudien, Schicksalzwang que Freud qualifie de «démoniaque » en ce qu’il confronte le sujet à une réalité qui émane en réalité de son inconscient[1]. Ainsi s’expliquerait l’étrange état de transe qui l’arrache à ce qui se passe autour de lui et aux sollicitations de son entourage : cet état d’absorption serait le signe que la voix des sorcières l’a renvoyé à lui-même.

L’affinité entre Macbeth et les sorcières, affinité sensible dans l’écho du 1er vers du héros à l’oxymore par quoi les sorcières ont donné le ton de l’esthétique du mal dans la pièce – fair is foul and fou lis fair – trouverait ainsi sa justification : les sorcières perdent le marin dont la femme a refusé de leur donner des châtaignes et créent, selon une recette et des lois particulières, un monstre, une totalité qui ne s’intègre pas dans le cosmos ; Macbeth, qui fonde une tyrannie sur les débris d’un organisme socio-naturel décapité, fait assassiner la femme de Macduff, parce qu’il a décliné l’invitation au banquet de consécration. « Pour éviter le repas cannibale du chaos, il faut que l’ordre nouveau soit fondé sur une violence où un autre repas se pare des signes de la légitimité et de l’assentiment général, où la victime expiatoire entraîne avec elle tout ce en quoi la société risque de s’engouffrer », note Richard Marienstras dans Le Proche et le lointain

 

A la fois étrange et étrangère à toute notion d’humanité, Lady Macbeth est un personnage au seuil de l’inhumain, intermédiaire entre notre monde et celui des sorcières, avec lesquelles elle n’entre jamais en contact direct, mais avec qui elle semble en communion quand elle invoque les « esprits de la nuit », les « substances invisibles », et néanmoins humaine,  car faillible, et finalement + complexe qu’une 1ère lecture des 3 premiers actes pourrait le laisser penser.

En effet, dans les 3ers actes, qu’elle domine de sa présence maléfique, elle apparaît d’abord comme une tentatrice diabolique. « Viens ici, que je puisse verser mes esprits/ Dans ton oreille, et par la force de ma langue/ Chasser ce qui t’empêche de ce cercle d’or/ Par quoi le sort et le secours naturel/ Semblent te couronner » (I, 5, v. 379 sq, p.54) : cette 2ème Eve verse ses « esprits » comme un poison dans l’oreille de Macbeth, nouvel Adam pour qui elle est, comme dans la Genèse, l’occasion de la chute.

L’origine du mal serait donc la femme et, + encore, le principe féminin : la souillure. En effet, tous les personnages qui agissent vertueusement malgré les dangers sont protégés de la souillure féminine : Macduff « n’est pas né d’une femme », càd que, né par césarienne, il n’est pas passé par les organes génitaux et figure ainsi une sorte de conception la + pure possible, presque exempte du péché originel de la naissance. C’est lui qui abat le tyran et offre sa tête au roi légitime : il apporte ainsi une purification et rétablit ainsi l’ordre politique comme naturel. De même, le jeune Malcolm, pour attester de sa vertu, témoigne de sa virginité : »Encore je suis/ Ignorant de la femme » (IV, 3, p. 118). C’est la femme qui corromprait l’homme, au point que l’annonciation de la lignée des Stuart est un enfant, celui qui est le + proche de l’innocence sexuelle. Les images emphatiques de l’horreur, du Mal, sont celles où le féminin se pervertit : au lieu de donner la vie, il souhaite apporter la mort : lady Macbeth dit qu’elle n’aurait pas hésité à « éclater le cerveau » de son nourrisson si elle s’était, comme son mari parjuré en renonçant à l’exercice de sa volonté de puissance. En cela, Lady Macbeth est proche des sorcières, vieilles femmes laides saturant l’air de la « saleté » et que Macbeth finit par traiter de « salopes ». Les femmes sont le principe du désordre, qui incite les hommes, acceptant naturellement l’ordre féodal, à briser la hiérarchie des liens féodaux, l’amitié : lady Macbeth pousse son mari, hésitant, à tuer celui qui disait avoir « planté » et vouloir « donné croissance » à Macbeth ; les sorcières brisent le lien unissant les frères d’arme ; lady Macduff traite son mari de traître.

Or la clé du personnage réside sans doute dans le refus de sa condition de femme. Tout en elle se rebelle contre ce sort, ce statut que la nature lui a imposé : « Ah venez, vous esprits, / Qui veillez aux pensées mortelles, faites-moi/ Sans sexe, et du front à l’orteil comblez-moi/ De la pire cruauté ! faites-moi mon sang épais,/ A la pitié interdisez le passage » (I, 5) Il s’agit bien ici de répudier la vertu, supposée féminine, qu’est la pitié, pour une autre, réputée masculine : la cruauté. Lady Macbeth voudrait n’être pas femme. Freud voit dans la stérilité du couple Macbeth la raison de ce refus (IV, 3). Quand Lady Macbeth évoque l’allaitement, c’est pour transmuer le lait en « fiel » (I,5, v. 402-403, p.54) ou rêver l’infanticide. Le ressentiment face à cette maternité avortée expliquerait la récurrence du fantasme de la stérilité dans la pièce : Lady Macbeth refuse d’être femme parce qu’elle n’a pas pu l’être complètement. Elle met en cause la virilité de son mari à l’acte I, scène 7 et à l’acte III, scène 4 et voit dans l’imagination de Macbeth, opposée à l’action guidée par la froide raison, une marque de féminité qu’elle rejette comme une marque d’incomplétude, un manque, un vide « pensée de fou, que dire : vue horrible » (II, 2,, v 680, p.65 ; « votre invention ! le tableau peint de votre peur/ C’est le poignard sorti de l’air qui, disiez-vous,/ Vous conduisait vers Duncan. Oh ! ces bouffées et sursauts,/ Ces impostures de vraie peur/ Iraient bien dans un conte d’après les grand-mères/ Au coin du feu l’hiver. Honte, honte ! Pourquoi/ Faites-vous une telle grimace ? car après tout/ Vous ne regardez qu’une chaise » (III, 4, v.1343 sq, p.92). Elle aspire donc à devenir un homme, en montrant des qualités qu’elle suppose viriles et que Macbeth lui reconnaît : « n’engendre que des enfants hommes !/ Car ton esprit indompté ne doit composer jamais/ Rien que des mâles » (I, 7, 559-561, p.60). C’est un esprit d’homme dans un corps de femme. Elle est ainsi représentative de la confusion des valeurs qui caractérise le Mal : se voulant homme, elle transgresse l’ordre naturel. Elle se voudrait maîtresse d’un chaos qui la broie.

Or on remarquera que, de manière à la fois réaliste[2] et symbolique, c’est elle qui assume, à la fin de la pièce, le motif de la tache : derrière le remords persistant, on retrouve la souillure féminine, ineffaçable, comme le sang sur les mains, et qui renvoie au sang menstruel, donc à la faute originelle, la religion voyant dans ce sang menstruel, lié à l’enfantement, le signe du péché originel, sanctionné par l’enfantement dans la douleur dans le récit de la Genèse. D’une grande puissance évocatoire, cette scène peut faire penser à la tache de sang indélébile sur la clé du conte de Barbe bleue.

ó A l’origine du crime, la femme, incarnation de la souillure originelle, est le personnage le + noir du diptyque Macbeth/ Lady Macbeth

 

Gustave Doré, illustration pour Barbe Bleue

 

 

Lady Macbeth incarne aussi les illusions de la volonté de puissance.

Dévorée d’ambition et dépourvue de scrupules, elle conçoit en effet l’amour conjugal comme un pacte[3] et entend saisir le « kairos » pour forcer le destin : « Glamis tu es, et Cawdor. Tu seras/ Tout ce qui t’est promis » (I, 5, v.365-366, p.53) ; « M- Duncan vient ici cette nuit./ LM Et quand part-il ? / M Demain, selon son dessein ;/ LM Oh, jamais/ Le soleil ne verra ce demain » (p.55).

Aussi a-t-elle, sur le plan strictement dramatique, une fonction décisive :

c’est elle, et elle seule, qui incite Macbeth, velléitaire et hésitant, à assassiner Duncan en se livrant à un chantage érotique, puis en l’accusant perversement d’aliéner sa liberté, de manquer de virilité, de se parjurer s’il ne réalise pas sa volonté de puissance en mettant sa volonté en accord avec ses désirs : « As-tu la peur/ D’être en ton acte véritable et ton courage/Le même que tu es en désir ? Tu voudrais/ Avoir ce que tu crois ornement de la vie/ Et comme un couard vivre devant ta conscience/ Laissant « je n’ose pas » veiller sur « je voudrais »/ Comme le pauvre chat du proverbe ? » (I, 7, v. 515-525, p.59). Elle utilise donc l’art de la persuasion (chantage affectif, blessure d’orgueil et de virilité) pour corrompre, dénaturer. Elle incarne la volonté mauvaise.

C’est elle encore qui prépare et organise matériellement le meurtre, qu’elle envisage même de perpétrer elle-même, craignant la faiblesse de son mari : « arrive donc, épaisse nuit, / Enveloppe-toi des fumées les + sinistres de l’enfer,/ Que mon couteau ne voie pas la blessure/ Qu’il fait, et que le ciel sous le couvert du noir/ Ne vienne pas épier pour me crier « arrête ! » » (I, 5) ;. Après avoir anesthésié les deux chambellans, elle est donc entrée dans la chambre du roi endormi, elle l’a contemplé, armée sans doute et prête à agir, et elle y a renoncé, contrainte d’agir par époux interposé, avant de parachever le meurtre en rapportant les poignards auprès des chambellans endormis et de les barbouiller, de ses propres mains, du sang de Duncan. En somme, Macbeth n’est que l’exécutant d’un régicide qu’il a souhaité sans le vouloir, qu’il a repoussé comme une idée folle, mais auquel sa femme l’a conduit en prévoyant jusqu’à l’alibi pour se couvrir de toute accusation pour un crime perpétré sous son toit hospitalier.

C’est que Lady Macbeth, qui domine son mari, le connaît, quand Macbeth lui accorde, dans sa lettre, le titre de « dearest love », de «dearest partner of greatness » (« très chère compagne de grandeur »), l’écoute, lui obéit, mais ne la connaît pas. A l’instar de Thérèse dans les Âmes fortes, Lady Macbeth a, depuis longtemps, analysé son époux, dont le monologue suivant la lecture de la lettre prouve qu’elle connaît les faiblesses : un caractère ondoyant et velléitaire; une personnalité empreinte d’insolubles contradictions ; un cerveau sujet à des crises d’hallucination. On comprend qu’en fonction de ce constat, elle prenne en main les destinées du couple et, à l’acte III, du royaume : elle sauve la face lors du banquet où Macbeth, affolé, voit le fantôme de Banquo (III,4, v. 1334 sq, p.93, v. 1374 sq) ; elle affirme la nécessité de la dissimulation et de la cruauté pour parvenir à ses fins. Dans ces 3 premiers actes, rien, ou presque rien, ne dément cette volonté de puissance absolue.

Pourtant elle n’est pas sans faille : elle recule devant le parricide (« s’il n’avait ressemblé à mon père quand il dormait, je l’aurais fait » (II, 2 : elle participe du climat de peur qui entoure l’assassinat[4] ; elle s’évanouit à l’annonce du spectacle horrible que décrit Macduff (II, 3, p. 74).

De façon significative, elle perd la main sitôt le régicide accompli. Elle souhaite la mort de Banquo (« l’ouvrage de nature, en eux, n’est éternel », III, 2, v.1214, p.87). Mais elle ne participe en rien à son assassinat, que Macbeth organise en soulignant qu’il horrifierait sa féminité : « Sois innocente de savoir, chère poulette,/ Jusqu’au point d’applaudir » ( ibidem, v. 1224-1225).

Après la scène du banquet, nous ne revoyons + Lady Macbeth que sous les traits d’une pauvre femme brisée, somnambule, en proie à l’image obsessionnelle d’une tache de sang indélébile qui souille ses mains. Elle est exactement dans l’état qu’elle reprochait naguère à Macbeth à l’acte II, scène 2. Lady Macbeth symbolise ainsi les illusions de la volonté. Le mal corrompt sa volonté et révèle sa faiblesse, d’autant + pitoyable que son discours fut volontariste et sans scrupules. Celle qui avait fait de la sauvegarde des apparences son mot d’ordre se donne à lire comme un livre ouvert, à son insu.

 

ó

Füssli, Lady Macbeth

 

Complice de la Nuit, qu’elle appelait de ses vœux et dont elle souhaitait la confusion, elle découvre que « l’enfer est tout noir » pour quelqu’un qui n’en avait jamais identifié la nature. La nuit est venue et la conscience de lady Macebth s’y engloutit dans la folie, le cauchemar permanent, l’indistinct. Elle ploie sous le fardeau des ténèbres qu’elle a elle-même voulues et invoquées. Sœur des sorcières, sorcière à sa façon, elle finit par retrouver sa fragile nature humaine et l’abandonner aussitôt. Elle ne prend conscience de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle est vraiment, que pour perdre sur le champ cette conscience. Agent majeur du mal, elle finit par en être la victime.

Sa descente aux enfers  prend les apparences de la folie. C’est d’ailleurs un docteur en médecine qui enregistre les symptômes d’un mal, qui n’est pas se son ressort. Le mal, qui a pris l’apparence de la maladie somnambulique, est métaphysique. Ce que la nuit avait d’abord caché devient spectacle et aveu. La distance construite entre l’être social et l’être profond s’est résorbée : « je ne voudrais pas avoir un tel cœur dans ma poitrine, pour tous les honneurs rendus à sa personne » (V, 1). Lady Macbeth n’a + d’identité parce qu’elle n’a + rien à cacher, à protéger : elle ne possède + rien, ni angoisse, ni souvenirs, ni projets. Condamnée à revivre les scènes traumatiques passées, elle sort du temps et se laisse emporter par l’horreur de son crime. Le Mal a révélé la structure profonde de la personne : derrière le masque de la volonté de maîtrise, l’inconscient dévoile les désirs et les actes refoulés. Le Mal révèle en corrompant la personnalité sa structure profonde et son besoin d’opacité. La transparence de Lady Macbeth est le signe de sa dissolution.

ó Créer le couple lady Macbeth/ Macbeth permet donc à Shakespeare d’éviter de fonctionner par argumentation pour figurer la lutte du masculin et du féminin, du désordre et de l’ordre, de la souillure et du bon pouvoir, fondé sur l’entente des nobles, sur la vertu dégagée de la tentation du féminin et faisant bon usage de la force virile. Il est habile de la part de Shakespeare d’avoir scindé les 2 instances de la volonté et de l’action dans le couple masculin/ féminin. Cela permet de rendre les personnages très ambigus.

 

La tragédie de Macbeth est moins celle de l’ambition sur de la conscience déchirée par le mal, et finalement de la damnation.

Le mal, politique (la guerre), donc humain (le motif du sang, de tout temps répandu dans le royaume d’Ecosse, car consubstantiel à l’origine du pouvoir), mais aussi peut-être (sur)naturel (les sorcières) préexiste à Macbeth : les sorcières, réunies « pour la rencontre de Macbeth » (I, 1, v.8), l’attendent pour l’initier à un mal que, prolongement des sorcières et 2ème Eve qui aurait avalé le venin du serpent de la Genèse, lady Macbeth instille à son oreille de son mari, avant de fouailler son courage de guerrier en se livrant à un chantage érotique. Le mal, surnaturel, anhistorique et historique, est toujours déjà là, tapi au cœur de la nature démonisée, du chaos de la nuit primordiale, du bain de sang originel : « le sang fut répandu ici, dans les époques disparues, / Avant qu’humaine purgation eût fait meilleure société » (III,4, 1361-1362, p.94).

Mais ce faisant, le mal préexiste aussi en Macbeth. Car la 1ère image qui nous apparaît de « Macbeth le brave », « Mignon de la valeur » et « amant de Bellone », est bien celle d’un guerrier sanguinaire, « prologue » à un « thème impérial » ensanglanté : « Macbeth le brave (qui sertes mérite ce nom-là)/ Méprisant la fortune, et son acier brandi, qui fumait d’une sanglante exécution,/ Comme un mignon de la Valeur s’est taillé passage/ Jusqu’à l’esclave, face à face» (I,2, v.79-84, p.42),  « décous[ant] »Macdownald « du nombril jusqu’à la tête » et le décapitant pour « plant[er] sa tête sur le haut de nos remparts » comme  un « canon chargé de doubles munitions ». «Aurait-il voulu se baigner dedans les blessures fumantes ou célébrer un nouveau Golgotha- je ne sais » : le leitmotiv obsessionnel du sang, objet de la fascination du héros guerrier, est la 1ère explication possible de l’entropie du meurtre : « Ici devant moi gît Duncan,/ Sa peau d’argent brodée avec son sang doré,/ Ses plaies béantes semblant ouvertes dans la nature/ Pour l’entrée dévorante de la ruine […] qui pouvait se retenir, ayant un cœur pour aimer, et dans ce cœur/ Courage pour montrer amour ? » (II,3, 888-897, p.74) ; « et dans le sang j’allai si loin que, si je n’y pataugeais +/ Reculer serait aussi dur que pousser » (III,4, 1435-1436).

 

Car Macbeth n’est pas seulement un ambitieux qui, par sa propre démesure, voudrait le pouvoir de façon si absolue qu’il tue Duncan, ajoute le crime au crime et finit par périr par sa propre faute, comme le voudrait une tradition, confirmée par la réécriture burlesque et parodique du mythe dans Ubu-Roi d’Alfred Jarry (1896), où Ubu, double ridicule, stupide et poltron de Macbeth, se laisse convaincre par sa femme de tuer le roi pour pouvoir « augmenter indéfiniment [s]es richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues ».

Certes lady Duncan lui prête une ambition, qu’il avoue lui-même[5]: il voudrait bien monter sur le trône Or la prophétie n’a rien d’absurde a priori : il est proche parent de Duncan, son cousin La couronne lui échoit donc naturellement quand Malcolm et Donnalabain, soupçonnés de parricide, s’enfuient : après les fils de Duncan, il est le 1er successeur potentiel.

Sa position initiale est  du reste celle de quelqu’un qui  veut et peut attendre la réalisation de l’oracle sans avoir à le provoquer. Car, Lady Macbeth le sait, « il ne veut pas tricher » : il manque à ce vaillant guerrier, dont Duncan loue la noblesse et qui proteste de sa loyauté, la « cruauté » nécessaire au machiavélisme.

Aussi sa 1ère réaction face aux prédictions des sorcières est-elle tissée d’incrédulité et d’épouvante : il n’a pas l’intention de renverser le roi ; quand l’idée du meurtre le traverse, son effroi traduit son rejet. ó Tout en lui repousse donc le crime qu’il va pourtant commettre.

Du reste, le climat de terreur dans lequel il accomplit ce meurtre et l’irrationalité du meurtre des chambellans comme de l’explication de cette exaction inutile (drogués et endormis, les chambellans, coupables désignés, en tant que tels destinés à mourir, ne pouvaient le dénoncer), qui nourrira les soupçons de Malcolm et Donnalbain (« Là où nous sommes, il y a des poignards dans les sourires d’homme »), puis des Grands, ne sont pas ceux d’un froid calculateur. L’assassinat de Banquo et le massacre de la famille Macduff n’e sont pas davantage réfléchis, puisque l’un et l’autre manquent leur véritable cible..

Enfin , alors qu’Ubu tue et prend le pouvoir pour jouir des avantages matériels que procure la royauté, Macbeth ne jouit ni du meurtre, qui le terrifie et suscite le remords, ni du pouvoir, tant le régicide l’a exclu du banquet d’une vie qu’il semble désormais prendre en horreur : la manière dont l’apparition du spectre de Banquo fait tourner au fiasco le banquet censé célébrer l’accession au pouvoir de Macbeth prouve que l’accession au trône ne vaudra à Macbeth qu’insomnie, visions horribles, cauchemars, remords et crainte permanente de perdre la couronne.

ó Pour un ambitieux, Macbeth est maladroit, timide, peu avisé. Il faut donc chercher ailleurs la clé de ce personnage complexe et pétrie de contradictions.

 

 

Tel qu’il apparaît dans les trois premiers actes, Macbeth se présente comme une conscience déchirée, écartelée, livrée à d’insolubles contradictions.

Tenté par un mal qui lui fait d’emblée horreur – Banquo est le 1er à s’étonner du sursaut d’effroi de son compagnon face à une prédiction pourtant heureuse, et lui –même avoue la terreur qui s’empare physiquement de lui, à l’acte I, scène 3 : « si c’est bien, pourquoi dois-je céder à l’idée/ Dont l’image d’horreur hérisse mes cheveux/ Et fait que mon cœur bien assis frappe à mes côtes/ Contre son mode naturel ?/ Les peurs présentes sont moindres que d’horribles imaginations » (I, 3, v. 248 sq , p.49)- Macbeth a parfaitement conscience de l’iniquité d’un meurtre qui : 1) bafoue le code de l’hospitalité ;  2) n’a aucune justification politique, Duncan étant un bon roi et un roi bon ; 3)  n’a aucune justification personnelle, Duncan s’étant montré particulièrement généreux envers le couple, anobli, honoré de sa présence et récompensé de ses peines par le cadeau, royal, d’un diamant. (Cf v. 489-494) ; 4) ne peut avoir que des conséquences proprement apocalyptiques, la métaphore filée des cavales infernales révélant la conscience du caractère sacrilège du régicide. La conclusion, logique, du monologue délibératif de l’acte I, scène 7 confirme l’adhésion du héros aux valeurs de la morale, de la mesure : « nous n’irons pas + loin dans cette affaire:/ Il vient de m’honorer, et j’ai gagné, / Pour toute espèce de peuple, renom doré/ Qui ne peut être terni de son tout nouvel éclat/ Ni aussi vite rejeté » (v.510-513, p. 58) ; « J’ose tout ce qui peut convenir à un homme ;/ Qui ose + n’en est pas un » (527-528, p.59). Il ne commet donc son 1er meurtre que dans la terreur du sacrilège qui le damne. Il a peur de la damnation éternelle et du châtiment infligé par la Justice des hommes: « ici,/ Seulement ici sur ce banc rive du temps/ Nous risquerions la vie à venir ; en tel cas/ Nous avons jugement encore d’ici-bas/ - Pour n’avoir enseigné que manœuvres sanglantes/ Lesquelles font retour quand elles sont connues/ En infestant leur inventeur ; l’égale main de la justice/ Propose l’ingrédient du poisonneux calice »/ A notre lèvre » (v. 484-487).

Aussi ne peut-il accomplir ces meurtres, dont le remords le hante[6], qu’en les accompagnant de vaines paroles propitiatoires : « c’en est fait. / Ô Banquo, le vol de ton esprit,/ S’il doit trouver le ciel, le trouve cette nuit » ((III,1, 1566-1568, p.85) ; « va-t’en, car mon âme est beaucoup trop chargée avec le sang des tiens » (V,8, v.2459-2460, p.140). Incrédule, il se plaint de ce que, exclu du banquet de la vie, il n’a pas osé répondre « amen » à la bénédiction des chambellans endormis : « L’un cria « Dieu vous bénisse », et l’autre « Amen »,/ Comme s’ils m’avaient vu, et mes mains de bourreau:/ Et moi écoutant leur peur, je ne pouvais dire/ « Amen », quand ils ont dit « Dieu vous bénisse […] pourquoi, mais pourquoi n’ai-je pu dire/ « Amen » ?/ J’avais grand besoin de bénédiction. « Amen » resta dans mon gosier » (II, 2, 691-693, p.66).

Jusqu’à l’acte V, scène 3, il garde la nostalgie de valeurs dont le meurtre l’a exclu : « Et tout ce qui devrait escorter le vieil âge,/ Honneur, amour, hommage, et cohorte d’amis,/ Je ne dois pas espérer les avoir ; mais à leur place/ Malédictions, non criées mais profondes,/ Honneur du bout des lèvres, souffle/ Que le pauvre cœur voudrait refuser, mais qu’il n’ose ».

ó Macbeth incarne ainsi la voix de la conscience déchirée par le mal qu’elle choisit pourtant librement.

 

De fait, la tentation n’opère que parce que les prédictions des sorcières trouvent un écho dans le « désir ventriloque de Macbeth ». Le mal préexiste donc aussi en Macbeth qui, sans que les sorcières parlent de meurtre, associe immédiatement le « thème impérial » au régicide : « Ma pensée, où le meurtre encor n’est que fantasme, / Secoue à tel point mon faible état d’homme/ Que la raison s’étouffe en attente, et rien n’est/ Que cela qui n’est pas » (I,3, v. 257-259, p.49). Les a parte qui le montrent « envoûté » par les prédictions des sorcières –lui-même avoue avoir été « ravi », dans la lettre qu’il envoie à sa « très chère compagne de grandeur »- traduisent en clair l’ambition soulevée par cette « absorption » en soi-même.

Lettre à lady Macbeth et frustration ressentie par Macbeth à l’annonce officielle de la succession de Malcolm à Duncan[7] confirment le partage initial des valeurs communes : la libido (dominandi) commande le machiavélisme. Il nourrit, depuis suffisamment de temps pour que le projet de meurtre s’impose à l’idée de lady Macbeth, le désir secret de tuer le roi pour satisfaire ses/ les ambitions (de sa femme) et compenser ainsi la frustration née d’une sourde impuissance.

Car, à l’instar de lady Macbeth, qui lui apprend à être le serpent dissimulé dans le bouton de rose, Macbeth peut faire preuve de détermination et de duplicité avec ses sbires, lors de la découverte du cadavre du roi Duncan : « Allons, et moquons le temps par l’aspect le + riant:/ Visage faux doit cacher ce que le cœur faux connaît » (v.570-571) ; « quand nous les aurons marqués/ De sang ces endormis, et dans sa même chambre,/ Et employé leurs vrais poignards, ne sera-t-il pas clair que c’est eux qui l’ont fait ? » ; « je suis décidé,/ Je tends les instruments du corps vers cette terrible action ». Aussi réfute-t-il à l’acte III, scène 4 : « êtes-vous un homme ? »/ « Oui, et un homme hardi, qui ose regarder/ Ce qui pourrait épouvanter le diable » (1341-1342, p.93). Dans l’intervalle Macbeth, qui a assumé seul l’organisation du guet-apens tendu à Banquo, a pris conscience de sa damnation.

 

De fait, Macbeth, qui vit sous l’emprise de l’imagination, est fasciné par un mal qu’il redoute autant qu’il y aspire. Face aux prédictions des sorcières, Banquo voit déjà dans le trouble de Macbeth une réaction de peur : « Cher seigneur, pourquoi sursauter, sembler craindre/ Des choses qui sonnent si beau ? »(I, 3, v.150-151).  Macbeth relie lui-même cette peur aux « fantasmes » de l’imagination : « les peurs présentes sont moindres que d’horribles imaginations:/ Ma pensée, où le meurtre encor n’est que fantasme, / Secoue à tel point mon faible état d’homme/ Que la raison s’étouffe en attente, et rien n’est/ Que cela qui n’est pas » (I, 3, v. 254-259, p.49). Tout autant que la jalousie morbide que lui inspire le double +tif de lui-même qu’est Banquo, cette peur est aussi le mobile du guet-apens de l’acte III et du massacre de la famille de Macduff : « être ainsi, ce n’est rien, sans l’être en sûreté »( 1051-1052,p.81). Idem pour Macduff cf IV,1 1630 sq, p.105 : « Alors vis donc, Macduff : qu’ai-je à craindre de toi ? / Pourtant je veux une assurance double sûre/ Un gage sur le destin- tu ne vivras pas:/ Afin de pouvoir dire à la crainte au cœur pâle/ Qu’elle ment, et dormir en dépit du tonnerre ». L’image récurrente de la fièvre traduit cette fuite en avant par quoi le tyran d’exercice aspire dans le fond moins à guérir le mal par le mal qu’à embrasser le néant : « et cet assaut va me guérir pour tjs, ou me basculer maintenant./ J’ai vécu assez longtemps : et le chemin de ma vie/ Est tombé dans les feuilles jaunies et séchées » (V,3). Car dans le fond il semble que Macbeth n’ait jamais cru qu’un bien, son bien, pût sortir d’un mal, du mal, comme s’il avait toujours mesuré l’enjeu métaphysique du régicide. En cela l’atmosphère cauchemardesque, dans laquelle la terreur de Macbeth plonge la pièce, est révélatrice de la manière dont le mal clive ou dissocie la psyché. Lady Macbeth l’explique aux courtisans, pour l’excuser, lors de la scène du banquet: Macbeth a toujours été sujet à des crises d’angoisse, de doute, de « fureur » ; « mon seigneur est souvent ainsi, / Il l’a été dès sa jeunesse » (1335-1336, p.93).

                  De l’emprise de l’imagination sur Macbeth, l’apparition du poignard et du spectre de Banquo témoignent, à l’acte II, scène 1 et à l’acte III, scène 4. Même si la personnification du « Meurtre » et le lien tissé avec « les sorcelleries célébr[an]t les rites/ D’Hécate la pâle » accréditent la thèse du fantôme à l’acte II, scène 1, lady Macbeth raille cette superstition et l’hypothèse de la projection d’un imaginaire malade s’impose à l’esprit même de Macbeth, qui ne s’appartient + : « ou bien n’es-tu/ Qu’un poignard de l’esprit, une création fausse/ Procédant d’un cerveau accablé de vapeurs » ; « mes yeux se font les fous des autres sens / Ou bien dominent tout […] C’est la sanglante affaire qui s’inscrit ainsi devant mes yeux ».

                  Or cette aliénation (« voir mon action, mieux vaudrait/ Ne pas moi-même me voir », s’exclame-t-il juste après le meurtre), par quoi sombre dans la folie, conduit à la  dissociation tragique du corps et de l’esprit : « Qu’est-ce que ces mains ? Ah! elles crèvent mes yeux !/ Tout l’océan de Neptune arrivera-t-il à laver/ Ce sang de ma main ? » (II,2, v.730, p.67), antichambre de la mort de la pensée par quoi Hannah Arendt redéfinit la radicalité au mal : « D’étranges choses sont dans ma tête , voulant la main, / Qui doivent être agies avant d’être pensées » (III,4) ; « Dorénavant/ Les premiers fruits de mon cœur/ Ce seront 1ers fruits de ma main. Et à l’instant/ Couronnant pensée en action/ Que soit pensée et soit fait » ; « j’agirai bien avant que soit froid le projet » (IV,1, v.1707-1709 et 1716, p.108).

                  Dès lors Macbeth, qui file la métaphore du « scorpion » hantant son esprit, bascule dans l’inhumanité: « Viens donc pareil à l’ours hérissé de Russie,/ Au rhinocéros armé ou au tigre d’Hyrcanie/ … mes nerfs d’acier/ Jamais ne trembleront ; sois de nouveau vivant/ Et combats-moi, avec ton épée, au désert ;/ Si j’abrite alors tremblement, appelle-moi/ Une fille bébé. Et va t’en, ombre horrible !/ Irréelle moquerie, va-t’en !/ Voilà, ainsi./ Et lui parti, je redeviens un homme » (p.95) ; « Jusqu’à ce que Birnam monte vers Dunsinane/ Je ne peux être pris de peur. Qu’est ce garçon Malcolm ? N’est-il pas né d’une femme ? Or les esprits qui connaissent / Tout le mortel enchaînement ont prononcé pour moi ceci : « Macbeth ; ne crains rien, nul homme né d’une femme/ Jamais ne pourra contre toi […] Cet esprit qui me porte et le cœur que je porte/ Ne fléchiront sous le doute et ne trembleront de peur ». « Tu étais né de femme./ Je souris des épées, jusqu’au  mépris, des armes,/ Quand un homme les tient qui fût né d’une femme » (V,7, 2433, p.138) ; « retourne-toi, chien de l’enfer » ; «Aussi bien les intouchables airs/ Pourrais-tu les marquer de ta tranchante épée, Que me faire saigner : laisse tomber ta lame sur des chefs vulnérables ;Je porte une vie/ Charmée, et qui ne pourra céder/ A aucun né de femme » (V,8, 2465-2470, p.140).

ó D’homme dévirilisé par la terreur au surhomme déshumanisé par la folie, Macbeth aura été victime d’une imagination morbide, mortifère, d’une pulsion de mort, sans doute ancrée dans le fantasme se sa propre stérilité.

                 

                  Perdu pour perdu, le damné en appelle à la destruction du monde. Dès l’acte II, scène 3, il se définit comme un être vidé, mort, fini : « si j’étais mort avant l’événement,/ J’aurais vécu un temps béni ; mais à partir de cet instant/ N’est + rien de valable dans la vie mortelle:/ Tout est jouet : l’honneur et la grâce sont morts,/ Le vin de la vie est tiré, reste la lie/ Laissée à cette voûte de parade (II, 3, v. 863- 869, p.73). A partir du moment où, s’étant lui-même livré aux forces du mal « pour savoir, par les moyens du pire, le pire » (IV,1), il réalise qu’il a été joué, il revendique la damnation et, exclu du banquet de la vie, s’endurcit  : »j’ai presque oublié le goût de la peur ;/ Il fut un temps, mes sens auraient eu froid/ A entendre un cri nocturne, et ma chevelure/ Pour un récit funèbre se serait dressée : Comme animée de vie : je suis gorgé d’horreurs ;/ L’atroce, familier de mes pensées sanglantes,/ Ne peut + me surprendre » (V ,3,  2355 sq, p.135) ;  « Je combattrai jusqu’à tant/ Que de mes os ma chair soit arrachée » (V,3, p.131) ; « Ah, je commence à être lassé du soleil,/ Et je voudrais que tout l’état du monde fût défait/ Sonnez la cloche d’alarme !/ Vents, soufflez ! Naufrages, arrivez !/ Et qu’au moins nous mourions armure sur le dos » (V,5, 2402 sq, p.137).

                  S’il fait face, c’est moins en héros assumant un destin qu’il a voulu qu’en desperados appelant la fin du monde pour donner de l’éclat à sa propre déchéance : « que soit rompu l’ordre des choses,/ Que souffrent les deux mondes !/ +tôt que nous mangeant dans la crainte et dormant/ Sous le tourment de ces terribles rêves/ Qui la nuit nous secouent : mieux d’être avec les morts/ Que nous, pour gagner notre paix,/ Nous envoyâmes à la paix,/ Qu’être couchés sur la torture de l’esprit/ En furieuse folie. Duncan est dans sa tombe ;/ Il dort bien, après la fièvre ardente de sa vie ;/ La trahison a fait son pire : et ni le fer,/ Ni poison, malice domestique, force étrangère,/ Rien – ne peut le toucher dorénavant » (v.1188-1200, p.86).

                  Ainsi il semble que, + que la tragédie d’une ambition dévoyée, la tragédie de Macbeth soit l’histoire d’une damnation : égaré par les prophéties, Macbeth court à une damnation sans rédemption possible, à l’instar du savant allemand qui, pour recouvrer la jeunesse, vend don âme au Diable, dans  la Damnation du Dr Faust de Christopher Marlowe. De fait et par-delà la mutation psychologique, la névrose obsessionnelle, la folie et la pulsion de mort, une authentique révolte métaphysique conduit Macbeth à se dresser contre le sacré, Dieu et l’ordre de la nature. Après avoir transgressé tout ce qui peut persister de sacré (l’amitié, les servitudes militaires) en provoquant l’âme d’un défunt qu’il a fait assassiner et rejeté toute idée chrétienne de résurrection des corps (« Si les charniers de nos tombes renvoient./ Ceux que nous avons enterrés, nos monuments/ Qu’ils soient entrailles de vautours »), il adopte, de retour auprès des sorcières, une position nihiliste quand il s’affirme prêt à anéantir la Création tout entière pour savoir ce que lui réserve l’avenir : « Dussiez-vous délier les vents, qu’ils frappent les églises,/ Dussent les vagues écumant dévorer les navigateurs,/ Le blé en herbe être couché et l’arbre être arraché,/ Dussent les châteaux crouler sur la tête de leurs gardes/ Et palais et pyramides plonger le front à leurs fondations,/ Dût le trésor des germes de Nature/ S’écraser dans un vomissement de destruction,/ Répondez à ce que je demande » (IV, 1, v.1592 sq, p.103). Ces paroles sont celles d’un nouveau Lucifer révolté contre Dieu et sa Création. En choisissant de persister dans son refus du monde et dans le crime, au lieu de se repentir et de prier pour sa rédemption, Macbeth choisit la damnation, qu’il porte à son paroxysme. Lorsque, dans les dernières scènes de la pièce, il voit s’écrouler, avec la mort de sa femme et la réalisation des prophéties,  l’œuvre sanglante qu’il a échafaudée, il ne capitule pas, mais prend les armes , tue le jeune Siward sans lui laisser aucune chance (V,7) et lorsque, face à Macduff, il comprend que le temps est venu, qu’il est enfin face à « l’homme qui n’est pas né d’une femme », il revendique son sombre statut de maudit et s’en fait une sombre gloire dans sa dernière réplique. Malgré sin infamie et la lâcheté de ses crimes, il n’atteint une trouble grandeur que dans la célèbre tirade où, ayant appris la mort de sa femme, il juge de l’absurdité de sa vie et de l’existence humaine, à l’acte V, scène 5.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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« Ce sont les Daimon kai Tuchè qui déterminent le destin de tout être humain, rarement, voire jamais, l’une seulement de ces deux forces » (in la dynamique du transfert, article de 1912)   Toutefois Freud va simultanément proposer une autre figure du destin, triadique celle-là, puisqu’à Daimon et Tuchè il va associer Atropos, l’Inexorable, l’Inflexible, autrement dit la Mort.  Dans « Le motif du choix des coffrets » (1913a), ce sont en effet trois personnages, trois sœurs – les Moïra, les Moires, filles de la Nécessité, l’impitoyable Anankè – qui filent le destin des hommes : la première, Clotho, tient la quenouille, c’est « la prédisposition fatale, innée » indique Freud, et l’on aura reconnu là le Daimon ; la deuxième, Lachésis, déroule le fil, elle désigne « le “fortuit ou le hasard qui se manifeste au sein de la conformité du destin à une loi” – nous dirions : l’expérience vécue » indique encore Freud, et l’on aura reconnu là Tuchè ; la troisième, enfin, Atropos, est précisément celle qui coupe le fil de notre vie, la silencieuse déesse de la mort.  Ainsi, si notre destin résulte bien de cette dialectique entre nos prédispositions ou nos dispositions innées et les événements de notre vie ou les hasards de notre existence, c’est nécessairement sur fond de drame, celui de notre finitude – à savoir que si nous sommes voués à la mort nous ne savons pas quand –, que cette dialectique s’effectue. 12 Ce faisant, on le voit, c’est à une approche radicalement nouvelle de l’accident que Freud nous invite, car il est désormais pensé comme une rencontre : son statut, dans la pensée freudienne, tient tout entier dans ce hasard inscrit sur fond de finitude, en tant qu’il provoque une rencontre avec la psyché qu’il précipite, au sens chimique du terme.

 

[…] Dans son Au-delà du principe de plaisir, [Freud] évoque aussi le Schicksalzwang, la compulsion de destin, que ses successeurs désigneront par « névrose de destinée », à propos de ces sujets non névrosés dont l’existence se caractérise par le retour périodique d’enchaînements semblables d’événements généralement malheureux. Il indique :

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On a l’impression d’un destin qui les poursuit, d’un trait démonique dans ce qu’elles vivent, et la psychanalyse a, dès le départ, considéré un tel destin comme en grande partie préparé par elles-mêmes et déterminé par des influences infantiles précoces. […] On connaît ainsi des personnes chez qui toute relation humaine a la même issue : des bienfaiteurs qui après quelque temps sont quittés dans le ressentiment par chacun de leurs protégés, si différents que ceux-ci puissent être par ailleurs […] ; des hommes chez qui toute amitié a pour issue que l’ami les trahit ; […] des amoureux chez qui tout rapport tendre à la femme passe par les mêmes phases et conduit à la même fin, etc. S.  Freud, « Au-delà du principe de plaisir »...
On le voit, il s’agit bien de ce Daimon qui pousse l’individu dans des choix, ou plutôt qui se manifeste dans des rencontres, rencontres accidentelles ou de hasard bien sûr, lesquelles réalisent simultanément ce qu’il faut bien appeler un destin pulsionnel. Rétrospectivement, dans l’après-coup, ce qui fait de la vie de l’individu un destin était bien inscrit tout entier dans la pulsion et ses destins – pour reprendre le titre de l’un de ses essais métapsychologiques –, en tant que celle-ci rencontre l’accident

 

 

 

[2] Lady Macbeth, qui a incité son mari au crime, a trempé les mains dans le sang de Duncan pour maquiller un crime, dont elle partage ainsi pleinement la responsabilité.

[3] Cf lettre de Macbeth : « cela j(‘ai jugé bon de te le communiquer (ma très chère compagne de grandeur) pour que tu ne sois pas privée des droits de réjouissance en demeurant ignorante des grandeurs qui te sont promises » (p.53)

[4] « Hélas ! J’ai peur, ils se sont réveillés,/ Ce n’est pas fait : c’est la tentative et non l(acte/ Qui nous perd. Ecoutez ! » (II,2, 663-665, p.64)

[5] « Nul éperon pour exciter le flanc de mon vouloir, seulement/ L’ambition voltigeante et dépassant son propre but,/ Qui verse de l’autre côté »

[6] « ceci est une vue horrible » ; « Je n’irai +:/ J’ai l’horreur de penser à cela que j’ai fait ;/ Le revoir, je n’ose pas ».

[7] « Prince de Cumberland ! ceci est une marche/ Sur quoi je trébucherai, ou que je ferai sauter,/ Car elles se tient sur ma route. Etoiles, cache vos feux !/ Que la clarté ne puisse voir mes désirs profonds et noirs:/ Que l’oeil devant la main se ferme ; et cependant cela soit/ Ce que les yeux, quand tout est fait, craignent de voir » (I,4, 338-345).