« Les nations de l’Orient et de l’Occident sont désormais solidaires (…). Le monde est devenu trop étroit pour que le monde puisse se développer isolément en des bassins géographiques distincts sans se mêler en une civilisation supérieure ». Elisée Reclus, Les grands textes, 1882, Ch.Brun, Champs Classiques, 2014.

 

Le géographe Elisée Reclus poursuit avec la concurrence devenue mondiale et évoque le basculement du centre de gravité de l’économie mondiale de l’Europe vers l’Orient. Mais ce qui nous intéresse ici est cette « civilisation supérieure » qui dépasse largement le domaine économique et annonce peut-être l’avènement d’un nouvel âge de l’humanité. Cette expression qui conjugue l’économie, la culture et la société, alimente un certain optimisme puisque « sans doute l’équilibre se produira tôt ou tard, et l’humanité saura s’accommoder aux nouvelles destinées que lui assure la prise de possession en commun de toute la planète ».  Si le mot mondialisation est inconnu du géographe français, ce qu’il décrit est bien la matérialisation du concept. Aujourd’hui, ce mot est devenu très commun, banal et utilisé tous azimuts (mondialisation du goût, mondialisation des émotions, sino-mondialisation etc.), envahissant même. Il est  parfois réduit à une mécanique mondiale, inexorable (« la mondialisation est » et rien ne peut l’arrêter, comme la rotation de la Terre) à laquelle il faudrait se soumettre, s’adapter. Il faudrait aussi s’y intégrer sans quoi nous péririons ; connect or perish. Ses acteurs sont des fantômes tandis qu’Elle agit seule, de son propre chef. Rien ne l’arrête car le Marché (A.Supiot), libéral, qui est son carburant, étend chaque jour son champ d’action. Tout est à vendre, tout est à acheter ; des nationalités grâce à la vente de passeports ou de droits de résidence, des parties de souveraineté en faisant stocker des données des administrations publiques par de grandes FTN, des infrastructures stratégiques comme des ports ou des aéroports, des territoires vitaux comme des terres agricoles, des éléments du patrimoine (Salvator Mundi de Léonard de Vinci), des Hommes (migrants, prostituées, enfants etc.), des guerres (guerre du Golfe de 1991), des silences… et la liste n’est pas exhaustive. Il s’agit ici d’ouvrir quelques portes pour avoir une approche plus transversale de la question de la mondialisation.

La mondialisation n’est pas immanente

La mondialisation n’est pas immanente car elle est un processus continu mis en place et soutenu par le système capitaliste – ce n’est pas un processus désincarné car il est porté par des acteurs en chair et en os. Ce n’est pas non plus une sorte d’état naturel du monde qui s’impose naturellement aux sociétés. Elle peut être ralentie (Covid-19) voire stoppée par les Etats. Trop de littérateurs considèrent avec un habituel fatalisme positif que la mondialisation « est là » et que les Etats, les hommes doivent se résigner à l’accepter, ou bien « qu’il faut faire avec » car on n’a pas le choix.  La crise actuelle, inédite et immense et dont la fin est imprédictible, même par les « plus grands experts », peut nous faire dire le contraire. Des choix ont été faits comme celui de fermer les frontières, de confiner ou de renoncer à une politique industrielle qui aurait pu garantir l’approvisionnement en matériels médicaux.

La mondialisation restera cet ectoplasme si ses acteurs et ses processus variés ne sont pas mis en relation avec des transformations spatiales, mais aussi politiques, sociales et culturelles des Etats. Elle est mue par des décisions ou des réflexes non uniquement économiques (la dette d’un Etat par ex. donne ou pas confiance aux investisseurs). A la suite d’Alain Supiot, elle  ne peut être réduite à une machine qui construit des identités flottantes et des frontières évanescentes qui effaceraient les Etats et rendraient les individus interchangeables. La mondialisation a donc une épaisseur historique et  sa scansion correspond à des stratégies très précises - la personnifier consiste d’ailleurs à nier sa dimension éminemment humaine.

 

Le concept est toujours anachronique

Une petite chronologie du mot « mondialisation » s’impose ici :

-1959 : l’économiste Arthur Burns (conseiller de Eisenhower, puis de Nixon) qui, le premier, dans The Economist en 1959 évoqua la « globalization » à propos de la croissance des importations automobiles.

-1964 ; un article de Paul Fabra du Monde relate alors l'ouverture du Kennedy Round et a pour titre « Vers la mondialisation des échanges ». La même année Mac Luhan propose son concept utopique de « global village », sorte d’équivalent de la « société monde », utopique et militante de Jacques Lévy.

-1983 : le professeur de marketing Theodor Levitt publie un article intitulé "The Globalisation of Markets" dans un numéro de la bible des mondialistes, la Harvard Business Review.

Quant à son usage en français (puisque « globalisation »[1] désigne en France un aspect seulement de la mondialisation), le géographe Christian Grataloup observe son irruption dans les dictionnaires Larousse et Robert au début des années 1980, mais « global » et « globalisme » apparaissent dès les années 1940, au moment où la « guerre se mondialise ».

En réalité, il est assez inutile de s’inscrire dans des débats sémantiques puisque aujourd’hui globalisation et mondialisation sont souvent utilisés indifféremment pour désigner la même chose. Par ailleurs, dater la mondialisation est une gageure puisque le processus divise encore très largement les historiens, les géographes et les économistes. D’aucuns la feront « partir » des premières migrations humaines qui peuplent la Terre il y a plusieurs centaines de milliers d’années, ou du Néolithique quand l’agriculture se généralise et favorise la « sédentarisation » (on sait que ce n’est tout à fait pas vrai), d’autres de l’Empire romain qui étend ses rhizomes jusqu’en Asie, ou du périple de Marco Polo au XIIIe siècle, ou bien des « Grandes découvertes » du XVe siècle et de la généralisation du capitalisme marchand, ou encore de la colonisation des XVIII et XIXe siècles servie par la « Révolution industrielle ». Les « mondialisations » se succéderaient : mondialisation espagnole au XVe siècle, puis britannique au XIXe siècle, américaine au XXe siècle – et enfin chinoise au XXIe siècle ? A moins que tout cela ne soit que le produit d’une vision occidentalo-centrée.

Pour autant, il ne faut pas ignorer la dimension temporelle : au long du XXe siècle, des événements ont accéléré ou freiner les échanges, telles les guerres tandis que des avancées techniques ont pu augmenter la densité des flux existants (connexions numériques) et « accélérer » la mondialisation. On peut toutefois lui distinguer deux phases ou trois phases d’accélération : 1860/1914 (Suzanne Berger), Trente glorieuses, début des années 1980. D’autres insistent sur sa dimension cyclique avec des phases d’accélération suivies de phases de stagnation, voire de reculs (après la crise de 2008 par ex). C’est pour toutes ces raisons, elle n’est pas un processus linéaire, mais connaîtrait des « pulsations », comme dans un processus incrémental.

En conséquence, il est difficile pour l’historien de faire une généalogie de ce qui est continu, à moins que les césures opérées n’aient pour seul objectif de s’approprier le concept et nourrir une originalité éditoriale. On retrouve d’ailleurs les mêmes difficultés de datation et de périodisation lorsqu’il s’agit du « progrès », ou de la sacro-sainte « modernité » et leurs travers rhétoriques que sont les adjectifs « traditionnel » ou « archaïque » qui polluent les copies.

 

C’est quoi la mondialisation ?

La plupart des approches reposent sur une définition quantitative de la mondialisation. On insiste sur la croissance des échanges, la multiplication des réseaux, la convergence des prix, et d’autres données sociales ou démographiques.  La passion du nombre dans un ordre statistique qui dirait le Vrai, minore les autres aspects de la mondialisation. Comme le souligne Daniel Woodley, elle aussi la confrontation entre des Etats et organisation d’Etats et une gouvernance mondiale qui peine à réguler les ambitions des premiers[2]. Elle entretient cette dialectique qui tend les relations entre les aires géographiques et les différents acteurs politiques. Ses dimensions juridiques sont ici centrales ; sans la libéralisation des échanges produite par des accords et des traités signés par des Etats ou groupe d’Etats, la « révolution des transports » n’aurait aucun effet sur la mondialisation. La seconde suit la première.

Généralement, la mondialisation est définie comme un processus géo-historique qui se traduit par l’expansion du système capitaliste ; d’autres ajouteraient la diffusion de l’idéologie néo-libérale qui légitime aujourd’hui cette expansion. Elle désigne l’ensemble des processus matériels et organisationnels, touchant tous les domaines, qui renforce l’interdépendance entre les lieux, les économies et les sociétés à l’échelle de la planète. Cette interdépendance est donc possible grâce à la circulation croissante et complexe des flux de tous ordres. Ces flux ne sont jamais totalement « immatériels » puisque le web nécessite de lourdes infrastructures physiques (serveurs, répéteurs, câbles, data-centers etc.).

Si l’on revient aux dimensions non exclusivement centrées sur l’économie, il est très facile d’identifier dans un premier temps des acteurs : Etats, organisations régionales, partis politiques, associations et ONG, groupes armés ou terroristes, sociétés civiles, individus.

Les thématiques à développer pour étudier cet autre aspect de la mondialisation sont par exemple :

  • Dans le champ politique : l’avènement d’un droit mondial porté par les organisations internationales, la décolonisation et l’affirmation du Tiers Monde[3], la constitution d’organisations régionales, la gouvernance mondiale (que les différents « G » illustrent), la multiplication des Etats et leur démocratisation, les formes de militantisme de plus en plus radicaux, la prolifération des mal nommés « populismes ».
  • Dans le champ culturel et religieux : le retour du religieux, le développement d’une culture et des loisirs de masse, l’américanisation des modes de vie, la montée en puissance de la revendication d’une identité (religieuse, nationale, sexuelle, régionaliste etc.), le cosmopolitisme, l’universalisation de certaines valeurs.
  • Dans le champ démographique : les convergences démographiques comme la transition démographique, la diffusion de la croissance urbaine (dont la révolution métropolitaine et des modèles urbains (verticalité, périurbanisation/polycentrisme, habitat individuel, aseptisation de l’espace public avec la généralisation des systèmes de surveillance et des sas), la généralisation de modèles familiaux, les migrations internationales. De la métropolisation, on retiendra la proposition féconde de Michel Lussault qui en fait non la conséquence de la mondialisation mais son ressort. On pourrait ajouter la diffusion plus rapide des crises sanitaires.
  • Dans le champ militaire : la prolifération nucléaire, les « nouvelles conflictualités », la montée d’un terrorisme globalisé, l’intérêt croissant pour la maîtrise stratégique des espaces maritimes, l’insistance sur les capacités de projection et de pénétration rapide plutôt que la mobilisation « de citoyens en armes », la priorité donnée par les états-majors à l’intelligence artificiel (armes autonomes).
  • Dans le champ social ; le délitement des classes moyennes, la mise en concurrence des salariés, le développement des emplois jetables, la croissance des inégalités à l’intérieur des Etats (la convergence de l’indice de Gini entre des Etats très développés et des « pays émergents » est ici frappante), les tensions au sein des jeunesses (dans les Etats développés comme moins développés), les formes nouvelles de revendications.

 

Les éléments cités plus haut donnent l’impression que le Monde devient Un mais on ne peut souscrire à l’idée de « société monde » pour la simple raison qu’une société civile ne peut être instituée que par un Etat et l’ordre juridique qu’il impose. Or la planète n’est ni un Etat et encore moins le produit d’un droit unique : que des ressemblances entre sociétés existent va de soi comme le fait que les sociétés soient multiculturelles (à quand transculturelles ?), mais il suffit de franchir la frontière des Pyrénées pour constater combien la société espagnole demeure différente de la nôtre. Par ailleurs, sans frontière, sans Etat, sans droit exclusif, pas de mondialisation car cette dernière s’appuie sur des gradients établis par les Etats. Et puis, paradoxalement, la mondialisation, comme l’ont démontré des événements récents, exacerbe les rapports humains autant qu’elle peut rapprocher les hommes, les sociétés ainsi que les Etats - pourquoi une « société européenne » (ce qui serait déjà pas mal) se replierait-elle sur chacun des Etats qui la composent lors d’une crise sanitaire comme celle de la Covid-19 ?

  1. Allons un peu plus loin dans la description des éléments ci-dessus pour creuser les processus que les acteurs de la mondialisation encouragent :

Il est assez facile en adoptant un regard en surplomb de démontrer la concomitance entre la mondialisation et l’impérialisation de l’espace mondial  par la constitution de vastes empires dès la fin du XIXe siècle / coloniaux, politiques économiques voire techno-scientifiques (GAFAM), la mondialisation des guerres avec leurs fronts immenses, qu’ils soient terrestres ou maritimes où s’affrontent des populations venant de tous les horizons ou avec la bipolarisation du monde lors de la Guerre Froide ; les deux Grands soutiennent à l’échelle mondiale des idéologies et des systèmes économiques antagoniques et cette opposition nourrit a priori le conflit (l’échiquier devient alors global). C’est l’adoption de « l’Etat » en tant que concept forgé par les Occidentaux une fois la décolonisation achevée. C’est la constitution d’un droit international public incarné par des institutions et des traités internationaux (Cour pénale internationale, Cour internationale de justice etc. ), l’universalisation de certaines valeurs (liberté politique, égalité, parité, patrimoine, « inclusion » etc. ), le développement d’une gouvernance économique mondiale dans un cadre capitaliste (Bretton Woods, Gatt, OMC, FMI etc.) que d’aucuns associent à un impérialisme réinventé. Plus récemment c’est l’uniformisation technologique portée par les FTN du numérique sapant les bases des systèmes politiques étatiques et de l’ordre westphalien, les migrations se déployant à l’échelle mondiale, le retour (ou réveil) du religieux se traduisant par un prosélytisme s’appuyant sur des puissances financières ou des Etats (Eglises évangéliques américaines ou salafisme wahabite financé par le Qatar ou l’Arabie Saoudite en Afrique ou l’islamisme des Frères musulmans financés par la Turquie d’Erdogan), l’américanisation des modes de vie et de la culture (sans que cela ne transforme d’ailleurs  les sociétés touchées en sociétés américaines bis). On voit ici la complexité et la pluralité des processus en œuvre dans le cadre de la mondialisation.

 

L’interdépendance, condition et résultat de la mondialisation

Lorsqu’en 1982 le géographe Olivier Dollfus développe le concept de « système monde » qu’il diffuse après la publication de son ouvrage éponyme en 1984, puis dans la 2ème partie de la Géographie Universelle en 1997, il ne se doute peut-être pas qu’il prédit le monde d’aujourd’hui car en effet,  l’idée est maintenant bien ancrée que le monde fait système ; comme dans un système d’équations mathématiques, nul lieu ne peut se prévaloir de caractéristiques originelles car chaque lieu est soumis à la pression d’un autre lieu (intrication des lieux). C’est ici que la notion d’interdépendance trouve sa force. Cette idée de « pression » induit deux dynamiques : une force qui presse, un ressort qui se relâche- s’il ne se relâche là, il presse ailleurs. Un exemple : puisque la planète serait devenue « transactionnelle », alors le mode transactionnel étendrait son empire partout dans le monde (nous rappelant ici que tout est négociable) ; ici, une unité de production (et non une entreprise !) disparaît pour réapparaître ailleurs, en général chez le moins disant social et fiscal qui garantit une meilleure rentabilité des capitaux. Un jeu à somme nul ? Pas vraiment puisque la plus-value envisageable guide l’orientation du piston. Ce jeu est tout autant verticale (de l’échelle mondiale à locale) qu’horizontale (entre échelles identiques). L’observateur sérieux doit jouer de ces échelles comme l’écrit le sociologue allemand Siegfried Kracauer ; « Plus est élevé le degré de généralité auquel un historien travaille, plus la réalité historique perd en épaisseur. (…) Pour parvenir à une impression claire et précise d’une manifestation, l’observateur doit accomplir certaines actions. Il doit tout d’abord grimper sur le toit d’une maison pour avoir une vue d’en haut du cortège dans son ensemble et apprécier sa dimension ; puis il doit descendre et regarder par la fenêtre du premier étage de banderoles que portent les manifestants ; enfin, il doit se mêler à la foule pour se faire une idée de l’apparence extérieure des participants », (L’histoire des avant-dernières choses, 2005).

Le risque porté par une mondialisation qui privilégie l’horizontalité est l’avènement d’une économie virtuelle, déconnectée de l’économie réelle et des systèmes productifs ancrés dans les territoires. Le résultat est un effet tunnel à l’échelle mondiale avec une économie qui ignore l’intérêt des Etats et ne privilégiant que la rentabilité à court terme et pour l’observateur, une approche de la mondialisation « hors-sol » puisque seuls intéressent les flux « mondialisés », qu’ils soient transocéaniques ou transcontinentaux.

Le risque porté par ce fonctionnement économique a explosé en 2008, mais il a des antécédents historiques. Rappelons nous aussi dans le film The Big Short  comment Mark Baum enquête sur le terrain et découvre les comportements (et donc la psychologie) des débiteurs insolvables qui se sont endettés ; des comportements qui se généralisent à tous les pays car la propriété foncière prouve la réussite sociale.

Il faut souligner ici la responsabilité des acteurs financiers qui ont soutenu, avec l’accord des Etats (consensus de Washington), les « 3D » (dérèglementation, désintermédiation, décloisonnement) et ont détruit les bases de la régulation financière mise en place après guerre. Les réseaux financiers se sont enchevêtrés et ont ainsi constitué un maillage complexe tandis que les interdépendances entre les marchés de capitaux (et donc aussi entre les entreprises productives qu’ils financent) s’accroissaient. Les interdépendances lubrifient les échanges mais elles sont aussi des bombes à retardement. Il faut donc élargir la perspective de la globalisation financière en s’intéressant aussi aux acteurs politiques qui l’ont initiée. C’est pour cette raison que la mondialisation a une dimension éminemment politique.

 

Le soubassement politique de la mondialisation

Pas de mondialisation sans Etats et sans frontières. Les flux de la mondialisation ne peuvent être abordés sans prendre en compte le poids du droit interne et externe, et donc des Etats, qui, répétons le, n’ont pas aboli leurs frontières mais seulement réduit le contrôle aux frontières et les taxes douanières suivant des politiques libérales. Les Etats ne sont donc pas effacés et sont parties prenantes de la mondialisation car c’est en pariant sur les systèmes juridiques et sociaux les plus compétitifs et garantis par les Etats, que les FTN parviennent à organiser leur production. L’insertion (intégration est trop équivoque) dans la mondialisation passe d’ailleurs par le recours constant à l’Etat car :

-les entreprises ont une nationalité et sont territorialisées (je souligne les entreprises, pas leurs unités de production, soumises elles à plus de « volatilité juridique »)- les « délocalisations » concernent d’abord les  unités de production et on voit mal L’Oréal quitter son siège de Clichy pour Oulan-Bator.

-la création de monnaie reste le monopole de l’Etat, ou pour l’euro de groupes d’Etats (l’euro est plus le produit d’un rapport de force politique entre la RFA et les autres Etats membres qu’une « monnaie commune »)

-l’Etat administre le marché par une réglementation de la production (normes, brevets..), du travail (code du travail), par la fiscalité qui finance des missions régaliennes indispensables à l’activité économique.

-l’Etat émet aussi des emprunts (bons du trésor) qui irriguent les marchés financiers et participent donc à la globalisation – les fonds souverains étant le produit hybride de la mondialisation libérale et du système westphalien

-l’Etat organise l’attractivité, voire la compétitivité des territoires (le « pays frugaux » de la zone Euro sont ici très doués pour jouer du dumping fiscal contre les Etats plus solidaires)

-les Etats signent les accords de libre-échange et peuvent instaurer des formes variées de protectionnisme,  de boycott

- seuls les Etats (et quelques organisations pour le moment) sont représentés dans les instances internationales de gouvernance économique comme le FMI, l’OMC, l’AEMF etc.

-certains Etats sont dirigés par des responsables issus de milieux économiques qui tendent à vouloir imposer les règles du marché aux services publics

-les Etats protègent militairement les firmes et leurs salariés contre les menaces diverses comme on le voit au Nigéria pour les activités d’extraction pétrolière.

L’intervention de l’État n’est donc pas disqualifiée par la mondialisation. L’Etat a même conservé (ou reconstruire, suivant les pays) des « espaces politiques » à l’intérieur desquels les priorités nationales peuvent être établies  au nom de la souveraineté économique- c’est avec celle-ci que D.Trump pense protéger la souveraineté stratégique des Etats-Unis comme l’affaire Huaweï nous le rappelle.

Pour conclure, citons Dominique Wolton, « Il faut d'abord rappeler que la mondialisation actuelle peut être considérée comme la troisième d'une suite ayant commencé au sortir de la deuxième guerre mondiale, avec la création de l'ONU et des organisations internationales. C'est à peu près la seule grammaire dont nous disposons aujourd'hui dans un monde multipolaire pour faire cohabiter les peuples, les idéologies, les cultures et les valeurs. Cette première mondialisation politique a été passée sous silence du fait de la guerre froide, mais elle représente aujourd'hui une mondialisation indispensable. La deuxième mondialisation est économique »[4].

 

Le mythe de l’appli mondialisée

Quelle est la nature de cette économie mondialisée ? On peut ajouter que le triomphe de la finance ne doit pas déboucher sur l’idée que la mondialisation se confonde avec l’économie tertiaire dont les fers de lance seraient les « entreprises naissantes » (ou start-ups), en particulier de la Fintech (firmes spécialisées dans les technologies financières) et des sous-services du « quaternaire » aux prestataires sous-payés (VTC, échanges de services, livraison de plats, quête de places de parkings, prêt de mixers entre voisins etc). Comme l’écrit dans un ouvrage récent Pierre Veltz (La société hyper-industrielle, Rép. des idées, Seuil, 2017), la production industrielle, donc matérielle (les applications pour smartphones ne le sont pas) n’a pas cessé de croître : « l’économie numérique », Graal des mondialistes, ne met pas fin au secteur manufacturier. C’est au contraire là où la part du PIB industriel est significative (plus de 20 %) que l’économie numérique prospère (Corée du sud, Japon, Chine, RFA etc.). Le socle de nos "sociétés hyper-industrielles"[5] reste industriel même si la sacro-sainte division sectorielle a complètement éclaté du fait de l’évolution des chaînes de valeur – ce qui, entre parenthèses, questionne très fortement les tableaux statistiques livrés aux étudiants comme des vérités.

Revenons aux travaux de P.Veltz ; la mondialisation installe une économie mondiale qui serait moins transactionnelle que « relationnelle », c’est à dire reposant sur la capacité à mettre en relation différentes ressources pour produire un bien ou un service – des relations entre firmes, au sein des firmes. La synthèse de ce fonctionnement est la DIPP qui sape les fondements du compromis tayloro-fordiste partout dans le monde.

En effet, les modes tayloriens seraient dépassés en effet dans cette dernière phase : un dialogue permanent s'instaurerait entre opérateurs de production (en charge du process), les concepteurs, les services de maintenance, d'après-vente, de communication etc. En somme, ce qui compte c’est l’intelligence de la combinaison entre les ressources (la  capacité de synchronisation des chaînes de valeur ou des machines) et moins la détention de ces ressources.

Une firme pour être « en relation » a besoin de réseaux territoriaux efficaces qui déterminent la configuration de la chaîne de valeur, mais comme un bien manufacturé intègre désormais des composants issus de plusieurs pays la mondialisation a sonné le glas du « Made in… » (d’où la remise en cause du nationalisme statistique).

Datation. L’interdépendance des économies est bien plus ancienne que la mondialisation. L’exemple du corail (pêché par des marins napolitains sur les côtes du Maghreb) changé en Inde contre des diamants au XVIe siècle par des marchands Juifs convertis d’Espagne (Marranes) pour le compte du royaume catholique, raconté par Francesca Trivalleto, professeur à Yale,  en est un exemple parmi d’autres comme celui développé par Eric Haimade sans sa thèse sur les soyeux lyonnais[6], tous inscrits dans des réseaux complexes reliant tous les continents. Rapportées à aujourd’hui, les mêmes questions taraudent les acteurs : comment faire confiance à l’acheteur ? Comment rassurer le vendeur ? La mondialisation reposerait dès lors, et avant tout, sur des « relations » de confiance. La mondialisation serait donc aussi affaire de confiance réciproque. Loin d’être réduite à ses seuls aspects technicistes (« révolution des transports », NTIC etc.), la mondialisation a  une dimension humaine et repose sur des ressorts psychologiques (si bien mis en avant dans la finance par Richard Thaler) qui restent sous-estimés ; les comportements moutonniers des consommateurs (entretenus par les services marketing qui sont en réalité des Eglises) comme des entreprises et des Etats, le prouvent régulièrement.

 

Mondialisation et droit international

Voici un autre aspect de la mondialisation assez peu développé dans la littérature consacrée aux concours. Depuis le XIXe siècle, on assiste à la progressive élaboration d’un droit international. Cela est rendu possible par une reconnaissance des Etats comme entités politiques souveraines après les traités de Westphalie (1648) – ici les étudiants doivent lire quelques extraits de Jean Bodin et Thomas Hobbes. Au XIXe siècle, le droit international public progresse et distingue des « nations barbares» des « nations civilisés » (E.Jouannet) auxquelles s’applique le droit de manière réciproque. Une étape supplémentaire est franchie avec le traité de la SDN en 1919 qui trouve son origine au XIXe siècle lorsqu’en 1899 apparut l’expression « société des nations civilisées » à la première Conférence internationale de la paix de la Haye. Tout au long du XXe siècle, ce droit étend ses ramifications et englobe de plus en plus d’Etats.

En fait, la SDN est le produit de la nouvelle conception du droit international qui doit garantir la paix et assurer l’arbitrage entre les nations en cas de conflit. L’héritage fondamental est constitué par une idée simple : l’Etat devient un sujet de droit. La Ligue de la SDN confortait ainsi le droit européen qui se conformait à un idéal de civilisation. L’organisation internationale met aussi en avant le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », principe réaffirmé dans la Charte des Nations unies qui doit de garantir « entre les nations des relations amicales ». Si ces textes s’appliquent aux collectivités que sont les Etats ou les peuples, la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) étend à tous les habitants de la planète les droits inspirés de 1789. Ces principes sont néanmoins soumis au bon vouloir des Etats les plus puissants (les Etats européens au sein de la SDN), ou ceux formant l’oligopole du Conseil de sécurité de l’ONU. Ceci explique que beaucoup de colonies ont dû arracher par la force leur indépendance contre les métropoles colonisatrices. Ce droit universel interroge aussi la définition de « l’humanité », a fortiori lorsque les militants antispécistes frappent violemment aux portes des organisations internationales pour faire reconnaître des droits quasi similaires aux animaux.

Ces avancées juridiques ont été connexes à la mise en place d’autres instances ou principes universels : la Cour internationale de justice de la Haye en 1945 succédant à la Cour permanente de justice internationale établie par la SDN en 1922, l’Organisation internationale du travail (1919), le droit de la mer (1958) suivi de la Convention de Montego Bay (1982) ou le système de règlement des différends au sein de l’OMC (1995). Ce droit est associé au « progrès » or certains Etats s’appuyant sur les nations sont réticents à voir se développer des institutions généralistes supranationales car elles remettent en cause leur souveraineté ou leur spécificité « culturelle ». Pa ailleurs, qui est capable de définir « l’humanité » ?

Face à la montée en puissance d’une gouvernance juridique mondiale, la Chine cherche depuis quelques temps à « désoccidentaliser » le monde en remettant en cause un droit international (en particulier concernant les ZEE) qu’elle juge partial car initié par les Occidentaux.

Autre aspect : depuis les années 1980, la mondialisation pose la question de l’avènement d’une « société mondiale » régie par un droit mondial ou du moins d’un ordre juridique mondial. Ceci s’inscrit dans un projet néo-libéral de gouvernance mondiale par le droit ; chaque individu ne serait plus qu’un contractant (délitement de la citoyenneté et de l’appartenance à une nation) dans une « Grande société ouverte » (A.Supiot) où les bienfaits de la compétition généralisée entre les Hommes et entre les territoires ne peut que rendre le monde meilleur.

Sans aller jusque là, la mise en place de la Cour pénale internationale (Statut de Rome, 1998) approfondit par exemple l’idée d’un droit international dans le domaine du droit pénal pour punir les criminels de guerre, même si des Etats puissants ne reconnaissent pas cette juridiction (Etats-Unis, Russie, Chine, Arabie Saoudite par ex) faute d’avoir signé ou ratifié le texte fondateur.

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », voilà bien un slogan mondialiste promettant l’avènement de jours meilleurs pour les travailleurs de toute la planète  ; la crise du capitalisme ouvrant la voie à l’émancipation globale. Mais, l’internationalisme a brutalement buté contre les nationalismes en 1914. Pourtant, dans le champ social, le droit, instauré par des puissances ne se réclamant pas du marxisme, semble avoir « mieux réussi sa mondialisation » : l’Organisation Internationale du Travail, qui a fêté ses 100 ans en 2019, est la seule institution des Nations unies dans laquelle les gouvernements partagent le pouvoir avec les représentants des employeurs et des travailleurs : l’objectif étant de bâtir la démocratie sociale à l’échelle mondiale. Dans son prolongement le rapport Brandt (1980) comportait également la promesse de plus d’égalité en dessinant la ligne Nord-Sud, aujourd’hui décriée. On retrouve ici le trilemme posé par Dany Rodrick qui consiste à devoir choisir entre l’hypermondialisation, l’Etat-nation ou la démocratie politique ; la démocratie sociale ne pouvant être instaurée sans réduire les deux premiers. Il faut enfin constater que la marge de manœuvre des partisans d’une « démocratie sociale mondiale » est de plus en plus réduite au fur et à mesure que s’expriment les forces gigantesques du Marché.

 

Mondialisation et religions

Depuis la fin de la Guerre froide et le début du XXIe siècle, les religions semblent avoir repris de la vigueur : offensives du wahabisme saoudien et islamisation importée en Occident, recrudescence des mouvements évangéliques d’obédience pentecôtiste partout dans le monde, réveil du national-bouddhisme en Birmanie,  activisme diplomatique et humanitaire du pape (et moins religieux), visibilité plus grande de l’Eglise orthodoxe en Russie etc. Paradoxalement, un autre mouvement mondial a cours ; celui de la sécularisation qui touche l’ensemble des sociétés. Les religions relèvent d’une « mondialisation de l’imaginaire » depuis des siècles. Définie comme le rapport des hommes à l'ordre du divin ou d'une réalité supérieure, à un au-delà, abstrait, imaginaire, tendant à se concrétiser sous la forme de systèmes de dogmes ou de croyances, de pratiques rituelles et morales, la religion entretient et même s’insère dans de multiples cercles participant à la mondialisation : les Eglises et communautés de fidèles d’abord, mais aussi celui des Etats quand ils sont crypto-théocratiques ou celui des entreprises (finance halal, médias), des migrations, des diasporas, du terrorisme globalisé porté par le djihadisme.

Des cartes peuvent illustrer la diffusion de ces religions et leur territorialisation, toujours approximative d’ailleurs. https://www.sciencespo.fr/enjeumondial/fr/religion/graphique.html

Les dynamiques mondiales qui animent les religions sont multiples. La propagation des religions obéit à des processus complexes qu’il serait trop long de développer ici.

Les religions se répandent en général par la guerre ou par la prédication pacifique,  mais aussi par des moyens plus diffus comme les missionnaires pendant la colonisation, l’organisation d’événements culturels ou les migrations. Elles s’appuient sur un message originel, font du prosélytisme pour étendre leur influence grâce à un clergé ou des instances officielles (associations, instituts, organisations). La mondialisation leur permet de se constituer des réseaux d’influence très importants en ayant recours aux outils les plus modernes (Internet, réseaux sociaux, TV, radios, action humanitaire etc.). La plupart du temps, une religion chasse l’autre et il faut en finir avec l’angélisme de la cohabitation entre religions dans certains territoires touchés par la guerre ou une instabilité politique chronique.

Enfin, le réveil du religieux va de pair avec l’essor des revendications communautaristes qui peuvent être interprétés comme une réponse à une mondialisation accusée de diluer les identités ; des communautés qui finalement s’opposent à l’utopie d’une mondialisation qui ferait de la planète une immense communauté et participent au morcellement de territoires entiers, des échelles nationales aux échelles infra-urbaines : morcellement qui va de pair avec l’exaltation (fréquemment par une minorité bruyante) d’une appartenance, qu’elle soit ethnique, religieuse ou sociale. « Le sentiment d'une authenticité des origines alimente des polémiques sur l'uniformisation culturelle du monde, sur l'hégémonie américaine, sur le « repli » nationaliste ou communautaire, sur la préservation de la diversité » écrit Dominique Wolton.

 

Les découpages religieux

Il est maintenant classique de proposer aux étudiants des cartes montrant le monde partagé en grandes aires religieuses (christianisme, islam, judaïsme, hindouisme, bouddhisme entre autres) mais dont les lignes de contacts évoluent sans cesse (aires qui se dilatent ou se rétractent comme avec  l’exode des Yézidis[7] et des Chrétiens d’Orient).  Ces aires ont pu justifier la représentation de S.Huntington (Clash of Civilizations, 1993) pour qui les prétentions de l’Occident à l’universalisme entrent en conflit avec d’autres civilisations, et de la plus grave manière avec celles de l’islam et de la Chine. Sa vision intègre toutes sortes de facteurs (dont la spiritualité) mais rend mal compte de la porosité des limites des aires, des échelles et du degré de conviction et de pratique des croyants. On a pu discuter de la validité de ces huit ou neuf regroupements (civilisation occidentale, latino-américaine, orthodoxe, islamique, chinoise, hindoue, japonaise, bouddhiste et « peut-être » africaine), du primat du culturel sur le stratégique ou l’économique, de l’hypothèse d’un affrontement irréductible entre Occident et islam (conviction d’une culture supérieure et d’une puissance inférieure), ou bien encore de l’appel à l’unité du monde occidental élargi (en dépit de ses divisions). Mais le mérite de S.Huntington est de soulever la question relations entre les aires de civilisations.

La principale faiblesse méthodologique de Samuel Huntington, d’un point de vue de géographe, est le refus de manier les échelles, mais la thèse a le mérite de lever le voile sur l’offensive, souvent morbide, de groupes se réclamant de telle ou telle lecture de la religion.

Plus prosaïquement, l’étude de la mondialisation ne peut faire abstraction d’un découpage du monde en aires religieuses et en montrant les dynamiques en cours. Dans le monde, il y aurait plus de 1 milliard de catholiques, soit 18,4 % des croyants. Le catholicisme inscrit son action à l’échelle mondiale avec les Journées mondiales de la jeunesse par exemple, la bénédiction annuelle Urbi et Orbi ou l’affirmation de la diplomatie vaticane. Pour les protestants, l’inscription paraît plus modeste faute de centralisme clérical, mais l’Alliance réformée mondiale née XIXe siècle rassemble chaque année des milliers de fidèles. La dynamique se trouve dans l’essor des mouvements évangéliques en Afrique et en Amérique du sud ; en général, le mouvement en question est d’origine locale avant d’élargir son champ d’action au monde. En Afrique, les évangéliques s’appuient sur les Eglise africaines nationales ou régionales et jouent sur la détresse des populations pour faire du prosélytisme : promesse de guérisons, promotion de la réussite sociale (d’où une certaine popularité parmi les classes moyennes). Elles prolifèrent désormais dans certaines communes de banlieue, ont pignon sur rue dans d’incertaines zones industrielles, espaces seuls capables de réunir sous un même toit de hangar des centaines de fidèles. Depuis quelques années, elles trouvent le soutien logistique de fondations américaines promouvant «  l’inclusion » dans les quartiers en difficulté, y compris en faisant des entorses à la laïcité : le French American Charitable Trust qui a son siège aux Bermudes est ainsi très proactive. Cela va de pair avec des actions plus périphériques comme celle de la banque J.P Morgan qui a instauré en 2019 un mécénat pour les Advancing Cities, en faveur de la promotion de « jeunes talents ». Nul doute qu’une subtile propagande vantant le modèle économique et politique américain accompagne cette générosité. La mondialisation économique rejoint ici l’autel.

Quant à l’islam, il réunirait près de 2 milliards de fidèles. Au niveau mondial, il peut compter sur l’Organisation de la conférence islamique (1969) devenue Organisation de la coopération islamique pour étendre son influence et la Ligue islamique mondiale (1962) dont le siège est à Djeddah (Arabie S.). La dernière regroupe plus de 50 Etats. Initialement, son objectif était de protéger les lieux saints mais peu à peu elle parvient à accélérer la diffusion d’une lecture rigoriste du Coran notamment à travers l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane (pendant des rencontres catholiques). L’adhésion à cet multinationale de l’islamisme est facilitée par l’octroi de prêts et d’aide publique au développement ; le Sahel est aujourd’hui son principal champ d’action.

Le pèlerinage à la Mecque est devenu depuis quelques décennies un événement mondial (surtout lorsqu’il s’y produit des heurts, comme en 1979, 1987 ou 2015) tout en s’inscrivant dans une sorte de tourisme religieux de masse. Il cristallise aussi l’opposition entre l’Iran chiite qui dispute aux sunnites saoudiens le leadership musulman. Plus étonnant, s’emparant du juridisme occidental, les Saoudiens souhaitent par ailleurs promouvoir une version islamique des droits de l’Homme !

Un islamisme mondialisé

L’islamisme s’est considérablement développé depuis les années 1970 et 1980 grâce à l’Iran (choc de 1979), à l’Arabie saoudite et au Qatar essentiellement. Les vecteurs peuvent être les travailleurs immigrés du Golfe persique qui importent des modes de pensée et des pratiques étrangers à leur pays d’origine (pays du Maghreb avec les « Afghans »[8], Indonésie, Malaisie, Syrie, Jordanie par ex). Ce peut être aussi les médias écoutés dans le monde musulman (prêches en direct de la Mecque, télé-imams sur Internet, Al Jazeera). Il participe ainsi à la salafisation du sunnisme dans les Etats occidentaux. Cela passe aussi par l’exportation de corans et le soutien financier permis par les recettes pétrolières. L’islamisme a contribué à la djihadisation de certains conflits (en Palestine par ex ou en Syrie) alors que pendant longtemps les courants panarabes et laïques se donnaient comme missions de se rapprocher le plus possible des standards occidentaux.

Mis en perspective avec la mondialisation,  l’islamisme est moins « une reformulation du religieux » ou « d’un retour à des pratiques ancestrales délaissées pendant la parenthèse de la sécularisation » (O.Roy) qu’un réveil de forces idéologiques longtemps réprimées que des régimes partagés entre l’Est et l’Ouest durant la Guerre froide avaient mis sous le couvercle. La fin du conflit entre les deux Grands a désinhibé ces courants qui organisent, ici et là, un « terrorisme en rhizomes » (G.Kepel) à l’échelle mondiale.

D’autres religions inscrivent plus discrètement leur action dans le cadre de la mondialisation et les liens ci-dessous permettent de les envisager sous cet angle.

https://www.cairn.info/revue-herodote-2002-3-page-17.htm

https://www.franceculture.fr/religion-et-spiritualite/en-inde-les-musulmans-cibles-du-supremacisme-hindou

https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2011/03/Probl%C3%A8me-BOUDDHISME-ET-POLITIQUE-EN-BIRMANIE-LE-CLUB-DU-MILLENAIRE.pdf

 

Mondialisation et démographie

Il s’agit ici d’associer la mondialisation aux grandes évolutions démographiques. Il y avait 750 millions d’habitants sur Terre en 1750, 1.6  milliards en 1900, 6 milliards en 2000, 7,5 milliards en 2020 et, selon les projections moyennes de l’ONU, il y en aura 8.3 milliards en 2030. Le peuplement de la Terre est un des éléments de la mondialisation. Cette croissance doit être associée à la convergence des comportements démographiques ; baisse de la mortalité, hausse de l’espérance de vie, réduction de la natalité et de la fécondité pour atteindre le modèle de la famille nucléaire avec deux enfants. La transition démographique entamée par des pays développés depuis le XIXe siècle gagne ainsi les PVD après 1945. Cette dernière évolution est à mettre sur le compte des politiques étatiques de limitation des naissances et des actions du PNUD afin d’alléger la charge démographique dans les pays les plus pauvres.

C’est la mondialisation des flux migratoires qui mettent en mouvement chaque année des millions d’individus (2 à 3 % des habitants). Du XIXe siècle jusqu’en 1914, les Européens migrent massivement vers l’Amérique du nord, l’Australie, Nouvelle-Zélande avant d’être relayés après 1945 par les pays décolonisés. A la fin du XXe siècle, les flux migratoires s’accélèrent, alimentés qu’ils sont par les écarts de richesse, les crises et les conflits. La circulation de l’information stimule aussi l’exode. Se développe alors un système migratoire complexe qui rend schéma des années 1950 de moins en moins pertinent. C’est un mouvement inédit de population qui se met en place car il concerne sur des continents entiers ou des Etats très peuplés (Inde, Chine). Certains flux sont liés à la proximité géographique, comme les migrations entre le Mexique et les Etats-Unis, d’autres portent la marque de l’Histoire, comme ceux qui relient les anciens pays colonisés aux anciennes métropoles. 40 % seulement des migrations mondiales se font du Sud vers le Nord : les flux du Sud vers le Sud, moins connus et souvent régionaux, ont une importance croissante (57 %). Pour rendre compte de la mondialisation de ces flux, il suffit de comptabiliser les migrants : environ 230 M de migrants[9] en 2019 (+ 57 M par rapport à 2000), soit moins de 3 % de la population mondiale. Ces migrations sont aussi causées par les conflits que fuient les populations (Congo ou Soudan depuis 1990, Syrie depuis 2011, Afghanistan depuis 2001). Elles participent indirectement à la globalisation financière en raison des transferts d’argent vers le pays d’origine, montants évalués à plus de 460 milliards de dollars en 2019.

Les migrations font l’objet d’une esquisse de gouvernance mondiale qui a suscité de vives polémiques dans les pays occidentaux. En décembre 2018 en effet, le Pacte de Marrakech (ou Pacte mondial sur les migrations) est approuvé par l’Assemblée générale de l’ONU (les Etats-Unis, l’Australie, l’Autriche et la Hongrie ne l’ont pas signé). Le texte défend des migrations « sûres, ordonnées et régulières ». Non contraignant, il est en principe respectueux de la souveraineté des Etats, mais il peut faire jurisprudence et obliger un jour les Etats à le respecter d’autant qu’il comporte un certain nombre de prescriptions concernant l’accueil, l’assistance, la protection des migrants. Puisqu’il y a une gouvernance (certes bancales) des réfugiés, pourquoi ne pas instaurer une gouvernance des migrations qui en amont pourrait faciliter la première.

Il faut aussi s’intéresser aux rapports entre la mondialisation et la ville : la planète connaît depuis 1945 une urbanisation généralisée.  Des modèles urbains mondiaux copiés du modèle américain se diffusent : centre d’affaires avec ses tours de verre et ses chaînes de magasins, ses taches pavillonnaires en périphérie ainsi que ses réseaux routiers, autoroutiers car partout l’automobile est reine jalonnés par des équipements lourds (aéroports, gares, hôpitaux, campus zones industrielles, etc). Partout dans les pays pauvres, le bidonville tend à être régularisé ou détruit pour laisser place aux spéculateurs (cas de Mumbaï). Le triomphe du modèle libéral exige des villes attractives et rentables, ce qui nourrit un marketing territorial généralisé et une passion sans bornes pour le ranking. Comme les entreprises, les villes doivent être « compétitives » pour « jouer un rôle » dans la mondialisation et pour cela vendre leurs ressources quelles qu’elles soient. Cela passe par la mise en avant d’atouts susceptibles d’attirer IDE et touristes, comme un hub aéroportuaire, un cœur hyper-connecté, des infrastructures hôtelières de haut niveau, des universités branchées. Ce challenge renforce la métropolisation consommatrice d’espace et d’énergie en réaction de laquelle aujourd’hui leurs édiles promeuvent la « smart city », à savoir la ville connectée et durable à la fois (donc paradoxalement dotée de data-centers très consommateurs d’énergie), si possible sans voiture ou du moins bénéficiant de la « circulation douce » ; en somme une ville-vitrine qui multiplie les « événements urbains » pour une population de classes moyennes supérieures et sait se synchroniser avec les autres villes de même rang pour le feu d’artifices de la nouvelle année. La « ville globale » est née qui entretient avec son hinterworld des liens étroits, l’interconnexion haut débit faisant croire à une réduction drastique de l’espace-temps. Les circulations inter-métropolitaines opposent alors (peut-être de façon caricaturale) la mobilité des « anywheres », groupe social mondialisé et l’immobilité supposée des « somewheres » (David Goodhart), enracinés dans des territoires périphériques aux métropoles.

La métropolisation, processus mondialisé, reconfigure le capitalisme, mais il ne faudrait pas non plus exalter la « ville globale », comme un modèle,  en ignorant le tissu qui la compose, qui n’est pas seulement celui de la creative class  (concept fumeux) mais aussi des soutiers de la mondialisation qui habitent le Queens ou la Seine saint Denis, et les quartiers moins favorisés plus généralement.

C’est aussi la « ville verte », ou verdie plutôt, avec ces murs végétalisés ou ses jardins partagés (bio si possible) qui tend à s’imposer au Nord comme au Sud. Ce verdissement, bien vendu dans la quasi totalité des magazines municipaux, répond aux prescription d’une pensée néo-écologiste qui défend de fantasmatiques « véhicules propres » et la production d’espaces immaculés, vierges d’unités de production (donc forcément polluantes) – espaces pourtant indispensables pour financer ce nouveau cycle dans l’histoire de l’humanité. Ces convergences sont à mettre en relation avec le processus de gentrification qui touche la quasi totalité des grands organismes urbains aujourd’hui. Un parallélisme frappant réunit pensée écologiste et gentrification comme le montrent les dernières élections municipales en France. Il faudra quelques semaines avant de disposer d’une étude sur la « vague verte »  et la composition de l’électorat concerné et en montrer les corrélations.

Enfin, la « planète des bidonvilles » (expression militante et question surinvestie dans les classes) de Mike Davis est aussi un produit dérivé de la mondialisation sans que celle-ci n’en porte la totale responsabilité. Ce dernier angle d’approche laisse peu à peu la place à la planète des quartiers fermés et sécurisés pour des classes moyennes mondialisées ainsi qu’à l’habitat populaire majoritaire. Enfin, on peut relier les bidonvilles à la mondialisation des inégalités sociales (François Bourguignon).

 

« L’urgence climatique », une urgence mise en mondialisation

Un dernier volet pourrait être consacré à la mondialisation des enjeux environnementaux. L’année 2019 a vu le syntagme « urgence climatique » triompher des plateaux de JT aux cercles les plus officiels et influencer beaucoup d’entreprises investies dans le greenwashing, y compris les plus mal placées (Total par ex). Oubliée l’urgence sociale, à moins que celle-ci soit résolue par la première ? Les porte-voix de cette incantation estiment que la mondialisation est une menace pour la préservation de l’environnement et même pour la pérennité de la civilisation.

  • Les dates à retenir

 1988 : mise en place du GIEC

1992 : Sommet de la Terre de Rio

2000 : fixation des OMD à l’ONU

2015 : reconduction des OMD sous forme d’ODD pour 2030

Naissance d’une gouvernance multilatérale avec la COP 21 (Paris, 2015). Les Etats participants promettent d’harmoniser le contenu et le calendrier des échéances à la COP 24 en 2018 (Katowice, Pologne). Parallèlement le principe du «dialogue Talanoa » est établi à Bonn en 2017. La dernière COP (COP 25, réunie à Madrid (2019) se déroule sur fond d’angoisse climatique  et d’exaltation d’une égérie mondiale, Greta Thunberg.

L’urgence climatique donne prétexte à des courants  très anciens pour renaître. L’occurrence du mot « collaps » ou « collapsologues » (de collaposus = en latin, qui est tombé d’un seul bloc- logos = discours) croît sur le web. La mondialisation cet enjeu représente une manne de notoriété pour les militants d’une démondialisation accélérée (interdiction des voyages en avion, de la consommation de viande, de la reproduction humaine même parfois).

Le courant en France s’inscrit dans un mouvement plus vaste et touchant d’abord les pays riches qui doivent de manière absurde se repentir des « erreurs passées » en dénonçant la « civilisation thermo-industrielle » - absurde car c’est bien plus d’un siècle de développement industriel et d’échanges de tous ordres qui ont permis de réduire la mortalité, de se soigner, de se nourrir et aujourd’hui de lancer des politiques de protection des milieux.

En 2019, Tim Lenton (Exeter University) dans la revue Nature démontre que « l’irréparable » est franchi, et que le réchauffement climatique est devenu incontrôlable, en soulignant les perturbations qui touchent le Gulf Stream, la fonte du permafrost relâchant des gigatonnes de CO2, les effets des incendies des forêts boréales etc. Il n’y aurait plus de régulateur. Tablant sur une hausse des températures de 3 à 4°C d’ici 2100, une « menace existentielle pour la civilisation » serait en train de naître. La collapsologie a désormais son prophète et sa pythie scandinave. En quelques années, la collapsologie est devenu un courant influent à l’échelle mondiale. Sans que nous ne nions les menaces qui pèsent sur la biodiversité (en Europe 50 % des oiseaux auraient disparu en 30 ans), cette idéologie va plus loin que le raisonnable rapport Meadows au Club de Rome qui ne disait rien de la disparition des espèces.

L’influence de cette « science de l’effondrement » (qui n’a parfois rien de scientifique) pose plusieurs questions : une question économique et sociale (La sobriété défendue implique-t-elle des cures d’austérité, des privations, même au prix de menaces sur les emplois ?), une question géopolitique (Comment ne pas être injuste avec les Etats qui ont encore besoin de consommer des énergies carbonées avant de se lancer dans la transition écologique ?), une question gouvernance mondiale (Quelle instance est capable de créer un consensus mondial autour de la question du réchauffement climatique ?), une question politique (Comment faire accepter par tous les Etats et toutes les sociétés la doxa environnementaliste ? User de l’assistance ou de la contrainte ?). Observant le progrès de l’humanité de manière critique, cette dernière n’a-t-elle pas pour caractéristique d’agir contre-nature ?

La collapsologie n’est pas étrangère à l’idée d’anthropocène introduite par Paul Josef Crutzen  en 2000 qui attaque le rapport nature/culture pour repenser le rapport à la Terre ; une Terre qui ne serait pas un espace passif, mais une Gaïa à défendre. Les plus réfractaires à cette idée estiment que la personnification de la Terre rend compte d’un recul anthropologique, qui nous ramènerait à une sorte de paganisme primitif fondé sur le culte de la nature, mais que reste-t-il de la « nature » ?  Toutes ces questions sont à replacer dans le cadre de la mondialisation et du débat sur les responsabilités individuelles et collectives sur une Terre partagée.

Ces enjeux cruciaux peuvent favoriser la mise en place d’un droit international de l’environnement (avec ses tribunaux, son néologisme « écocide ») d’après certains juristes. C’est ce que semble dire le juriste Luca d'Ambrosio : « Le droit a rendu possible l'anthropocène en distinguant radicalement le sujet tout puissant et son environnement ; d'où le défi de repenser un droit qui est devenu hostile maintenant à l'espèce humaine elle-même ». Mais pour le moment les Etats ne sont prêts à renoncer leur droit à exploiter les ressources et « l'humanité semble incapable d'influencer sa propre destinée et le droit participe de cette incapacité » (la juriste Mireille Delmas Marty).

 

 

[1] Nous ferons ici l’économie du mot « glocalisation » qui n’a guère de sens.

 

[2] « Globalization is proceeding in a world characterized by cooperative and antagonistic relations between states and regional organi »zations of states which, despite growing pressure to comply with the norms of global governance, continue to compete for resources and regional dominance », in Globalization and Capitalist Geopolitics: Sovereignty and State Power in a Multipolar World, 2015.

 

[3] A.Sauvy l’écrit sans tirets et avec des majuscules

[4] « La diversité culturelle, nouvelle frontière de la mondialisation ? » Revue internationale et stratégique, 2008/3 (n° 71), pages 57 à 64 (en ligne https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2008-3-page-57.htm)

 

 

[5] P.Veltz estime que le secteur secondaire concerne 5 % environ de la pop. active à l’échelle mondiale.

[8] Constitution du GIA en 1992. Londonistan en Angleterre avec le bulletin Al Ansar. Bosnie avec Al Hidaje (Hidaya = « guidance vers l’islam »)

[9] Un mot poisseux qui fait croire que des individus sont voués à une migration perpétuelle.