ECG Géopolitique 1ère année, lycée Carnot

Les sujets des concours 2022

ESCP/HEC ; vers un retour des frontières ? 

Le sujet ESCP en pdf ; https://www.concours-bce.com/sites/default/files/2022-05/266.pdf

ESSEC ; le contrôle des routes stratégiques depuis 1913, vecteur de domination mondiale pour les Etats

Le sujet en pdf ; https://www.concours-bce.com/sites/default/files/2022-05/265.pdf

EM Grenoble ; une gouvernance mondiale de plus en plus efficace ? 

Le sujet en pdf ; https://www.concours-bce.com/sites/default/files/2022-05/267.pdf

ECRICOME / 

Sujet 1 : Le nucléaire dans les relations internationales (dissertation classique)

Sujet 2 : Le Pacifique : de nouvelles réalités stratégiques ? (sujet avec commentaire de carte)

Les sujets Ecricome en pdf ; https://www.ecricome.org/wp-content/uploads/2022/04/SUJET-HGGMC-PREPA-2022.pdf

Les informations 2022 sur les concours communs ; https://www.concours-bce.com/sites/default/files/2021-11/Brochure_BCE_2022_VF_2.pdf

Le "jour du dépassement" dépassé ?

Voici plusieurs années que des mouvements militants alertent sur le "dépassement des ressources" de la planète, expliquant par ce biais que l'humanité vivrait désormais à crédit. Les alertes du 22 août 2020 (« jour du dépassement ») étonnent et n'échappent pas à la règle. Comme en écho à l’article de Tim Lenton paru en novembre 2019 dans la revue Nature, l’agitation du 22 août montrerait une nouvelle fois que l’irréparable est franchi. Preuve de l'ineptie du concept, un nouveau jour du dépassement a été annoncé le 28 juillet 2022. 

Le problème, au delà de la répétitivité qui interroge la pertinence du concept de « dépassement », est la base sur laquelle ces groupes très peu nombreux s'appuient pour calculer de manière "scientifique" la date de ce jour... qui tombe chaque année au mois d'août. Les données utilisées par l'ONG Global Footprint Network, relayé par le WWF, font abstraction des évolutions technologiques, des mutations de la consommation et de la découverte continuelle de nouvelles ressources, y compris celles du recyclage. Il est non prouvé que la Terre ait un capital fixe, qui nous obligerait à limiter ou interdire certaines activités au nom d’une préservation ou d’une protection d’une « nature » réifiée qui n’existe quasiment plus depuis des lustres. Les partisans d’une durabilité faible et beaucoup de scientifiques défendent eux une substituabilité du capital terrestre - après la force hydraulique des moulins a été remplacée progressivement par le charbon et les hydrocarbures, puis le nucléaire et les énergies dites « renouvelables ». Demain d’autres energies, s’appuyant sur d’autres ressources seront mises en oeuvre. Or, le cherry-picking des collapsologues tronque toute conclusion sérieuse car il balaye d’un revers de main les données contradictoires et surtout ignore la perspective historique. Le calcul du ratio entre la "biocapacité" et "l'empreinte écologique" (dernier critère toujours très très approximatif puisqu'un humain peut consommer 3 hectares ... mais 3 hectares de quoi ???) sur lequel se fondent leurs analyses, est donc très aléatoire. Par ailleurs, il est dommage que des journaux "sérieux" n'exercent pas davantage leur esprit critique car ces alertes reflètent non seulement une vision conservationniste de la planète (or la conservation peut faire plus de dégâts que la transformation) mais aussi une approche quasi darwinienne de l'humanité, rappelant le catastrophisme culpabilisateur de Ehrlich et de sa Bombe P, voire des épisodes plus cruelles d’éradication de populations non désirées – fort heureusement on en reste aux Ginks . Mais qui demain nous garantit la limite de la « démographie responsable » ? Un autre risque, plus grave peut-être, est celui de supprimer des libertés (circuler, voyager, chasser, pêcher, manger de la viande etc.), au nom de cette conservation et d'ériger l'humanité en ennemie de la biodiversité (l’homme est inscrit dans cette biodiversité d’ailleurs) et d’opposer à des Etats stigmatisés (et pauvres) nos modèles actualisés. Il se trouve que la plupart des politiques publiques ambitieuses qui vont justement dans le sens de la préservation relèvent en général des pays les plus riches (donc ceux émettant beaucoup de carbone). L’angle d’attaque en réalité est moins écologique qu’économique, social et même sociétal.  La question n’est pas de savoir si demain nous connaîtrons d’autres « jours de dépassement », mais de savoir comment changer de voie tout en continuant à exploiter des ressources qui permettent objectivement le progrès: l’humanité se porte mieux en 2020 qu’en 1900; vaccins et antibiotiques, et tant d’autres médicaments très précieux aujourd’hui sont aussi les produits d'une industrialisation séculaire. L’humanité n’a-t-elle pas pour caractéristique principale d’agir contre-nature  pour progresser ?  

 

Le dôme de chaleur, Stephen King réinventé

Depuis quelques temps, le « dôme de chaleur » a remplacé la vague de chaleur ou même la canicule. La vague, on la voit venir de loin, puis elle s’éloigne tandis que le dôme assomme et paralyse. C'est une chape de plomb. Il enferme et il effraie. Les médias, inspirés certainement par quelques météorologistes novlangues et relayés par les thuriféraires de « l’urgence climatique », imposent désormais cette rhétorique d’inspiration religieuse. L’expression signifie pourtant très simplement la permanence de températures élevées au-dessus de certaines portions de l’espace terrestre - ici la France et même plus encore parfois. Le dôme enferme  ainsi le citoyen dans la peur et le confronte à l’impossibilité matérielle de briser la paroi qui le sépare d’un monde où les saisons alterneraient de manière harmonieuse et conformément à un supposé équilibre naturel. « Episode de chaleur » ou « vague de chaleur » qui rendent compte d’un caractère plus anodin et plus furtif sont désormais bannis et laissent place à une lecture quasi eschatologique du fait climatique. Il ne s’agit ici pas de nier le réchauffement climatique, d’en minorer les effets dramatiques sur les récoltes, sur les glaciers, sur la pollution etc., faut-il encore expliquer en quoi ce « dôme » est très différent des phases caniculaires. Pourquoi ne pas revenir à « anticyclone » ou « zone de haute pression » accompagnée d’une forte chaleur ? Peut-être trop technique ou passéiste ? Du 1er au 16 juillet 1976, les températures à Monsouris ne sont jamais descendues sous la barre de 25°C ; pas de « dôme » alors, mais un jean-François Saglio, surnommé « Monsieur Sécheresse », futur président d’Airparif, qui pouvait attendre que les prières de cette paroisse de Saint Siméon dans l’Orne amènent la pluie et rafraîchir ce coin de campagne normande. Plus que cela enfin, le « dôme » autorise tous les désordres dans le roman éponyme de Stephen King jusqu’à ce qu’une brèche s’ouvre grâce à l’empathie d’un extraterrrestre. La morale est que la peur ne peut guider tous les nouveaux paradigmes de nos sociétés et…qu’il ne faut jamais désespérer.

Quelques éléments sur la géopolitique de la Russie de Poutine

 

La guerre en Ukraine s’inscrit dans un vaste projet de repositionnement de la Russie dans le monde ; projet qui est associé à une « Grande stratégie ». Cette ambition implique une reconstitution de l’espace de l’ex-URSS et donc l’absorption de ce que la Douma appelle depuis 1992 « l’étranger proche ».

Originellement, ce projet est pacifique et passe par la signature d’accords divers dans une sorte d’eurasisme coopératif (J.S Mongrenier, F.Thom), mais il est un projet de puissance en réalité. Le projet du clan de Poutine, tous ou presque d’anciens membres du KGB (les siloviki), n’est donc pas que régionale, mais bien mondial : constituer une alternative musclée à l’Occident jugé décadent et faible. Dans une interview de 2019 au Financial Times, Poutine déclarait naturellement que les valeurs libérales, les droits de l’Homme, l’indépendance de la Justice n’étaient pas compatibles avec l’esprit et les traditions russes comme le comte Ouvarov au XIXe siècle et le philosophe Nicolas Berdiaev au XXe siècle l’avaient déjà affirmé.

Le 21 février 2022, Vladimir Poutine fait une déclaration historiquement fausse mais justifiant l’agression de l’Ukraine : « L’Ukraine contemporaine a été entièrement et complètement créée par la Russie, plus exactement par la Russie communiste, bolchevique. Ce processus a commencé presque immédiatement après la révolution de 1917, et Lénine et ses camarades ont agi de façon vraiment peu délicate avec la Russie : ils ont pris à celle-ci, lui ont arraché, une partie de ses territoires historiques. ». Cette vision est conforme à son révisionnisme géopolitique et historique. Ivan Krastev, politologue bulgare, évoquait en 2014 un « isolationnisme culturel et psychologique » russe, qui, au lieu de décider d’un enfermement du pays, observerait la façon dont la Russie est progressivement encerclée par des voisins hostiles. Le mépris que Poutine voue aux Occidentaux, son programme militariste et la contraction des échanges a poussé la Russie à se tourner vers l’Asie. Bloquée à l’ouest, il lui faut s’extirper d’un possible encerclement par ceux que l’autocrate russe considère comme des alliés serviles des Etats-Unis. Pourtant la Russie a regagné la scène internationale en intégrant le G7 en 1997 et en étant reçu en grande pompe à Versailles par E.Macron en mai 2017.

Mais ces signes de reconnaissance ne sont que façade. En effet, la Russie n’a jamais été aussi éloignée de l’Occident ; quand au « pivot » chinois de Poutine; après le « pivot asiatique » d’Obama, il n’a guère de sens tant les deux puissances russe et chinoise divergent économiquement et militairement. La seule différence entre les deux bords est que Poutine pense à tort que la Russie y est l’avant-garde de l’Occident en Asie.

Pourquoi l’Ukraine a-t-elle une dimension symbolique forte auprès des Russes ? L’Ukraine, existe avant la Russie, quand fut créée la Rus - le premier État slave - dans cet espace allant de la mer Baltique à la mer Noire, et compris entre le Dniepr et le Dniestr, avec pour capitale Kiev - alors que Saint-Pétersbourg et Moscou étaient encore dans les limbes.  La Russie du Moyen Âge s’appelle donc la Rus de Kiev, c’est là que la chrétienté orthodoxe est née. Parallèlement naît en 1721 la Russie, originellement surtout peuplée de Varègues venus du Nord de l’Europe (le terme Moscovie est abandonnée par Pierre le Grand) tandis que l’Ukraine est rattachée de force à l’empire tsariste à la fin du XVIIIe siècle. Elle n’émerge comme entité propre au milieu du XIXe siècle ; elle est brièvement indépendante de 1917 à 1920.

Cette date de 1721 est importante : elle correspond à la célébration du Traité de Nystad qui a mis fin à la grande guerre du Nord avec la victoire décisive de la Russie. Selon ce traité, la Suède a reconnu le transfert de l'Estonie, de la Livonie, de l'Ingrie et du Sud-Est de la Finlande à la Russie. Pour les Russes, il s'agissait d'une victoire d'une importance considérable, car juste avant la guerre, la Suède était considérée comme la première puissance militaire d'Europe. Désormais, ce titre appartenait à la Russie.

A nouveau rattachée de force à l’URSS, l’Ukraine subit ensuite la politique répressive de Staline entre 1931 et 1933 et qui fit 5 à 6 millions de morts (l’Holodomor, l’élimination par la faim). Après le pacte germano-soviétique, elle gère certains territoires (Galicie, Bucovine, Transcarpatie etc.). Elle obtient ensuite un siège à l’ONU en 1945 (bizarrerie juridique) et reçoit la Crimée en 1954, toujours dans le cadre de l’URSS (on rappelle de N.Khrouchtchev est ukrainien). Après la chute du bloc communiste, l’indépendance est proclamée en 1991 et Kiev opère alors une « décommunisation » : à Kiev par exemple, la place principale de la ville, la place de la révolution d'Octobre (ex-place Kalinine, premier président du Soviet suprême) est rebaptisée place de l'Indépendance (Maïdan Nézalejnosti). La grande statue de Lénine, qui la dominait depuis 1977, est démontée dès septembre 1991, dans les premiers jours de l'indépendance. A Odessa, beaucoup de rues retrouvent le nom qu'elles portaient avant la révolution d’Octobre. La question des rapports de l'Ukraine avec la Russie ne se pose jamais frontalement, même si des tensions peuvent surgir. Ainsi, en 2007, la restauration à Odessa du monument inauguré en 1900 en l'honneur de Catherine II et des fondateurs d'Odessa, voilé après la révolution de février 1917 et démonté par les bolcheviks en 1920, provoque la fureur de certains nationalistes ukrainiens, qui y voient un hommage rendu à la domination russe. C'est bien la « révolution de la dignité » et les tensions qui s'exacerbent avec la Russie début 2014, qui posent de nouveau avec force la question de la décommunisation. Cette dernière se poursuit : 965 statues de Lénine sont déboulonnées entre 2013 et 2016 : on parle de leninopad, la « chute des Lénine » ; 52 000 rues sont débaptisées ; 986 localités et 32 villes changent de nom, à l'image de Dnipropetrovsk qui devient Dnipro, abandonnant le nom de Grigori Petrovski, dirigeant bolchevique originaire de la ville.

L’annexion de la Crimée en 2014 n’est qu’une première étape vers une russification du pays et fait dire à Vladimir Jirinovski (ex-KGB, chef du parti d’extrême droite russe appelé « libéral-démocrate ») que la Russie est enfin redevenue une grande puissance.

Historique de l’impérialisme russe :

La représentation du pays comme une sorte de « heartland » (MacKinder, Spykman) est étayée par un néo-eurasisme dont la principauté de Kiev est l’un des noyaux. Cet Etat kiévien s’est constitué à partir de la seconde moitié du IXe siècle sous le prince Vladimir. Il se morcèle ensuite en raison des conquêtes du khan, tandis que s’affirme la principauté de Moscou.  Sous la protection des princes de Moscou, Basile II (1425-1462) appuie la Horde d’or. L’Eglise russe devient alors autocéphale ; ceci permet à Moscou de s’affirmer comme une « troisième Rome » après 1453 (date de la prise de Constantinople par les Turcs). Ivan IV (le titre de tsar s’impose alors) poursuit l’extension du royaume. En Moscovie (car telle est l’appellation alors consacrée), les nobles sont propriétaires de leurs terres et de leurs paysans. Il n’y a alors pas de cour, ni de métropoles de commandement autorisant une forme de centralisation. Les tsars conquièrent des terres et se contentent de les exploiter. L’impératrice Catherine II (1762-1796) s’inscrit dans cet héritage : « Nous n’avons point trouvé d’autres moyens de garantir nos frontières que de les étendre ». L’empire serait donc une dynamique nationale naturelle pour les Russes. Preuve en est l’extension de l’empire en Asie centrale (Kazan Astrakan et l’Ukraine au XVIIe siècle, puis la Livonie, Estonie puis Pologne au XVIIIe siècle). Pierre le Grand rêva même de conquérir l’Inde, Constantinople, les Dardanelles etc. Cet esprit de conquête justifie l’établissement d’un service militaire de 25 ans en 1736, réduit en 1874 à 15 ans (dont 6 années d’active).

Au XIXe siècle, une nouvelle étape est franchie ; pour le tsar Nicolas Ier, « là où le drapeau russe est planté une fois, jamais il ne doit retomber ». L’Etat russe se construit ainsi simultanément avec l’empire. Comme le souligne Anatole Leroy Beaulieu, « la Russie est une colonie et toute son histoire n’est que l’histoire de sa colonisation ». C’est surtout au XIXe siècle qu’une littérature hostile à l’Occident « décadent » s’épanouit. Comme le souligne Chantal Delsol (Le Figaro, 1er avril 2022), le soviétisme ne rompt pas avec ces auteurs conservateurs et Poutine incarne ce courant aujourd’hui.

Revenons aux thèses eurasiennes : au XXe siècle, les thèses eurasiennes sont portées par l’historien et ethnographe Lev Goumilev, puis plus récemment par Alexandre Douguine, néo-nationaliste, hostile au « monde anglo-saxon mercantile ». Ces défenseurs d’une Grande Russie sont nostalgiques du souvenir de l’URSS dont la fin constitue pour Poutine « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Pour lui, la Guerre froide est loin d’être achevée et devrait même être relancée. Deux thèses s’affrontent alors : celle qui considère que les Occidentaux ont humilié les Russes après 1991 en ouvrant l’OTAN (1999) puis l’UE (2004) aux anciens territoires soviétiques et aux anciens alliés de l’est de l’Europe, celle qui estime que l’URSS est définitivement morte et que la Russie doit emprunter la voie du libéralisme. La politique de Poutine, qui relève de la première thèse, se présente alors comme une réaction naturelle à l’enlargement de l’Occident. La mainmise sur l’Abkhazie, l’Ingouchie, l’Ossétie du sud, la Crimée et le Donbass vise à signifier que la Russie n’est pas morte mais au contraire qu’elle est une puissance incontournable dans le cadre d’une nouvelle organisation de l’Europe.

Poutine ne cesse de mystifier la « Russie Soviétie », celle qui correspond aux anciennes frontières de l’URSS. Sa représentation géopolitique est finalement cohérente, voire logique, même si elle repose sur une reconstruction (donc une déformation) de l’histoire. Pourtant, Poutine n’innove pas : en mars 1993 déjà, Boris Eltsine en avait appeler à l’ONU pour avoir un droit de regard sur cet « étranger proche ». Le discours prit une teinte nationaliste encore plus forte avec Primakov en 1996. Poutine s'inscrit donc lui aussi dans cet héritage national-russo-soviétique.

Face à lui, les Occidentaux ont fait preuve de légèreté, ou du moins d’aveuglement ou de naïveté (?), en pensant que Poutine ne mettrait jamais en actes son ambition. Malgré l’agression contre la Géorgie en 2008, les Occidentaux (Obama au premier chef) n’ont pas réviser leur politique étrangère et ne lui en tiennent pas rigueur- probablement en raison du poids de la Russie sur le marché des matières premières et de son rôle dans la lutte contre le terrorisme. Après quelques semaines de fâcherie, les relations se normalisent avec la Russie. Le conflit ukrainien n’a d’ailleurs pas empêché la poursuite de projets gaziers, en dépit des sanctions internationales comme le montrent les partenariats (par ex avec Total).

Paraît, à cette époque, un texte fondateur que les diplomates et militaires russes connaissent par cœur, c’est Le Grand Échiquier, de Zbigniew Brzezinski. Cet Américain d’origine polonaise, a travaillé pour Jimmy Carter. Il reste très influent auprès du Secrétariat d’Etat.  Dans Le Grand Échiquier, il explique que, pour que la paix règne dans le monde, il faut que les États-Unis continuent à dominer le monde. Pour cela, il faut gagner la partie sur le grand échiquier qu’est l’Eurasie et, sur « ce grand échiquier », l’autre joueur important, c’est la Russie. La question est celle de la gestion de la question ukrainienne depuis 2014. Les Occidentaux ne sont-ils pas allés trop loin dans les promesses ou les insinuations quant à une adhésion possible à l’UE et à l’OTAN ?

Il faut dire ici que la position de Poutine a évolué entre 2001 et l’annexion de la Crimée en 2014. Le 25 septembre 2001, il défendait au Bundestag une Russie européenne, dans une sorte d’analyse kantienne des rapports entre Etats (en échange de quoi les Occidentaux ne condamnent pas l’intervention en Tchétchénie). En 2007, il élabore au contraire un discours anti-occidental à Munich lors de la Conférence sur la sécurité en Europe : « Il me semble évident que l’élargissement de l’Otan n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé. ». Vladimir Poutine pose ainsi les principes qui guident depuis la diplomatie russe ; un discours balayé d’un revers de main par les Occidentaux. En 2009, il fait adopter la doctrine russe de sécurité nationale avec l’énergie comme arme après avoir par deux fois lancé un embargo sur le gaz contre l’Ukraine en 2006 et 2009. Une « bataille des tubes » (gazoducs) s’engage puisque 80 % des exportations russes passaient alors par l’Ukraine. Nord Stream entre en oeuvre en 2010 : il achemine du gaz depuis la Russie jusqu’en RFA à travers la Baltique et permet d’éviter ce « pont énergétique » que constitue l’Ukraine, pays clé dans la perspective d’une « Union eurasienne ».

Exprimant son hostilité à un monde unipolaire, il se rapproche des BRICS dont il organise un sommet en 2015 à Moscou. Les sanctions à la suite de l’annexion de la Crimée l’isolent de plus en plus tandis qu’à l’intérieur un système constitué de potentats locaux (souvent issus du KGB) organise une « polyarchie chaotique » (J.S Mongrenier, F.Thom) dont Poutine est la tête. La verticale du pouvoir se renforce (les gouverneurs ne sont plus élus mais nommés) tandis qu’il met au pas les oligarques, les journalistes, les ONG, les opposants (assassinat de Nemtsov en 2015). Il mobilise une propagande éhontée contre les « complotistes » ukrainiens et géorgiens. Un double système de gouvernement est en place ; un « système étatico-militaire » (où le FSB et le GRU ont tous les pouvoirs) et un appareil économique, sorte « d’énergocratie » centrée sur les grands opérateurs (Gazprom, Rosneft entre autres). On rappelle que la Russie représente 5 à 10 % des réserves mondiales de pétrole et 25 % des réserves de gaz (dont 90 % viennent de la Russie) et fournit 40 % des importations européennes. En même temps, la Russie ne peut rompre avec l’Occident car pétrole, gaz et charbon contribuent pour 70 % des exportations et la moitié des ressources fiscales de l’Etat. Parmi les régions riches en ressources, il y a le Donbass, majoritairement russophone. Le soutien russe aux séparatistes du Donbass (Louhansk, Donetsk) déclenche les foudres de Kiev qui réprime durement la révolte ; la guerre du Donbass a déjà fait plus de 13 000 morts dans les deux camps, dont 3500 civils). Le soutien armé de Moscou aux séparatistes se termine le 21 février 2022 avec la reconnaissance de leur indépendance par V.Poutine.

La perte des marchés européens pourrait être compensée par un surplus de vente à la Chine, pilier de l’OCS (Organisation de la coopération de Shanghai fondée en 2001). La Chine a d’ailleurs signé avec la Russie en 2011 un traité d’amitié et de coopération, élément d’un nouvelle diplomatie triangulaire. En 1996 déjà, les deux pays avaient déjà signé un partenariat stratégique puis en 2002 une « déclaration conjointe sur le monde multipolaire ». Mais la Chine ne reconnut pas l’annexion de la Crimée en 2014. Schématiquement, chacune des deux puissances se méfie de l’autre ; mais le conflit entre la Russie et l’Occident a permis à la Chine de mieux négocier ses contrats (dont 400 MM $ en 2014). L’OCS sert à la Chine pour renforcer son influence à l’est et à Moscou avoir du poids sur la donne énergétique. Elle donne lieu à des manoeuvres militaires mutuelles mais pas de clause d’assistance mutuelle comme pour l’article 5 du Pacte de l’OTAN. Mais attention, la Russie n’a jamais soutenu les revendications chinoises sur l’archipel des Senkaku et elle a même signé avec le gouvernement très conservateur de Shinzo Abe un accord d’investissement. Dans un futur proche, un duel opposant une Russie militariste, avide revanche sur l’Occident à une Chine, qui a besoin de l’Occident comme débouché et qui estime devoir faire preuve de patience stratégique. Première partenaire de la Russie, la Chine n’a pas à gagner grand chose à rejoindre la Russie contre l’Occident d’autant qu’elle est en position de force face à Moscou qui doit préserver une cliente qui a signé un contrat gigantesque de fourniture de gaz (400 MM $)  et de construction d’un gazoduc (Force de Sibérie) en 2014. Le débouché chinois est indispensable pour compenser l’embargo à l’ouest.

Parallèlement, la Russie signait aussi un traité avec la Corée du Nord en 2000 tandis que le litige des Kouriles (russes) se poursuit avec le Japon. Au sud, elle a noué un partenariat stratégique avec l’Inde également. L’armée indienne est équipée à 70 % par un armement soviéto-russe. La Russie est aussi observatrice au sein de l’Organisation de coopération islamique, grâce au soutien de l’Iran, de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite.

L’armée russe et l’OTAN :

Le budget de la défense russe a considérablement augmenté depuis 2008 mais son armée est réduite à 1 million de soldats. Depuis 2001, ce budget a doublé (plus de 100 MM en PPA en réalité). Si la Géorgie a révélé des failles dans le système de défense russe, la Russie est aujourd’hui capable de mobiliser 200 000 hommes en 48 heures. En 2010, pour prouver sa détermination, Poutine a lancé un vaste programme d’équipement (600 MM $ pour la période de 2011 à 2020) ; mais le faible niveau des candidats et le piètre niveau de la R&D (sauf pour les missiles hypersoniques et quelques éléments d’artillerie) ne fait pas de l’armée russe une armée capable de rivaliser avec celle des Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle, dans la doctrine russe, les capacités nucléaires sont envisagées pour compenser la dissymétrie des capacités conventionnelles. Dans ce cadre, la Crimée est considérée comme un bastion stratégique qui permet de projeter cette même puissance.

Face à ce défi, en 2014, l’OTAN reconsidère sa stratégie et renforce son prépositionnement d’armements à l’est de l’Europe. Ces décisions sont présentées comme purement défensives par le secrétaire de l’OTAN en 2016. Elle développe également sa capacité de défense anti-missiles. Les tensions qui découlent de cette politique de réarmement expliquent que le partenariat Russie-OTAN (1997, « Partenariat pour la paix » en 1994) est abandonné en 2014.

Sur les écarts de puissance militaire très favorables à l’OTAN :

https://www.lemonde.fr/international/article/2018/07/11/otan-versus-russie-en-chiffres_5329866_3210.html

Chronologie de la mise au pas des Etats voisins

Après 1991, 25 millions de Soviétiques se trouvent en dehors de la Russie. La CEI regroupent alors 11 Etats post-soviétiques.

1988 à 1994 ; soutien au soulèvement du Haut Karabakh (peuplé d’Arméniens) contre l’Azerbaïdjan.

1991 : proclamation de l’indépendance de la Tchétchénie (deux guerres en 1994 et 1996) - soutien russe à la « République du Dniestr » (en Moldavie) contre la Roumanie et la Transnistrie est érigée en quasi Etat indépendant vassal de la Russie. Soulèvement de la Gagouazie soutenu par les Russes.

1992 : signature d’un traité de sécurité collective entre membres de la CEI signé à Tachkent (Asie centrale puis Géorgie, Azerbaïdjan et Belarus)- l’organisation se dote ensuite d’une Force d’action rapide dont le siège est à Kant au Kirghizstan.

1993 : signature d’un accord économique entre ces Etats, mais progressivement l’échec de la CEI - guerres entre Géorgiens et Abkhazes, appuyés par les Russes en 1992-1993 = la Géorgie est contrainte d’adhérer à la CEI.

1994 : mémorandum de Budapest (respect de l’intégrité territoriale et non-prolifération nucléaire).

1995 : rejet par la CEI d’une « union eurasiatique »

1996 : constitution d’un front anti-russe regroupant la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Moldavie

1er décembre 1999 : la Douma vote une loi sur le redécoupage des « sujets »  et envisage l’inclusion (donc l’annexion) d’éventuels Etats étrangers.

La Russie s’achemine vers une sorte de système néo-impérial.

2001 : création de la Communauté économique eurasienne

2002 : organisation du traité de sécurité collective qui donne à la Russie un droit de regard sur les forces armées des Etats signataires.

2003 : « révolution des roses » en Géorgie qui chasse Chevarnadzé

2004 : « révolution orange » en Ukraine (le pro-russe Ianoukovitch perd les élections)

Après 2005, Poutine mobilise un atout majeur pour soumettre les ex-républiques soviétiques : l’énergie. Il fait un chantage au gaz (avec Gazprom) et lance la « bataille des tubes » avec l’Ukraine.

2008 ; la Russie attise les revendications d’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie contre la Géorgie avant d’engager la guerre contre elle. La Géorgie quitte la CEI.

2010 : Union douanière entre le Belarus, le Kazakhstan et la Russie

2013 : Ianoukovitch suspend les négociations avec l’UE

2014 : manifestations contre Ianoukovitch à Maïdan ; mouvement soutenu par les Occidentaux. Des éléments du FSB sont à Kiev pour aider à la répression du « mouvement Maïdan ».

2014 : établissement d’un gouvernement pro-russe à Simféropol en Crimée puis le 6 mars le Parlement de Crimée demande son rattachement à la Russie- discours de Poutine sur la protection des minorités russes - référendum en Crimée (96 % de oui)- annexion de la Crimée -Porotchenko signe le protocole de Minsk avec la Russie et les représentants du Donbass- l’Ukraine quitte la CEI - accord d’association avec l’UE.

2015 : accord de Minsk II piloté par Moscou et qui affaiblit encore l’Ukraine

2018 : loi martiale en Ukraine, élévation du budget militaire

L’annexion de la Crimée inquiète les autres républiques qui abritent elles aussi des minorités russophones.

Le "Concert européen"

  1. Comment se définissait le « Concert européen » ?

C’est un principe énoncé par G.H Soutou selon lequel les Etats européens souverains devaient traiter ensemble les grandes questions européennes. Il reposait sur la concertation permanente par l’intermédiaire des chancelleries diplomatiques, des rencontres ou congrès internationaux, quelles que soient les régimes politiques. Le pragmatisme, sans aucun jugement moral, guidait les discussions. Le congrès de Vienne (1814-1815) qui devait régler le sort des conquêtes napoléoniennes après la défaite de Waterloo en marque le début.

  1. Pourquoi le « concert européen » était-il en crise au début du XXe siècle ?

En 1914, le concert européen ne pouvait plus fonctionner. La montée des nationalismes, le pangermanisme et le panslavisme remettaient en cause la souveraineté des Etats. Si les échanges économiques étaient encore importants entre futurs ennemis, aucune négociation n’avait précédé le déclenchement du conflit.

  1. Comment la guerre remettait-elle en cause le concert européen ?

Durant le conflit l’ennemi était déshumanisé et chaque camp espèrait la destruction de l’autre. La dimension idéologique du conflit poussait l’Entente à envisager une démocratisation de l’Allemagne en cas de victoire tandis que pour les Français la défense du territoire équivalait à défendre la République. Les revendications ne sont donc plus seulement territoriales. L’Allemagne en attendait un contrôle sur les riches régions industrielles de la Belgique et de la France.

  1. Pourquoi la « sortie de guerre » n’avait pas permis la renaissance du concert européen ?

La guerre se prolongeait bien au delà de 1918. Les traités ne suffisaient donc pas à y mettre fin d’autant que ces traités n’étaient pas négociés entre vainqueurs et vaincus, mais imposés par les premiers. L’après-guerre voit naître des réactions ambivalentes – pacifisme, fascination pour la violence, délégitimation ou exaltation de la guerre. Par ailleurs, les traités ne rétablissaient pas un équilibre entre les puissances mais imposaient une nouvelle conception des relations internationales telle qu’exposée dans les Quatorze Points de W.Wilson. Ce « droit des peuples » n’était d’ailleurs pas nouveau (Cf. unités italienne et allemande, ou l’indépendance de la Grèce en 1830) et n’était pas non plus inscrit comme tels dans le texte du président démocrate.

  1. Quels étaient les risques de sa disparition ?

La « sécurité collective », qui devait remplacer les alliances militaires d’avant 1914, victorieuse à Locarno en 1925, ne pouvait fonctionner avec la nouvelle carte de l’Europe. Si la forme « Etat-nation » s’imposa, les entorses aux « principes des nationalités » suscitèrent dès 1918 des tensions très importantes. La SDN garantissait également dans son article 10 de son pacte la souveraineté des Etats (« intégrité territoriale et indépendance politique ») or les accords de Munich bafouaient allègrement ce principe clé. C’est de cette manière que les Sudètes ont pu se prévaloir de leur identité historique, même si l’on sait que le pro-nazi Konrad Henlein a tout fait pour transformer les Sudètes en martyrs. L’ambition des vainqueurs de 1918 (démocratiser les Etats vaincus, au nom des Lumières) échoua comme fut mise en échec la volonté d’instaurer un système économique libéral à l’échelle mondiale. Le nouveau système international s’avèra donc inefficace pour barrer la route aux régimes dits totalitaires d’autant que les nouveaux Etats étaient trop faibles pour leur résister quand ils n’en partageaient pas les valeurs (Cf. tableau des régimes de l’Europe orientale) tandis que les démocraties étaient paralysées par la « religion de la sécurité collective ».

Nom de noms

Copies de concours...trop, c'est trop... on écrit : 

Tiers Monde et pas Tiers-Monde ! 

Bretton Woods sans tiret

Moyen Orient sans tiret

Moyen Âge sans tiret

Les siècles en chiffres romains

Les Américains avec une majuscule

 

 

 

 

Les Etats-Unis prévoient le retrait des troupes d’Afghanistan d’ici le 11 septembre 2021

Une « war fatigue » explique certainement le choix du président américain de retirer la totalité des 2500 soldats américains. Donald Trump n’avait pas promis autre chose d’ailleurs, ce qui rend compte du caractère très relatif de la rupture avec la politique de son prédécesseur. Officiellement, c’est au nom de l’indépendance des Afghans que cette décision a été prise. Motif étrange lorsque l’on sait que depuis l’automne 2020, les Américains ont commencé discrètement à Doha à soutenir une transition pacifique avec les Talibans. Des échanges de prisonniers ont été programmés lors de la deuxième rencontre à Moscou en mars 2021. En tant que médiateur entre le gouvernement afghan et les Talibans, Joe Biden ne bouleverse pas le schéma dressé par Mike Pompeo, et défend maintenant l’instauration d’une « paix durable ». Les quelques 2500 soldats américains tués et plus de 20 000 blessés ne sont rien sans le coût total de cette guerre depuis l’intervention à partie du 7 octobre 2001 ; plus de 800 milliards de dollars. Le sommet de l’engagement ayant été atteint entre 2010 et 2011 avec plus de 100 000 soldats sur le terrain. « La plus longue guerre des Etats-Unis » prend donc fin d’après Joe Biden qui soutient que les objectifs ont été atteints. Ce désengagement doit certainement libérer des moyens en cas de regain de tension avec l’Iran qui est la cible de nouvelles sanctions américaines. Une plus grande mobilité des forces d’intervention est défendue par le Département d’Etat dans le cadre de la lute contre le terrorisme dont Washington accuse régulièrement l’Iran. « Nous devons traquer et perturber les réseaux et les opérations terroristes qui se sont étendus bien au-delà de l'Afghanistan depuis le 11 septembre » a-t-il affirmé. Les Etats-Unis programment en réalité une alliance très large qui irait de l’Inde à l’Egypte pour contrer les ambitions chinoises dans la partie occidentale de la région indo-pacifique, avec la Russie en embuscade, et le retrait d’Afghanistan n’est probablement que le début d’un redéploiement des forces américaines dans la région, à quoi s’ajoute une nouvelle stratégie globale.

 

L'Etat-providence est-il l'ennemi de l'économie de marché ?

L’Etat-providence naît à partir du moment où le droit détermine un certain nombre de missions incombant à l’Etat qui doit veiller à protéger sa population des risques sociaux. La charité chrétienne, ou même les mutuelles nées au XIXe siècle ne peuvent correspondre à cette vocation ; la première relève majoritairement d’un altruisme intéressé, tandis que les autres ne servent que des intérêts corporatistes. C’est en réalité au XIXe siècle que les Etats commencent à prendre soin des populations fragiles ou à risque ; là, les préoccupations sociales se mêlent aux objectifs sécuritaires. Les premières lois encadrant le travail des enfants ou les risques professionnels naissent après 1850 en Europe occidentale. Les droits octroyés par l’Etat se généralisent à beaucoup de pays, à de plus en plus de catégories et couvrent des risques plus nombreux.

Avec le Wohlfahrtstaat, l’Allemagne de Bismarck, mais aussi la IIIe République et beaucoup de pays voisins de la France (Belgique, Suisse, Italie) accordent les premiers droits aux salariés de l’industrie, secteur le plus concerné par les risques. Un objectif secondaire est le renforcement  des liens entre le citoyen et l’Etat et, plus idéologiquement couper l’herbe sous le pied aux syndicalistes révolutionnaires en instaurant la paix sociale. La IIIe République s’attelle ainsi à la constitution d’un corpus de lois visant à protéger les populations considérées comme faibles (loi de protection de l’enfance en 1889, loi sur les accidents du travail en 1898 par exemple).

Mais il faut attendre la période post-1945 pour que l’Etat-providence détermine les règles d’une prise en charge collective et solidaire des risques de la vie (accidents, maladies, chômage, handicap, vieillesse etc.). L’Etat-providence naît alors ; il est celui qui assure le bien-être (welfare) de la collectivité nationale ou modifie la répartition de ce bien-être au moyen de lois, de règlementations, de versements de revenus de transfert. Il n’est pas l’Etat qui planifie, gère des entreprises publiques ou aménage le territoire, mais un Etat social ou protecteur. Différents textes du XXe siècle inspirent la démarche du législateur. L’annexe de la constitution de l’OIT (1919) est un premier jalon. Elle est rédigée sous le patronage du leader syndical américain Samuel Gompers et indique que « le travail n'est pas une marchandise ». Plus loin, elle affirme que « la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs, coopérant sur un pied d'égalité avec ceux des gouvernements, participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun ». L’Etat-providence participe de cette manière à la cohésion de la nation fondée sur la solidarité de ses membres ; il est l’une des conditions du pacte social, et même du pacte politique. Quatre autres textes fondateurs fixent les grands principes de l’Etat-providence : la Charte de l’Atlantique (1941), le rapport Beveridge (1942), la Charte du CNR pour la France (1943) et surtout la Déclaration de Philadelphie (1944) adoptée par la conférence de l’OIT et qui reprend les principes fondateurs de la constitution de 1919. Elle associe « paix durable » et « justice sociale », sans préciser si cette paix est internationale ou civile. Après les traumatismes de la guerre, il est en effet temps pour les Etats de mettre en œuvre ces principes ou de les approfondir. Après 1944, le système assurantiel  allemand hérité de la période bismarckienne et le système assistanciel anglais guident alors les réformateurs français et les travaux du GPRF dont le gaulliste Pierre Laroque et le communiste Ambroise Croizat sont les chevilles ouvrières. Le système mis en place en Allemagne après 1883 consistait en une protection obligatoire fondée sur les cotisations des salariés et des entreprises, une participation non proportionnelle aux risques. Le deuxième système est guidé par trois principes ; universalité de la protection, uniformité des prestations et unité de gestion par l’Etat, le Parlement britannique votant un budget annuel. Il  est davantage présent dans les pays méditerranéens (Italie, Espagne, Grèce). En Italie par exemple, les organisations caritatives sont placées après 1890 sous la tutelle de l’Etat avant une première loi en 1898 qui instaure l’obligation du système de prévoyance professionnelle. Le Stato sociale sous le fascisme s’inscrit dans la continuité des réformes antérieures mais c’est avec la République italienne que les héritages bismarckien et fasciste fusionnent pour accélérer la mise en place d’un Etat social dans les années 1960[1].

Entre 1945 et 1947, la France met en place la Sécurité sociale qui emprunte aux deux modèles : financement par les cotisations sociales mais également par des recettes fiscales. Les Assedic (inscription et suivi des chômeurs) et l’UNEDIC (régime de l’assurance chômage) sont mis en place en 1958, avant l’ANPE (1967)[2]. L’extension des droits aux agriculteurs exploitants, aux indépendants du commerce et de l’industrie et aux professions libérales rend compte de l’universalité de l’institution française ; une universalité étendue en 1978 même à ceux qui n’exercent pas d’activité professionnelle. Fondée sur le paritarisme, la maîtrise des dépenses relève des pouvoirs publics qui, depuis les années 1970, n’ont pas cessé de commander rapports, livres blancs et d’organiser des états généraux au fur et à mesure du creusement des déficits. Ces derniers sont d’abord liés au vieillissement des populations occidentales, a fortiori lorsqu’il s’agit des cohortes très nombreuses du baby-boom  et à la hausse du chômage.

A partir des années 1980 et au nom d’une « bonne gouvernance », des politiques monétaristes soutenues par les néo-libéraux de l’école de Chicago dont les représentants les plus connus sont F. Hayek et M. Friedman, qui attaquent frontalement l’Etat-providence. Pour les néo-libéraux, l’économie capitaliste doit s’autoréguler et c’est aux individus seuls de pallier ses défaillances. Adeptes de l'école des "choix publics" de James Buchanan et de la « corporate gouvernance »,  R Reagan et M. Thatcher estiment que les "choix" du Marché seront toujours meilleurs que ceux d'un Etat soumis aux pressions des électeurs ou que ceux fixés par des instances collectives. Il faut donc réduire le périmètre de l’Etat. La condamnation des welfare queens par les reaganiens n’est qu’un aspect anecdotique d’un mouvement plus large qui a pour perspective le dépérissement de l’Etat au nom d’un monde qui ne doit être gouverné qu’à l’aune des calculs d’utilité économique. Les Linda Taylor n’ont qu’à bien se tenir et se bouger pensent-ils. L’incompatibilité entre l’économie de marché et l’Etat-providence semble définitive. Pourtant, à y regarder de plus près, l’Etat-providence est bien au service de l’économie de marché ; d’abord parce que les revenus de transferts de l’Etat-providence sont indispensables à la bonne santé d’une population que l’économie de marché souhaite productive, puis parce que ces mêmes revenus sont recyclés dans l’économie de marché : prospérité du Big Pharma, revenus confortables des médecins, transformation des remboursements en dépenses courantes. L’Etat-providence, condition de l’existence d’une démocratie sociale, a trouvé ici sa légitimité, même aux yeux des plus hostiles au big government. Il reste pourtant un défi à relever, celui de la responsabilisation des assurés qui considèrent l’Etat-providence comme un guichet. Dès lors, fraudes et abus ne peuvent que prospérer. En réalité, ces dysfonctionnements ne sont que le résultat d’une déliquescence de l’esprit civique que les démocraties occidentales ont nourri en adoptant, ici ou là, les éléments de la doxa la plus libérale. Doit-on se résigner, ainsi que le souligne Alain Supiot, au triomphe de la foi dans le Marché, « version sécularisée de la divine Providence », qui assujettit de plus en plus le droit et même la loi aux intérêts particuliers et au calcul, et voir ainsi disparaître l’Etat-providence ?

 

[1] Le Service national de santé est créé en 1978

[2] L’UNEDIC fusionne avec l’ANPE en 2008 pour donner naissance à Pôle Emploi.

Soldat augmenté

Après l'article du 12 septembre 2020 sur le T800, le Ministère des Armées s'est prononcé sur cette évolution radicale des conditions de combat.

Laurent Lagneau propose un éclairage sur les enjeux de la question.

Plus grand, plus rapide et mieux armé, le prochain porte-avions (PANG- porte-avions de nouvelle génération) devrait être opérationnel d'ici 10 ans. Pendant ce temps-là, Chine et Etats-Unis seront quasi à parité avec plus de 12 porte-avions chacun si l'on tient compte du retrait des navires les plus anciens côté américain. 

Le modèle américain et l’évangile du dollar

Le modèle américain est communément associé à la réussite professionnelle et sociale, interprétée comme le signe de la grâce divine. Le revers en serait des inégalités criantes et aux antipodes de nos sociétés européennes plus équilibrées puisque rien ne pourrait s’opposer à la destinée qui rend les uns riches, les autres pauvres, dans un Etat d’ailleurs très souvent gouverné par des présidents millionnaires et jusqu’au XIXe siècle propriétaires d’esclaves. Mais les choses sont plus compliquées quand on y regarde de plus près. Tout d’abord, l’argent est aussi tabou de l’autre côté de l’Atlantique que du nôtre et l’égalité chère aux révolutionnaires de 1789 n’est pas étrangère aux Américains car c’est bien la recherche de l’égalité religieuse que les Pères pèlerins sont venus chercher outre Atlantique comme le mentionne la Déclaration d’indépendance de 1776.

Si autour de John Smith se trouvent toutes sortes de professions avides de gains en monnaie sonnante et trébuchante, les premiers Américains croient pouvoir ériger dans le Nouveau monde, ce "Nouvel Israël" où le partage est la règle. On retrouve ici le « communisme apostolique » décrit par Harvey Wish (1950). La promesse d’instituer un « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple » (entendu comme peuple de Dieu, y compris chez A. Lincoln) est formulée dès le premier pied posé à terre. Et si John Winthrop n'est pas choqué par l’existence des inégalités sociales, c'est pour lui une façon de dire qu’il faut renforcer l’union de toutes les forces vives pour améliorer la situation de chacun. Patriotisme et « destinée du peuple » s’entremêlent donc, à condition que ce peuple fasse l’effort d’accepter la réussite des autres. Le juriste anglais défend bien ici l’unité du peuple, non son fractionnement en couches différenciées : à l’unité politique doit correspondre l’unité des Chrétiens[1].

La philanthropie, qui recouvre aujourd’hui des champs variés (du financement des universités aux centres pour SDF aux Etats-Unis jusqu’aux  fondations pour nos quartiers difficiles en France) s’inscrit dans ces gènes religieuses des affairés « Pères fondateurs ». Mais contrairement à ce que Max Weber avance à propos de la vocation naturelle des Puritains au profit, les catholiques n’étaient pas en reste : il suffit de se rappeler l’ascension fulgurante des grandes dynasties marchandes, et catholiques, du nord de l’Italie à partir du XIIIe siècle. Il est vrai toutefois qu’une éthique de la réussite individuelle, de l’effort personnel, du mérite égoïste s’est épanouie aux Etats-Unis dans les milieux calvinistes, mais la fortune n’est pas dès les origines l’étalon de la grâce. Ce qui compte avant tout c’est la manière dont le citoyen américain gravit les échelons. L’approvisionnement du compte bancaire passe après, ainsi que l'affichage de sa fortune d'ailleurs.

Plus radicale est la position de Thomas Paine, ferme partisan du nivellement des revenus pour le « bien commun », dans un pays pourtant pas si inégalitaire que cela au XVIIIe siècle. Cette quête d’harmonie sociale n’est pas étrangère à la conquête territoriale, seule manière finalement d’accorder à tous les moyens de s’élever socialement en s’accaparant les terres des Amérindiens (Cf. la loi de 1862 sur le "settlement"). C’est donc au nom de la démocratie américaine que la frontière ne cesse d’être repoussée vers l’ouest, avec le dollar comme horizon et la Bible comme boussole.

A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis vivent un Gilded Age (Mark Twain), que l’on traduit par « âge doré » ou « âge d’or », et qui doit beaucoup au rattrapage industriel et à la constitution de grands groupes capitalistiques (Carnegie, Rockefeller etc.) dont les dirigeants, menacés par les lois antitrust, ont pu légitimer l’existence en recourant à un récit mêlant la Bible et les théories de Darwin. Comme l’écrit les Temps Nouveaux le 11 juin 1907, « Rockefeller devenu le plus grand producteur de pétrole a conçu l’idée gigantesque d’exploiter tous ses concitoyens, en leur imposant, par voie de trusts, un prix double et même triple pour le pétrole. Ses chers concitoyens, une fois « tondus », il a élargi le domaine de ses bienfaits, en y englobant le vieux monde ». Le magnat du pétrole John Rockefeller est encore « l’homme qui est capable de dépenser 1000 francs par minute » (La Liberté, 24 sept. 1908) ; le miracle que constitue la fortune de Rockefeller ne fait pas de doute et doit inspirer tous les croyants. Dans L’Evangile de l’argent, Andrew Carnegie écrit, rassurant ; « Les pauvres profitent de ce que les riches ne pouvaient pas se permettre auparavant. Ce qui était le luxe est devenu le nécessaire de la vie», puis plus loin « Il ne reste donc qu'un seul mode d'utilisation des grandes fortunes ; mais en cela nous avons le véritable antidote contre les inégalités temporaires la répartition des richesses, la réconciliation entre les riches et les pauvres - un règne de l'harmonie - un autre idéal, différent, en fait, de celui du communiste car contrairement à lui, il rejette le renversement total de notre civilisation ». La fortune des uns et le confort plus grand des autres garantissent finalement la survie de la civilisation américaine car c’est la vertu qui a déterminé cette répartition des rôles. Le « rêve américain »[2] s’incarne ainsi dans deux types d’acteurs : le milliardaire qui a réussi et le pauvre qui peut le rejoindre s’il s’en donne la peine, avec l’aide de la grâce divine reconnaissante de ses vertus. Le concept de «rêve américain »  est associé à la seule acquisition de biens, mais aussi à la capacité donnée à chacun de s’élever socialement, ce qui correspond à une complète transformation spirituelle. Tout pauvre est donc un riche potentiel. Dès lors, rien ne justifie l’esprit de révolte contre le système capitaliste. Le démuni doit moins se prononcer politiquement sur la pertinence et le coût d’un Welfare state, que sur les valeurs qui étayent le modèle de l’accomplissement personnel et du respect des libertés individuelles martelées dans les sermons chaque dimanche matin. Le vote républicain parmi les classes sociales les moins favorisées n’est par conséquent pas si iconoclaste que cela car il suit la tradition américaine : les valeurs comptent plus que le porte-monnaie. Le New Deal de Roosevelt ne fut même pas une parenthèse voire un coup d’arrêt à cette trajectoire puisqu’il n’a consisté finalement qu’à revenir aux fondamentaux prononcés au XVIIIe siècle puisqu’il n’a pas donné lieu à une « chasse aux riches », mais a plutôt consisté à armer les plus pauvres contre la crise. Il initie d’ailleurs l’avènement de la « société de consommation » des années 1950 et 1960 car consommer devient un critère d’appartenance à la nation et d’adhésion au modèle de la réussite.

 

 

 

[1] Extrait de A Modell of a Christian Charity, 1630 : « There is a time when a Christian must sell all and give to the poor, as they did in the Apostles’ times. There is a time also when Christians (though they give not all yet) must give beyond their ability ».

[2] Formule de James Truslow Adams, The Epic of America, 1931

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