Qu’est-ce que la géopolitique ?

 

Le mot est lancé en 1905 par Rudolf Kjellen, professeur de science politique suédois ; c’est la « science de l’Etat en tant qu’organisme géographique, tel qu’il se manifeste dans l’espace » (L’Etat comme forme de vie, 1916) ; idée reprise dans « States as living organisms » publié à Leipzig en 1917 sous le titre « Der Staat als Lebenform » - l’Etat comme organisme. Kjellen compare les comportements des Etats à ceux des individus. Il n’écrit pas cela par hasard ; il était très préoccupé à l’époque par le déclin de la Suède depuis la défaite contre la Russie en 1709 (bataille de la Poltava, au nord-est de l’Ukraine).

Plus académiquement, la géopolitique est d’abord la science qui vise à établir des lois produites des liens entre la géographie, l'histoire et la politique, à analyser les interactions entre des territoires et des gouvernements, ainsi que les rapports de puissances à l’échelle internationale. (On se réfèrera à la définition proposée par Géoconfluences)

Après 1945, le concept de « géopolitique » est dénigré car connoté négativement et associé à l’impérialisme hitlérien. Aujourd’hui, c’est une lecture du monde qui mobilise l’histoire et la géographie, et étudie l’inscription dans l’espace des pouvoirs, quelle que soit l'échelle. C’est aussi une conceptualisation de cette influence. Plusieurs écoles de géopolitique ont élaboré leur lecture des rapports de puissance. L’école anglo-saxonne de Geopolitics est d’abord portée par Halford Mackinder, considéré comme le « père de la géographie britannique ». Il enseigne à la LES où il conceptualise « l’île mondiale » en 1904 (théorie du heartland - écrit avec une majuscule après 1919) dans The geographical pivot of history. Le contrôle par un Etat de cet espace immense rendrait possible la domination mondiale. Le terme rim  fait référence à la ceinture, la bordure - métaphore de la fortification médiévale. Ce pivot est le pivot eurasien, autrement dit le heartland dont il ne retient que les facteurs physiques ; cela correspond à la  plaque eurasiatique. Il sous-estime donc les facteurs socio-économico-politiques dans l’organisation des Etats et le déploiement de leur influence.

Paradoxalement, Kjellen rejette le terme géopolitique qu’il estime être davantage une philosophie qu'une science de la géographie. Très hostile à K.Haushofer, géopoliticien allemand qu’il réduit à un propagandiste de l’impérialisme, sa vision du monde n’est pas dénuée d’arrière-pensées. MacKinder est  en effet partisan de la création de « buffer states » (Etats tampons) à l’est de l’Europe pour qu’ils protègent sa partie occidentale du communisme. Il défend même une intervention militaire contre les bolchéviques. C’est la raison pour laquelle, après 1918, MacKinder trouva W.Wilson naïf face aux bouleversements en Russie et lui oppose un réalisme froid dans « Ideals and reality (1919). Il exagère d’ailleurs à cette fin la puissance de la Russie dont il craint l’alliance avec l’Allemagne pour mobiliser les Etats-Unis. Dans la perspective de lutter contre le communisme, MacKinder place les pays baltes et la Pologne aux avants postes de la résistance antibolchévique en Europe. Député conservateur jusqu’en 1922, il est par ailleurs partisan de l’impérialisme colonial. La Raj est pour lui la matérialisation d’une puissance inégalée, même s’il est alors préoccupé par la montée en puissance du Japon (« yellow peril ») qui pourrait un jour ravir sa place à l’Angleterre. Néanmoins, ne voyons pas en lui un va-t-en-guerre. Il milite aussi pour la création d’une Ligue des Nations et se prononce en faveur d’une libéralisation des échanges, gages paix, et mobilise la vieille antienne libérale qui le rapproche d’un John Atkinson Hobson  (The Physiology of Industry, 1889, puis Imperialism, a Study, 1902).

La vision de Mackinder est critiquée par Nicholas Spykman [1](+1943). Cet internationaliste libéral, hollandais d’origine et naturalisé américain en 1928, devenu réaliste, est le fondateur de l’Institut of International Studies à Yale. Quelques temps agent de renseignement lors de son séjour en Indonésie (1917-1920), il est recruté à Yale comme assistant en sociologie. Il présente avec le Rimland  sa vision de la géopolitique internationale. Il emprunte à MacKinder l’idée de « inner crescent » (croissant intérieur) et de « outer crescent » (croissant extérieur) pour dessiner ce rimland, immense barrière protectrice ceinturant la puissance. Cet espace correspond à un large cordon sanitaire, entre le heartland (qu’il reprend à son prédécesseur) et les espaces maritimes ; en somme une zone tampon (buffer zone) que les Etats doivent se constituer s’ils ne veulent pas être absorbés par leurs ennemis.  Entre les deux guerres, Spykman craint autant la domination allemande en Europe que l’influence soviétique, mais il renverse la proposition de Mackinder en soutenant que les régions vitales et stratégiques du monde n’étaient pas le Heartland, mais les zones périphériques de l’Eurasie, à savoir l’Europe occidentale d’un côté, l’Asie orientale maritime de l’autre. Mais, à la différence de MacKinder, Spykman ne croit pas à la paix entre les Etats après 1945 et pronostique un choc inévitable entre la puissance maritime (Etats-Unis) et la puissance terrestre (URSS). Ces régions, désignées sous le nom de Rimlands, ont conservé, depuis la stratégie de containment de la Guerre froide jusqu’aux thèses stratégiques très contemporaines de politologues influents comme Zibgnew Brzezinski une grande importance dans la pratique et la pensée stratégiques américaines.

L’influence de Spykman ne s’est pas arrêtée là. En effet, selon Klaus-Gerd Giesen, en voulant le premier formaliser les relations internationales et en cherchant à en faire une discipline à part entière, Spykman a forgé des concepts, ceux de puissance et d’intérêt national, qui seront centraux dans la théorie réaliste.

Pour conclure sur ces deux visions de l’organisation du monde :

-Mackinder comme Spykman ont compris le rôle de la géographie dans les rapports de force et la constitution de la puissance.

-les deux ont une vision assez déterministe de l’espace (carte de Spykman insiste sur les vastes steppes, les déserts, la taïga etc.)

 -les deux sont attachés à mettre en valeur l’espace terrestre, au prix d’un manque de réflexion concernant les espaces maritimes, sauf à un moment donné lorsque Mackinder évoque le « Midland Ocean » et ses trois composantes : France/R.Uni/Etats-Unis – l’Allemagne ayant alors une position centrale entre le Midland Ocean et le heartland ! Pour lui, le Heartland correspond à la plus grande forteresse sur Terre car il rend les invasions impossibles, mais il ne constitue par pour autant le socle de la puissance.

Une autre vision de la géopolitique mondiale s’affirme au début du XXe siècle qui triomphe par la suite : c’est celle qui place au cœur de sa réflexion les espaces maritimes. Des espaces que MacKinder n’a pas vraiment négligés puisqu’il avait publié en 1902 Britain and the British Seas.

Le principal contributeur à cette vision est l’amiral américain Alfred T. Mahan (+1914),  auteur de The Influence of See Power upon History 1660-1780 (1890) et qui popularise la « destinée manifeste » attribuée aux Etats-Unis[2]. Pour justifier son approche, Mahan, « penseur de la guerre sur mer » (P.Naville), rend compte de la supériorité maritime britannique (le loup de mer) sur la France (le loup de terre) et prend pour modèle l’empire romain qui parvint à contrôler tout l’espace méditerranéen (Mare Nostrum). Il a été très influencé par Theodor Mommsen, auteur d’une « Histoire de Rome » (1843-1846) qui avait expliqué comment la puissance navale romaine avait été décisive durant la 2ème guerre punique (IIIe s-av-JC).

Mahan dirigea par ailleurs l’école de guerre navale de Newport, fondée en 1884. Ce militaire joue donc un rôle assez important auprès des états-majors des Etats-Unis puisqu’il forma nombre d’officiers. Il est le premier à conceptualiser le « Sea Power » (traduit par navalisme faute de mieux). Ceci signifie que la suprématie navale, cruciale, doit s’exercer sur tous les espaces maritimes, même éloignés. Mers et océans sont envisagés comme des routes et non des obstacles, en somme des atouts majeurs lorsqu’une puissance les maîtrise. Il comprend donc l’intérêt crucial du contrôle des détroits et des canaux transocéaniques (Panama, Suez). Sa pensée féconde prend encore plus de relief aujourd’hui lorsque nous observons les manœuvres agressives de Pékin en mer de Chine. La carte de l’océan Pacifique qu’il élabore exprime toute sa défiance à l’égard du Japon dont il craint l’expansion, surtout après l’accord du Japon avec le Royaume-Uni (Landswone) en 1902[3] contre la Russie ; accord rompant ainsi avec le « splendide isolement » du Royaume-Uni à la fin du XIXe siècle. Dès lors, se doter d’une force navale devient un objectif essentiel. Au cœur de cette puissance maritime se place l’archipel des îles Hawaï[4], centre nerveux du dispositif de sécurité des Etats-Unis ainsi que Guam dont Mahan fait un autre Gibraltar. Enfin, il considère que la flotte ne doit pas être subdivisée en détachements plus faibles mais elle doit être capable de projeter rapidement la totalité de sa puissance de feu.

Dans ses 3 tomes, toujours étudiés à Newport, il considère que la puissance maritime d’un Etat repose sur 6 principaux éléments :

-la position géographique

-les conditions naturelles

-la superficie

-le caractère de la population- critère éminemment subjectif

-le type de gouvernement

Pour finir, il faut évoquer un dernier théoricien de la géopolitique avec Robert Strausz-Hupé (+2002), autrichien naturalisé américain après son exil en 1923 et qui publia « Geopolitics : the Struggle for Space and Power » en 1942. Fédéraliste, anticommuniste car il voit dans l’URSS la combinaison du nationalisme expansionniste et du bolchévisme[5], Strausz-Hupé a conseillé D.Acheson (Secrétaire d’Etat de Truman) ainsi que J.F Dulles (Secrétaire d’Etat d’Eisenhower), puis Nixon au moment de son rapprochement avec la Chine. En raison de son origine, il connaît bien la Mitteleuropa et considère les Etats-Unis comme le gardien des valeurs occidentales, face à une Europe qui aurait sombré dans la décadence car ayant cédé à l’individualisme et au sécularisme. Après la publication de The Estrangement of Western Man en 1952, il devint même une sorte de gourou à la CIA et créa en 1955 l’Institut de recherche en politique étrangère.

Pour Strausz-Hupé, la mission des Etats-Unis est d’enterrer les Etats-nations et de guider les peuples vers des unions plus larges. Un ordre universel peut être ainsi établi au centre duquel se trouve le bienveillant empire américain. Durant la Guerre froide, il propose même que l’OTAN se transforme en une organisation supranationale, une fois la dissolution de l’UEO prononcée.

Strausz-Hupé et la plupart de ses prédécesseurs ont défendu une politique réaliste en matière de relations internationales.

Pour approfondir cet éclairage, on se référera à la bibliographie générale et à la mise au point de Ph.Braillard, M.Reza-Djalili, Les relations internationales, PUF, QSJ, 2016.

Pour les réalistes, les relations internationales, qui conditionnent la géopolitique, doivent être envisagées de manière très large (relations entre Etats et entre d’autres acteurs). Plusieurs paradigmes (réalistes, de l’interdépendance, de l’impérialisme etc.) guident l’organisation de ces relations ; ceux-ci ne sont jamais mis en œuvre de manière absolue et sont en réalité complémentaires. Par ailleurs, la politique étrangère s’insère désormais partout (y compris dans la politique intérieure des Etats) et aucun Etat ne peut plus cacher sa politique intérieure, en particulier depuis le développement accéléré des « réseaux sociaux ». Les déterminants de la politique étrangère sont donc à la fois internes et externes.

Origine ; l’école réaliste trouverait son origine dans l’antiquité (Thucydide), puis l’époque moderne (Hobbes). Elle défend la théorie de l’équilibre des puissances (soutenu également par Hume, Leibniz) ; un équilibre capital pour la sécurité. L’Etat est en effet souverain en tant que sa sécurité dépend de lui seul si bien que les réalistes tendent à sous-estimer les autres acteurs que les Etats.

Le courant réaliste rejette l’idéalisme (comme le wilsonisme, même si sa nature est plus complexe) qui postule que les conflits peuvent être évités. Toutefois, la doctrine Stimson (du Secrétaire d’Etat Henry Stimson) énoncée en 1931-1932 dans une note du secrétaire d'État américain condamne les conquêtes japonaises en Mandchourie : cela correspond à la doctrine démocrate qui ne reconnaît pas les Etats institués ou les territoires annexés par la violence alors que depuis Jefferson, la reconnaissance s’établissait de facto[6].

Il faut éclairer cet idéalisme avec le développement concomitant de la démocratie modératrice qui a pour objectif la sécurité collective.

Pour l’école réaliste (représenté par Hans Morgenthau par ex) au contraire, les relations entre les Etats sont marquées par le sceau du conflit à cause des pulsions agressives des hommes et de la nature anarchique du système international. Si solidarité entre Etats il y a, elle ne peut être que partielle et/ou provisoire, calculée. La raison d’Etat se conjugue en réalité avec l’intérêt national. Ce dernier se trouve dans la recherche de la puissance. Dans cette optique, les Etats chercheraient un ordre international minimal et feraient des choix rationnels.

A la fin du XXe siècle, une école néo-réaliste se développe aux Etats-Unis. Leurs représentants les plus éminents sont Kenneth Waltz (Theory of International Politics) ou Robert Gilpin. Pour K.Waltz, l’organisation des relations internationales a un caractère horizontal - chaque Etat ne peut compter que sur lui-même et seules les grandes puissances peuvent transformer le système international.

Si l’on devait résumer en quelques points le courant réaliste :

    • Les États sont les principaux acteurs dans la vie internationale.
    • L’anarchie caractérise le système international. Cet état d’anarchie internationale ne désignant pas nécessairement le chaos, mais une situation caractérisée par l’absence de tout gouvernement central.
    • L’environnement international pénalise sévèrement les États qui ne protègent pas leurs intérêts vitaux ou qui poursuivent des objectifs au-delà de leurs capacités. Les États sont condamnés à épouser un comportement « d’autopréservation » (self help), être sensibles aux coûts et se comporter comme des agents rationnels.
    • En situation d’anarchie, les États sont préoccupés par la puissance et la sécurité, sont prédisposés au conflit et à la compétition. Dès lors, ils évitent de coopérer même malgré des intérêts communs.
    • Les institutions internationales n’affectent que de façon marginale les perspectives de coopération. Les États sont donc condamnés à augmenter sans arrêt leurs forces afin d’éviter la soumission ou la destruction. La seule issue à cette escalade doit se trouver dans l’accès à des équilibres de pouvoirs entre États, aussi fragiles qu’inconstants.

Chacun s’accorde à dire que l’expression balance of power se traduit mal par « équilibre de puissance », sa signification étant plus large, plus dynamique. En effet ce concept est d’abord bâti comme une sorte de guide de l’action visant à éviter la domination d’un État trop fort ; l’expression a une dimension performative.

Robert Kagan, historien et conseiller de Reagan, fait lui aussi partie de l’école réaliste. Il différencie l’Europe, paralysée par le mythe pacifiste, et  les Etats-Unis, attachés à intervenir pour défendre leurs valeurs.

Pour R.Kagan, la sécurité (ici des Etats-Unis) est un absolu, lui même reflet de l’absolu de la souveraineté. S’il est souverain, l’Etat est libre et il ne doit sa sécurité qu’à lui-même. Sécurité suppose une vigilance sans fin et donc une réaction immédiate et forte (militaire donc) en cas de remise en cause. Pour un Etat souverain, déclarer la guerre n’est ni un bien ni un mal, mais l’exercice d’une liberté fondamentale que chaque unité politique reconnaît et reconnaît à l’autre (Pour aller plus loin, on se référera aux travaux  de  Frédéric Gros, Le principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012).

Au contraire, l’école idéaliste pense que le processus de modernisation (communications, échanges, multiculturalisme etc.) contribue à la construction d’un système de valeurs communes. Dès lors, la nature conflictuelle passe au second plan. Cela se rapproche de l’idée d’interdépendance liée au dynamisme du capitalisme dans le cadre d’une mondialisation libérale. Lorsqu’en 1900, Mc Kinley vainquit Bryan (anti-impérialiste), il adopta une politique de contre-insurrection. The Philadelphia Legder écrivit alors : « It is not civilized warfare, but we are not treating with civilized people ». On retrouve ici la dichotomie que les Occidentaux ont préservée jusqu’au XXe siècle entre « nations civilisées » et « non civilisés ». C’est l’une des limites majeures de l’idéalisme. Mais ne nous y trompons pas, l’idéalisme n’est pas synonyme de naïveté et de passivité. En 1931, l’amiral Smedley Butler considérait qu’il avait été durant sa carrière « un gangster du capitalisme » sur les trois continents. La protection des intérêts économiques était drapée dans la rhétorique exceptionnaliste américaine et pavée de belles intentions.

 

[2] L’expression est celle de John Fiske « manifest destiny of the anglo-saxon race » (1885, Harper ‘s), qui s’inspire d’un article d'un journaliste, John O'Sullivan, paru dans le United States Magazine and Democratic Review, à l'occasion de l'annexion du Texas, 1845).

[3]Les deux pays, R.U et Japon, avaient déjà signé un traité de commerce en 1894.

[4] Protectorat en 1894, annexé en 1898

[5] Dans Peace without conquest, l’auteur pointait dès 1962 la difficulté du communisme à évaluer le poids du nationalisme comme dans le cadre des relations entre la Chine et l’URSS. Cf. The Sino-soviet tangle and US policy (Revue Orbis, 1962). Dans The Estrangement of Western Man, (1952), il défend la civilisation occidentale. On fera remarquer qu’Henry Kissinger, secrétaire d’Etat de Nixon, est issu de l’Institut Strausz-Hupé et qu’il a imaginé un retour possible à une sorte de “concert des nations” réunissant occidentaux et Soviétiques.

 

[6] « The general practice, as thus observed, was to base the act of recognition, not upon the constitutional legitimacy of the new government, but upon its de facto capacity to fulfill its obligations as a member of the family of nations »