Le réalisme de la mort de Manon Lescaut.

 

Extrait, la mort de Manon Lescaut, L'Abbé Prévost :

Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur sa fosse. d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs que j'avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre, dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m'en servir à creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse. J'y plaçai l'idole de mon coeur, après avoir pris le soin de l'envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu'après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore près d'elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à refermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir, et craignant d'en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du Ciel et j'attendis la mort avec impatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c'est que, pendant tout l'exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. .Aussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j'étais sur la fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restait.

 

Gravure représentant la mort de Manon Lescaut.

 

                                La mort de Manon Lescaut est-il un passage réaliste ?

Le passage de la mort de Manon Lescaut est issu de l’œuvre de l’abbé Prévost, écrivain du XVIIIème siècle, appelée Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Les sept volumes composant cette œuvre furent rédigés de 1728 à 1731 et firent scandale à deux reprises (1733 et 1735). Nous essaierons de voir en quoi l’on peut dire que ce passage est réaliste, d’abord en étudiant le cadre spatio-temporel puis les personnages et leurs sentiments et enfin le thème de la mort.

 

Tout d’abord, l’auteur nous place l’histoire dans un cadre spatio-temporel réaliste et accompagné de descriptions. Cette scène pathétique se déroule dans un paysage où la terre est meuble, composé de sable : « il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais. C’était une campagne couverte de sable ». Ceci permet au chevalier de creuser afin d’apporter une sépulture à sa bien-aimée, et de ne pas la laisser seule face à la nature sauvage qui les entoure : « son corps serait exposer [...] à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer». Il s’aide de son épée puis de ses mains, celles-ci étant plus adaptées pour creuser cette « campagne couverte de sable ». De plus, des indications de temps nous sont données afin de montrer le temps que le chevalier passa auprès du cadavre : « Je demeurai plus de vingt-quatre heures », « au commencement du second jour ». Il s’agit d’une durée précise, déterminée.

 

C’est dans ce cadre spatio-temporel qu’évolue le chevalier des Grieux, au côté de Manon.

 

Le passage nous présente deux protagonistes : Manon Lescaut et le chevalier des Grieux, deux amants séparés par la mort. Ces deux personnages sont identifiables socialement : « je rompis mon épée », l’épée étant un symbole de richesse. « J’invoquai le secours du Ciel », ceci nous montre la croyance du chevalier envers Dieu.

De plus, ce personnage nous fait partager ses sentiments, ce qui installe un sentiment de compassion qui permet de s’identifier à lui. Il éprouve beaucoup d’amour pour Manon : « ma chère Manon », « l'idole de mon cœur », « après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour » et l’enterrer lui demande un effort considérable, afin de surmonter sa peine et sa fatigue : « Je redoublais d'efforts pour me tenir debout », « mes forces recommençant à s'affaiblir ».

Enfin, le champ lexical du corps humain est présent tout au long du texte : « bouche », « visage », « mains », « yeux », « corps », « posture ».

 

Le chevalier des Grieux se trouve en présence de Manon, sa bien-aimée décédée.

 

La mort s’inscrit tout au long du passage, côtoyant le chevalier. L’auteur utilise des champs lexicaux, celui de la mort : « mourir », « trépas », « mort » ainsi que celui de l’enterrement : « enterrer », « triste office », « creuser », « fosse », « j’ensevelis », « lugubre ministère ».

En effet, le chevalier est prêt, après avoir enterré Manon, à mourir sur sa tombe, et de la rejoindre dans le monde des morts. Ainsi, le sable est un élément repris plusieurs fois par l’auteur ; « le visage tourné vers le sable » qui comporte une grande symbolique. Il est en effet considéré par les chrétiens comme le symbole de la mort physique et du monde des morts. Le chevalier a donc son visage tourné vers la mort. Mais le sable est aussi considéré comme la ˝ materia prima˝, c'est-à-dire la terre fertile, symbole de la renaissance : en mourant, le chevalier rejoindra Manon, et un nouvel amour commencera, dans l’autre monde.

 

Toutes les indications spatio-temporelles, les descriptions des personnages ainsi que le thème de la mort font que ce passage s’inscrit dans le registre réaliste.