Que signifie « critiquer » une œuvre ?

Norbert Czarny a d'abord rappelé aux élèves que le verbe « critiquer » a plusieurs sens, qu'on peut l'associer à différents termes : la médisance, les défauts, certes, mais aussi « choisir », « décider », « juger » (selon des critères).

Pour faire de la critique, il faut avoir des critères : il ne s'agit pas de se contenter d'un « c'est nul », « j'adore », etc., mais plutôt de dire « c'est intéressant parce que... ».

On peut aimer un livre, par exemple, parce qu'il nous procure le plaisir de la découverte. En lisant Mandela et Nelson, de Hermann Schulz, on apprend beaucoup de choses sur la Tanzanie, que c'était autrefois une colonie allemande, que beaucoup de Luthériens vivent là-bas... Les Cendres d'Angela de Frank McCourt apprend des choses sur l'Irlande, la Tunique d'infamie de Michel Del Castillo, sur l'Inquisition espagnole...

Norbert Czarny a ainsi beaucoup aimé le dernier roman de Patrick Deville, Peste et Choléra : il a appris quelque chose à chaque page ; et lorsqu'il trouve un passage beau, il l'indique dans la marge : « beau ».

Faire une critique implique des prises de décision : quand on fait une critique, on choisit un, deux, trois angles. A partir de ses annotations dans les marges du livre, Norbert Czarny fait une fiche récapitulative. Reprenant à son compte les paroles du détective dans le film de François Truffaut, Baisers volés, il explique aux élèves que « le métier, c'est 90% de transpiration, 10% d'inspiration ».

Comment s'exerce le jugement de goût ? C'est une activité qui met en jeu l'émotion et (puis) l'intelligence. L'émotion : en lisant Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin (Polonais qui a été enfermé au Goulag), Norbert Czarny a d'abord été impressionné par l'immensité de l'espace dans lequel l'auteur s'est trouvé, par le froid enduré. Il a été ému par l'injustice subie : ces gens n'avaient rien fait de mal et ont été des victimes.

On peut aussi ressentir des émotions positives (par exemple l'amour ou le fait de se reconnaître dans quelqu'un).

L'intelligence : critiquer est une activité de discernement. C'est un effort, mais un bel effort.

On s'adresse à l'intelligence d'autrui pour lui donner des raisons de lire le livre.

On peut faire de la « critique » de différentes façons. On peut lire des critiques dans les blogs (parfois c'est bien, parfois ce n'est que du copier-coller) ; on entend aussi à la radio ou à la télévision des as de la formule spirituelle qui doivent faire bref, amuser et convaincre. Certains pigistes ne font que lire les quatrièmes de couverture : ils doivent faire court ! La critique est aussi pratiquée par des professeurs à l'Université et des lecteurs, amateurs, assez connaisseurs pour proposer des jugements fondés.

Pour Norbert Czarny, critiquer, ce n'est pas faire de la « promotion » ni du marketing. Certaines formules illustrent cette fâcheuse tendance dans les grands médias : « Entre comédie romantique et thriller de haute volée », « Une intrigue magistrale portée par des personnages bouleversants » ou encore « Un final virtuose ». La liste est longue...

Pour Norbert Czarny, faire le travail de critique, ce n'est pas parler des auteurs qu'on n'aime pas ou qui se vendent bien tout seuls (Musso, Lévy, Nothomb, Pancol, etc). Ce n'est pas rendre compte des romans qui ont été écrits par d'autres que les auteurs supposés (les footballeurs, certains hommes politiques ont tendance à faire écrire leurs ouvrages par d'autres). Ce n'est pas démolir un premier roman.

Il aime au contraire rendre compte des livres qui ouvrent des voies, découvrent des parts d'inconnu, emploient la langue en inventant, innovant (comme Céline avec l'argot). Il aime suivre le parcours de certains auteurs, si possible jusqu'à leur reconnaissance publique (Éric Laurrent ou Hélène Lenoir, par exemple). On voit l'œuvre se faire, on voit l'édifice : qu'est-ce que ça donne ensuite ?

En matière de critique littéraire, l'un de ses modèles est Maurice Nadeau, qui vient d'avoir 102 ans, et a conservé un esprit vif et une mémoire extraordinaire. Maurice Nadeau a exercé différents métiers : avant la guerre, il était instituteur dans les banlieues populaires alors qu'il aurait pu enseigner dans un grand lycée parisien (il était normalien) ; pendant la guerre, il a été résistant, devint en 1944 journaliste à Combat (journal d'Albert Camus) ; très tôt, il est devenu éditeur (en 1946-47) et a été un des plus grands découvreurs de la littérature en France : de Henry Miller à Michel Houellebecq... Il a constitué un catalogue énorme qu'il a transféré d'un éditeur à l'autre. Le succès n'arrivait qu'après coup ! Mais Maurice Nadeau n'a jamais cherché la fortune ! Il a créé la Quinzaine littéraire, une revue littéraire qui n'hésite pas à parler beaucoup de poésie (même si ce genre est voué à rester très minoritaire). C'est pour cette revue que Norbert Czarny travaille (bénévolement, par passion) : il se sent complètement libre à la Quinzaine littéraire, bien plus que s'il travaillait pour un grand journal qui doit ménager les éditeurs qui payent des pages de publicité... A ce jour, il a écrit dans la Quinzaine plus de 500 articles !

En résumé, faire le travail de critique, c'est donc transmettre, persuader par des arguments fondés sur des citations, si nécessaire. Pour rédiger une critique, il faut donc beaucoup travailler... et préparer ses fiches ! La fiche aide à se retrouver, à se rappeler. Il faut travailler de manière très concentrée et ne pas s'éparpiller.

Comment devient-on un grand lecteur et un critique littéraire ?

Répondant aux nombreuses questions des élèves, Norbert Czarny est revenu sur son parcours qui l'a conduit à devenir critique littéraire. Au tout début, le livre et lui, « ce n'était pas le grand amour ». Sa mère lisait, mais pas son père. Norbert Czarny a connu à 19 ans deux chocs de lecture : l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert et Voyage au bout de la nuit de Céline. Il aime citer la phrase de Franz Kafka : « Les livres sont faits pour casser la glace gelée à l'intérieur de nous ».

Il aime Madame Bovary de Flaubert, l'histoire d 'une femme qui s'ennuie. Ce livre est une clé pour comprendre ce qu'est l'ennui. Il apprécie aussi Mademoiselle Cocotte de Maupassant, récit d'une chienne qui va avec tous les chiens. Toute l'humanité se retrouve en condensé dans cette relation entre le maître et cette chienne.

Norbert Czarny s'est ainsi mis à lire de manière boulimique, même ce qu'il ne comprenait pas très bien ! Pour lui, lire c'est lier ; lire, c'est une activité d'échanges. Il ne s'est jamais senti plus libre qu'avec un livre à côté de soi. La télé l'ennuie, alors que les livres le libèrent.

Ses auteurs préférés.

Norbert Czarny aime les livres très ancrés dans le quotidien, ancrés dans l'histoire contemporaine, les témoignages. A l'inverse, il ne lit pas de fantastique, de fantasy ou de science-fiction.

Il aime beaucoup Patrick Modiano, mais aussi Patrick Deville, Antonio Lobo Antunes (notamment Le Cul de Judas sur la guerre en Angola), Danilo Kis, Philip Roth (Némésis), Thomas Bernhard, Flaubert, les ouvrages de Jean Hatzfeld (Dans le nu de la vie, Une saison de machettes ou encore La stratégie des Antilopes).

Il n'aime pas les auteurs qui tombent dans l'extrême facilité à travers des clichés. En revanche, lire ne l'ennuie pas car il a toujours le plaisir de la découverte. « C'est très difficile de s'ennuyer à partir du moment où on a des yeux et des oreilles ! ».

A lire, parmi les « coups de cœur » de Norbert Czarny :

Patrick DEVILLE, Peste et Choléra, (Le Seuil, 2012) : une biographie romancée d'Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la Peste en 1894, couronné par le prix Fémina.

Julius MARGOLIN, Voyage au pays des Ze-Ka (Le Bruit du Temps, 2010) : le récit de cinq années passées au Goulag.

Gustave FLAUBERT, L’Éducation sentimentale (1869) et Madame Bovary (1857) : deux grands classiques de la littérature française du XIXème siècle.

CELINE, Voyage au bout de la nuit (1932) : une vision de la Première Guerre mondiale, du colonialisme en Afrique et de l'Amérique de l'entre-deux-guerres dans une langue d'une créativité inouïe.

Guy de MAUPASSANT, « Mademoiselle Cocotte », texte paru dans le recueil Clair de Lune (1886)

Les ouvrages de Patrick MODIANO sont édités pour la plupart aux éditions Gallimard.

Antonio LOBO ANTUNES, Le Cul de Judas (Métaillié, 1979) : la guerre en Angola au début des années 1970, un bourbier pour les Portugais.

Les ouvrages de Danilo KIS ont été publiés pour la plupart aux éditions Gallimard et Fayard.

Philip ROTH, Nemesis (Gallimard, 2012).

Les ouvrages de Thomas BERNHARD ont été publiés pour la plupart aux éditions Gallimard et L'Arche.

Jean HATZFELD, Dans le nu de la vie (Le Seuil, 2000 : des récits de rescapés Tutsis du génocide rwandais) ; Une saison de machettes (Le Seuil, 2003 : l'auteur fait parler des auteurs hutus du génocide rwandais), La Stratégie des Antilopes (Le Seuil, 2007 : le Rwanda après le génocide et la libération des tueurs).