Corpus 1


Textes : Texte A : Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, Deuxième partie, chapitre 12, 1857.
Texte B : Emile ZOLA, Germinal, Septième partie, chapitre 6, 1885.
Texte C : Marguerite DURAS, Un Barrage contre le Pacifique, Première partie, chapitre 2,1950.
Texte D : Georges PEREC, Les Choses, Première partie, chapitre 2, 1962.

 Texte A : Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, Deuxième partie, chapitre 12, 1857.

 

 [Emma Bovary mène une existence qu’elle juge médiocre au côté de son mari, Charles Bovary. Elle a un amant, Rodolphe, et rêve de s’enfuir avec lui.]

 

   Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie ; et, tandis qu’il1 s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves. Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils2 ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir des mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant3 se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin4, sur la place, ouvrait les auvents5 de la pharmacie.

 

1. « il » : Bovary, le mari d’Emma.
2. « ils » : Emma et son amant Rodolphe.
3. « l’enfant » : Berthe, sa petite fille.
4. « Justin » : un jeune garçon, employé de la pharmacie de Monsieur Homais.
5. « auvents » : volets.

 

 

Texte B : Emile ZOLA, Germinal, Septième partie, chapitre 6, 1885.

 

 [Etienne Lantier, embauché dans une mine du Nord, découvre le monde de souffrances des mineurs de charbon. Il tente d’organiser une grève puissante, qui se termine tragiquement dans la violence et la mort. A la fin du roman, le jeune homme retourne à Paris pour prendre des responsabilités syndicales.]

 

  Dehors, Etienne suivit un moment la route, absorbé. Toutes sortes d’idées bourdonnaient en lui. Mais il eut une sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement. Le soleil paraissait à l’horizon glorieux, c’était un réveil d’allégresse, dans la campagne entière. Un flot d’or roulait de l’orient à l’occident, sur la plaine immense. Cette chaleur de vie gagnait, s’étendait, en un frisson de jeunesse, où vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore.

  Et, pénétré de cet espoir, Etienne ralentit sa marche, les yeux perdus à droite et à gauche, dans cette gaieté de la nouvelle saison. Il songeait à lui, il se sentait fort, mûri par sa dure expérience au fond de la mine. Son éducation était finie, il s’en allait armé, en soldat raisonneur de la révolution, ayant déclaré la guerre à la société, telle qu’il la voyait et telle qu’il la condamnait. La joie de rejoindre Pluchart1, d’être comme Pluchart un chef écouté, lui soufflait des discours, dont il arrangeait les phrases. Il méditait d’élargir son programme, l’affinement bourgeois qui l’avait haussé au-dessus de sa classe le jetait à une haine plus grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l’odeur de misère le gênait maintenant, il éprouvait le besoin de les mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls grands, les seuls impeccables, comme l’unique noblesse et l’unique force où l’humanité pût se retremper2. Déjà, il se voyait à la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple ne le dévorait pas.

 […] S’il fallait qu’une classe3 fût mangée, n’était-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie épuisée de jouissance ? Du sang nouveau ferait la société nouvelle. Et, dans cette attente d’un envahissement des barbares, régénérant les vieilles nations caduques4, reparaissait sa foi absolue à une révolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont l’incendie embraserait la fin du siècle de cette pourpre de soleil levant, qu’il regardait saigner au ciel.

 

1. « Pluchart » : responsable syndical.
2. « retremper » : reprendre de la force, de la vigueur.
3. « classe » : on désigne par « classe » une catégorie sociale qui partage les mêmes conditions de vie et de travail.
4. « caduques » : anciennes.

 

Texte C : Marguerite DURAS, Un Barrage contre le Pacifique, Première partie, chapitre 2, 1950.

 

 [Le roman se situe vers 1930, dans l’Indochine française, à l’époque de la colonisation. La mère, venue de France, vit pauvrement avec ses deux enfants, sur des terrains incultivables, périodiquement envahis par la mer. Elle a déjà construit des barrages qui ont été détruits par les grandes marées, mais elle ne renonce pas à ce projet.]

 

  - Si vous le voulez, nous pouvons gagner des centaines d’hectares de rizières et cela sans aucune aide des chiens du cadastre1. Nous allons faire des barrages. Deux sortes de barrages : les uns parallèles à la mer, les autres, etc.

  Les paysans s’étaient un peu étonnés. D’abord parce que depuis des millénaires que la mer envahissait la plaine ils s’y étaient à ce point habitués qu’ils n’auraient jamais imaginé qu’on pût l’empêcher de le faire. Ensuite parce que leur misère leur avait donné l’habitude d’une passivité qui était leur seule défense devant leurs enfants morts de faim ou leurs récoltes brûlées par le sel. Ils étaient revenus pourtant trois jours de suite et toujours en plus grand nombre. La mère leur avait expliqué comment elle envisageait de construire ces barrages. Ce qu’il fallait d’après elle c’était les étayer2 avec des troncs de palétuviers3. Elle savait où s’en procurer. Il y en avait des stocks aux abords de Kam qui, une fois la piste terminée, étaient restés sans emploi. Des entrepreneurs lui avaient offert de les lui céder au rabais. Elle seule d’ailleurs prendrait ces frais-là à sa charge.

  II s’en était trouvé une centaine qui avaient accepté dès le début. Mais ensuite, quand les premiers avaient commencé à descendre dans les barques qui partaient du pont vers les emplacements désignés pour la construction, d’autres s’étaient joints à eux en grand nombre. Au bout d’une semaine tous à peu près s’étaient mis à la construction des barrages. Un rien avait suffi à les faire sortir de leur passivité. Une vieille femme sans moyens qui leur disait qu’elle avait décidé de lutter les déterminait à lutter comme s’ils n’avaient attendu que cela depuis le commencement des temps.

  Et pourtant la mère n’avait consulté aucun technicien pour savoir si la construction des barrages serait efficace. Elle le croyait. Elle en était sûre. Elle agissait toujours ainsi, obéissant à des évidences et à une logique dont elle ne laissait rien partager à personne. Le fait que les paysans aient cru ce qu’elle leur disait l’affermit encore dans la certitude qu’elle avait trouvé exactement ce qu’il fallait faire pour changer la vie de la plaine. Des centaines d’hectares de rizières seraient soustraits aux marées. Tous seraient riches, ou presque. Les enfants ne mourraient plus. On aurait des médecins. On construirait une longue route qui longerait les barrages et desservirait les terres libérées.

 

1. « chiens du cadastre » : la mère désigne par cette expression les employés de l’administration coloniale qui vendent des terres incultivables et qui contribuent ainsi à l’appauvrissement des petits colons et à la misère de la population indochinoise.
2. « étayer » : consolider.
3. « palétuviers » : arbres des régions tropicales.

 

 

Texte D : Georges PEREC, Les Choses, Première partie, chapitre 2, 1962.

 [Les personnages principaux du roman vivent dans l’unique préoccupation de réussir matériellement.]

 

    Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient su l’être. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. Ils auraient oublié leur richesse, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas glorifiés. Ils l’auraient respirée. Leurs plaisirs auraient été intenses. Ils auraient aimé marcher, flâner, choisir, apprécier. Ils auraient aimé vivre. Leur vie aurait été un art de vivre.

Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. Pour ce jeune couple, qui n’était pas riche, mais qui désirait l’être, simplement parce qu’il n’était pas pauvre, il n ‘existait pas de situation plus inconfortable. Ils n’avaient que ce qu’ils méritaient d’avoir. Ils étaient renvoyés, alors que déjà ils rêvaient d’espace, de lumière, de silence, à la réalité, même pas sinistre, mais simplement rétrécie - et c’était peut-être pire – de leur logement exigu, de leurs repas quotidiens, de leurs vacances chétives. C’était ce qui correspondait à leur situation économique, à leur position sociale. C’était leur réalité, et ils n’en avaient pas d’autre. Mais il existait, à côté d’eux, tout autour d’eux, tout au long des rues où ils ne pouvaient pas ne pas marcher, les offres fallacieuses1, et si chaleureuses pourtant, des antiquaires, des épiciers, des papetiers. Du Palais-Royal à Saint-Germain, du Champ-de-Mars à l’Etoile, du Luxembourg à Montparnasse, de l’île Saint-Louis au Marais, des Ternes à L’Opéra, de la Madeleine au parc Monceau2, Paris entier était une perpétuelle tentation. Ils brûlaient d’y succomber, avec ivresse, tout de suite et à jamais. Mais l’horizon de leurs désirs était impitoyablement bouché ; leurs grandes rêveries impossibles n’appartenaient qu’à l’utopie.

 

1. « fallacieuses » : trompeuses.
2. différents quartiers de Paris.