Antigone, troisième lecture analytique

Antigone a été condamnée à mort pour avoir voulu enterrer son frère Polynice. Elle vit dans cette scène ses derniers instants de vie.

ANTIGONE, lui dit soudain.
Ecoute…
   
LE GARDE  
Oui.
   
ANTIGONE  
Je vais mourir tout à l'heure.
   
Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les cent pas. Au bout d'un moment, il reprend.  
LE GARDE  
D'un autre côté, on a plus de considération pour le garde que pour le sergent de l'active. Le garde, c'est un soldat, mais c'est presque un fonctionnaire.
   
ANTIGONE  
Tu crois qu'on a mal pour mourir ?
   
LE GARDE  
Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre, ceux qui étaient touchés au ventre, ils avaient mal. Moi, je n'ai pas été blessé. Et, d'un sens, ça m'a nui pour l'avancement.
   
ANTIGONE  
Comment vont-ils me faire mourir ?
   
LE GARDE  
Je ne sais pas. Je crois que j'ai entendu dire que pour ne pas souiller la ville de votre sang, ils allaient vous murer dans un trou.
   
ANTIGONE  
Vivante ?
 
LE GARDE  
Oui, d'abord.
   
Un silence. Le garde se fait une chique.  
   
ANTIGONE  
O tombeau ! O lit nuptial ! O ma demeure souterraine !… (Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait qu'elle a un peu froid. Elle s'entoure de ses bras. Elle murmure.) Toute seule…
   
LE GARDE, qui a fini sa chique.  
Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En plein soleil. Une drôle de corvée encore pour ceux qui seront de faction. Il avait d'abord été question d'y mettre l'armée. Mais, aux dernières nouvelles, il paraît que c'est encore la garde qui fournira les piquets. Elle a bon dos, la garde ! Etonnez-vous après qu'il existe une jalousie entre le garde et le sergent d'active…
   
ANTIGONE, murmure, soudain lasse.  
Deux bêtes…
   
LE GARDE  
Quoi, deux bêtes ?
   
ANTIGONE  
Des bêtes se serreraient l'une contre l'autre pour se faire chaud. Je suis toute seule.
   
LE GARDE  
Si vous avez besoin de quelque chose, c'est différent. Je peux appeler.
   
ANTIGONE  
Non. Je voudrais seulement que tu remettes une lettre à quelqu'un quand je serai morte.
   
LE GARDE  
Comment ça, une lettre ?
   
ANTIGONE  
Une lettre que j'écrirai.
   
LE GARDE  
Ah ! ça non ! Pas d'histoires ! Une lettre ! Comme vous y allez, vous ! Je risquerais gros, moi, à ce petit jeu-là !
   
ANTIGONE  
Je te donnerai cet anneau si tu acceptes.
   
LE GARDE  
C'est de l'or ?
   
ANTIGONE  
Oui. C'est de l'or.
   
LE GARDE  
Vous comprenez, si on me fouille, moi, c'est le conseil de guerre. Cela vous est égal, à vous ? (Il regarde encore la bague.) Ce que je peux, si vous voulez, c'est écrire sur mon carnet ce que vous auriez voulu dire. Après, j'arracherai la page. De mon écriture, ce n'est pas pareil.
   
ANTIGONE, a les yeux fermés : elle murmure avec un pauvre rictus.  
Ton écriture…(Elle a un petit frisson.) C'est trop laid, tout cela, tout est trop laid.
   
LE GARDE, vexé, fait mine de rendre la bague.  
Vous savez, si vous ne voulez pas, moi…
   
ANTIGONE  
Si. Garde la bague et écris. Mais fais vite… J'ai peur que nous n'ayons plus le temps… Ecris : « Mon chéri… »
   
LE GARDE, qui a pris son carnet et suce sa mine.  
C'est pour votre bon ami ?
   
ANTIGONE  
Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m'aimer…
   
LE GARDE, répète lentement de sa grosse voix en écrivant.  
« Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m'aimer… »
   
ANTIGONE  
Et Créon avait raison, c'est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. J'ai peur…
   
LE GARDE, qui peine sur sa dictée.  
« Créon avait raison, c'est terrible… »
   
ANTIGONE  
Oh ! Hémon, notre petit garçon. Je le comprends seulement maintenant combien c'était simple de vivre…
   
LE GARDE, s'arrête.  
Eh ! Dites, vous allez trop vite. Comment voulez-vous que j'écrive ? Il faut le temps tout de même…
   
ANTIGONE  
Où en étais-tu ?
   
LE GARDE, se relit.  
« C'est terrible maintenant à côté de cet homme… »
   
ANTIGONE  
Je ne sais plus pourquoi je meurs.
   
LE GARDE, écrit, suçant sa mine.  
« Je ne sais plus pourquoi je meurs… » On ne sait jamais pourquoi on meurt.
   
ANTIGONE, continue.  
J'ai peur… (Elle s'arrête. Elle se dresse soudain.) Non. Raye tout cela. Il vaut mieux que jamais personne ne le sache. C'est comme s'ils devaient me voir nue et me toucher quand je serais morte. Mets seulement : « Pardon. »
   
LE GARDE  
Alors, je raye la fin et je mets pardon à la place ?
   
ANTIGONE  
Oui. Pardon, mon chéri. Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t'aime…
   
LE GARDE  
« Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t'aime… » C'est tout ?
   
ANTIGONE  
Oui, c'est tout.
   
LE GARDE  
C'est une drôle de lettre.
   
ANTIGONE  
Oui, c'est une drôle de lettre.
   
LE GARDE  
Et c'est à qui qu'elle est adressée ?
   
A ce moment, la porte s'ouvre. Les autres gardes paraissent. Antigone se lève, les regarde, regarde le premier garde qui s'est dressé derrière elle ; il empoche la bague et range le carnet, l'air important… Il voit le regard d'Antigone. Il gueule pour se donner une contenance.  
   
LE GARDE  
Allez ! Pas d'histoires !
   
Antigone a un pauvre sourire. Elle baisse la tête. Elle s'en va sans un mot vers les autres gardes. Ils sortent tous.
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