1-Le pouvoir du regard

 J'étais assis depuis dix minutes environ devant une tasse de café vide,
 attendant vainement que quelqu'un vienne prendre ma commande. Je n'étais pas
 vraiment pressé, avec tout mon boulot terminé, perdu dans mes pensées en
 regardant les badauds défiler devant mes yeux vides, derrière la vitre
 ruisselante de pluie. J'attendais que le temps passe et que je décide de
 partir, ou que je me rende brusquement compte que j'avais un papier à écrire sur mon bureau qui ne pouvait pas attendre. Bref, j'attendais d'avoir
 quelque chose à faire. 
Il y avait beaucoup de bruits, dans ce café. Un murmure insistant, constant,
attaquait mes oreilles sans répit, comme des essaims d'abeilles. Les jeunes
couples amoureux se regardaient dans les yeux, tout en buvant leur café, en
parlant de choses et d'autres. Les amis, venus discuter à l'abri de la
tempête, parlaient bruyamment et riaient fort. Les vieux couples se
chamaillaient à propos du menu de la carte, tout en se demandant quand le
déluge s'arrêterait pour qu'ils puissent enfin respirer librement, sans leur
voisin pour leur polluer l'air. 

Soudain, le carillon de la porte d'entrée retentit.
Alors je l'ai vue. Une grande jeune femme distinguée, en manteau de
fourrure, qui demandait où se trouvait le café du "Bon Temps". Elle avait un
accent vaguement anglais, comme une tache dans son élocution. Comme une
coulée de lave incandescente dans une rivière, qui s'éteint au fur et à
mesure qu'elle progresse. Elle avait de longs cheveux bruns parmi lesquels
se dissimulaient encore quelques gouttes d'eau, et qui tombaient sur ses
lunettes de soleil, décalées par ce temps maussade. Elle tenait son
parapluie à bout de bras, essayant tant bien que mal d'éviter de se mouiller
davantage. Lorsqu'elle s'adressait au bar-man, ses lèvres rouges
s'écartaient et se retrouvaient, suivant une musique muette et inconnue.
Elle rayonnait parmi les gens insignifiants qui la frôlaient, toute la
beauté d'un ange humain concentrée dans un seul être. 
On lui dit qu'elle était au bon endroit. 
Sa tête et ses talons hauts pivotèrent gracieusement et son regard embrassa
la pièce. L'espace d'une seconde, je crus deviner ses yeux se poser sur moi,
un instant déjà perdu lorsque je m'en rendis compte... Mais qui me remplit d'un étrange sentiment de doute, amer et sucré à la fois. M'avait-elle
remarqué ? M'avait-elle VRAIMENT vu ? 
Elle s'avança vers moi, les gens s'écartant inconsciemment d'elle, et sa
démarche sourde, inexistante et réelle à la fois, et la grâce avec laquelle
elle s'approchait de moi, lentement, prudemment, fit naitre un frisson dans
mon dos. Déesse innocente et pure, ne comprenant pas ce qui se passait
autour d'elle, telle Antigone que son geste a rendu belle. Son parfum me
parvint, musc et mangue, vanille et fruits rouges, tout et rien en même
temps. Elle avait toutes les odeurs délicieuses, habituelles et communes de
la vie courante, mais dans une sorte de maelström compliqué qui apportait
chaque nuance restituée comme au naturel. Séparées et réunies.
Elle me dépassa et alla tirer une chaise à quelques tables de moi. Elle
retira son manteau, et plusieurs gouttes de pluies volèrent vers ses voisins
qui se tournèrent pour protester et qui s'arrêtèrent, rendus muets devant
Aphrodite même. 
Elle secoua ses cheveux qui s'éparpillèrent sur ses épaules et tombèrent en
larges boucles sur sa poitrine. Elle s'assit et tira de son petit sac une
longue cigarette qu'elle alluma avec un briquet posé sur la table. Ses
voisins étaient toujours médusés. 
Elle aspira dans un souffle une bouffée qu'elle relâcha quelques secondes
plus tard. J'étais pris d'une envie irrésistible de me lever et d'aller
m'asseoir en face d'elle, d'engager la conversation et de me rendre compte
qu'elle m'accordait tout son attention, qu'elle m'écoutait et qu'elle me
comprenait. J'avais envie de vérifier si une telle beauté existait vraiment,
qu'elle ne s'évanouirait pas lorsque quelqu'un la touchera. 
Un serveur s'approcha d'elle, m'ignorant royalement, et lui demanda d'une
voix rendue fluette si elle désirait boire quelque chose, en s'attirant au
passant un regard noir de la part de chacun de ses collègues. Les voisins de
table de la jeune femme regardait avec envie ce jeune serveur, pas plus âgé
de 20 ans, qui essayait avec des clins d'oeil maladroits de parler plus quede raison avec sa cliente. Elle lui répondit qu'elle serait bien tentée par
une grande tasse de café, et le serveur y vit le signe qu'il était temps de
prendre congé. Il s'enfuit presque vers les cuisines pour passer la
commande, trébuchant sur son pantalon et s'attirant les rires de certains
clients. 
Un homme poussa la porte du café, entrainant le carillon avec lui et
apostropha un serveur d'une voix forte:"Elisabeth est-elle déjà là ?"
La brune se tourna vers le nouveau venu qui, sans demander son reste, se
précipita vers elle. 
> Certains client adressèrent des regards de reproche au jeune homme, l'air de
dire:"Un beau morceau comme celle-là, on la fait pas attendre ! Imbécile !".
D'autres, sous le sourire réjoui de leur femme, baissaient les yeux,
découragés. Mais moi, je continuais à la regarder, espérant voir ses yeux et
plonger dedans avec délice. Et je m'apercus que je n'avais jamais vu ses
yeux. 
Un besoin fou, si soudain et si brusque qu'il me fit perdre la tête, me
soufflait à l'oreille avec violence qu'il fallait que je vois ses yeux. Ses
magnifiques yeux qui ne pouvaient être que pétillant d'intelligence,
d'humour et de coquetterie, un regard embué de sensations et de sentiments,
un mélange des désirs les plus inavouables et des choses les plus
respectables. Un regard qui vous accroche à jamais et qui ne vous quitte
plus, ou que vous soyez, aussi loin que vous soyez l'un de l'autre. Une connexion, un lien indestructible. 
Alors elle retira ses lunettes. Elle chercha de ses yeux bleus l'homme de
son rendez-vous et croisa, pour la deuxième fois je crois, mon regard. Je vis dans ses prunelles aigue-marine un vide indéfinissable, une intelligence
absente, un pétillement qui n'existait pas. Un regard éteint. 
Alors je me levai de ma chaise et je sortis dehors, sous la pluie, sans un
regard derrière moi. 
 2-La danseuse étoile 
Un soir, j'ai vu une danseuse. Par hasard, mon regard a croisé le sien juste
au moment où elle commençait à danser. Un pied en pointe, l'autre serré
contre sa tête, elle a commencé à tourner. L'orchestre s'est mis en branle
et les flocons sont tombés, petits bouts de neiges virevoltant autour
d'elle. 
Elle était devenue la reine, la déesse de la scène. Sa majesté statique,
figée mais par miracle en mouvement, tournoyant encore et encore sous la
neige m'a fascinée, envoûtée. Elle était là, comme nous tous, elle existait,
elle parlait, elle vivait comme nous. 
Et pourtant, quand elle tournait sous la neige, elle devenait autre chose.
Quelque chose de magique, de féerique, de plus. Quelque chose de différent.
Quelque chose de mieux. Tellement mieux. 
Comme beaucoup de petite filles, j'avais toujours apprécier esquisser
quelques pas de danse sur ma musique préférée, ou me laisser emporter par
les mouvements compliqués des notes d'un orchestre à la radio. Mais jamais,
jamais, je n'avais atteint ce qu'elle faisait, elle attrapait lorsque son pied se
> redressait. Elle devenait unique, utopique, mystique, presque irréelle, et
> pourtant si vraie, si présente. Elle se fondait dans le décor mais elle
> éclatait de mille couleurs. Elle était omniprésente, aussi furtive que de la
> vapeur qu'on essaie d'attraper. 
> Cette danseuse m'a emprisonnée dans son univers pendant un temps qui m'a
> paru infini. Je la voyais tourner, tourner, glissant comme l'eau sur sa
> scène, sans jamais, jamais s'arrêter. Ses mouvements lents, répétitifs
> semblaient à chaque fois nouveaux et différents au fur et à mesure qu'elle
> les répétait. Elle changeait tout, sans jamais dévier de sa chorégraphie.
> Elle innovait tout en répétant inlassablement les mouvements que des
> milliers d'autres avaient fait, faisaient et feront après elle. 
On m'avait déjà parlé de fascination, de drogue et de tout ce qui s'en
suivait. Mais là, c'était autre chose: mon regard avait simplement accroché
la robe bonbon de la danseuse et tout s'était enclenché. Un seul regard.
Rien de plus. 
J'avais un abîme devant moi et j'y plongeais pieds et poings liés. Parce
qu'elle était au fond. Et qu'elle aussi elle tombait. 
Alors la boule de verre s'est brisée au sol et l'eau, accompagnée des
flocons blancs de papier, se sont répandus par terre. La poupée articulée
s'est cassée en deux et la musique de bal s'est arrêtée.