par Alice et Léonore, un magnifique texte, plein de poésie.

Hokusai

Des hommes mesurant un pin sur le chemin de Mishima

estampe japonaise 1831

 

 

Suivant les ondulations de la brise, le balancement léger de mon corps tout entier se tendait vers le ciel, accueillant ainsi dans une brume bleue teintée de jaune Sa Majesté Le Jour. Le vent passait délicatement entre mes feuilles, tel un souffle, un murmure qui sonnait comme une harmonieuse mélodie dont les notes volaient devant moi, joyeuses et facétieuses.

Le Jour apparut discrètement, touche par touche, invisible à ceux qui ne contemplaient pas ce paysage merveilleux.

Le vois-tu, de l’endroit d’où tu te tiens ? Ne sois pas si timide, enracine-toi... Plonge ton regard dans l'infinité de couleurs entremêlées, qui magnifient la beauté du mont Fuji, dont seul, je peux admirer la neige scintiller.

Déjà un nuage de fourmis s'activait à mes pieds … Ivre de la beauté dont j’étais resté seul spectateur, je tus mon chant d'adoration à l'Aube et me penchais pour regarder ces petites créatures actives et désordonnées, sorties d'une fourmilière invisible.

Arrêtez de vous agiter, laissez le silence envelopper l'époustouflante apparition du Soleil, et levez les yeux vers le miracle qu’est la préparation d’un jour ordinaire dans toute sa splendeur ! Mes branches frémissaient et s'abaissaient généreusement sur leurs petites silhouettes fragiles.

Je fus tout à coup surpris par une chaleur qui m’était inconnue. J’essayais de voir la source de ce malaise et vis trois taches blanches et noires qui m‘étreignaient, m’entouraient de leurs bras. Un élan d’affection ? Sans doute ces petites créatures savaient-elles célébrer la magnificence de la nature.

On m'avait souvent parlé des hommes, de petits êtres qui recréaient des paysages... Etaient-ils capables de reproduire le soleil avec autant d’éclat que celui qui m’éclaboussait ce matin-là de ses lueurs de safran et de mangue ? Quoi qu’il en soit, il me fallait leur faire partager cette sensation d’absolu que je ressentais face à cette vision grandiose. Le chant de la brise frémit sur mon feuillage, sautilla jusqu’à la pointe extrême de mes feuilles puis alla tendrement caresser de rose les joues des hommes, les exhortant à lever leur regard vers la Beauté du ciel.

Ceux-ci, croyant que le vent les enveloppait d’une fraîcheur matinale, enfoncèrent leur bonnet jusqu’à leurs yeux brillants. Ils rompirent alors le beau silence. Je sentis leurs voix dissonantes s’élever, monter pour former une ronde hostile contre les notes du vent. Beautés légères de l’instant, emportées par les battements d’ailes des oiseaux.

 

Les hommes retirèrent leurs bras de mon tronc, et l’un d’eux alla quérir un instrument que je ne pus identifier. L’objet de forme oblongue, aussi court que ma plus jeune branche, était d’une couleur grise éclatante, et orné de triangles tranchants. A son extrémité, par laquelle l’homme le tenait, il y avait une caisse qui se mit à trembler et à rugir, tel un tigre. Son cri d’animosité transperça l’air et alla se joindre aux rires bruyants des hommes qui se rassemblaient de nouveau à mes côtés, accompagnés de la machine mugissante. Je me penchai et observai les triangles tourner, tourner, tourner, entrainant mon esprit et mon corps dans leur danse dévastatrice.

Je me sentis vaciller, et tombais, accablé de douleur.

Tout était redevenu silencieux. Dans un ultime effort, j’ouvris les yeux et accueillis avec soulagement la vue, toujours aussi splendide. Je ne voyais plus la montagne, mais les étoiles apparaissaient à quelques endroits, découvertes par la nuit qui enveloppait le monde.