Une variation sur un tableau de Caspar-David Friedrich                                                                                             

Le Voyageur au-dessus de la mer des nuages                                                                                                           

C'est fini. Debout au bord du précipice, je contemple la mer de nuages qui semble pouvoir me retenir en cas de chute. Suis-je encore un homme, moi, dominant ce sublime paysage qui s'étend à perte de vue?  Ce n'est qu'une illusion voilant le vide, la mort.

L'ascension a été rude, mais j'y suis tout de même  arrivé.  Je suis parti cette nuit, seul, en vêtements de ville, muni uniquement d'une canne et d'une flasque d'eau de vie.  En chemin, j'ai rencontré une seule personne qui descendait de la montagne, un vieillard. Je lui ai demandé ce qu'il faisait là, il m'a simplement répondu : "Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre" . Le soleil commençait à décliner à l'horizon lorsque je suis arrivé au sommet, découvrant cette étendue vaporeuse, où terre et ciel se confondent. C'est comme la lisière entre notre monde et l'au-delà. Entre le connu et l'inconnu.

Le vent me fouette le visage, soulevant mes cheveux, mon manteau. C'est bien le seul bruit ici. Tout est calme, seuls les nuages se déplacent à gauche, à droite, montent, descendent, tournent en rond... C'est un spectacle fascinant. Il ne doit pas faire plus de cinq degrés, mais je n'ai pas froid. Je suis en paix. J'ai enfin trouvé mon équilibre face à la montagne dont le vide me sépare. Là-bas, le spectacle magnifique du coucher de soleil bat son plein. Des stries rose-orangées déchirent le ciel et se reflètent dans les nuages. Lorsque le dernier rayon illuminera la montagne, ce sera fini. J'inspire à fond l'air embaumé du soir. J'ai toujours aimé le crépuscule. C'est le signe de la dernière chance, le dernier rayon de lumière avant le néant de la nuit. Et là ou le soleil se couche, de l'autre coté, il se lève. La fin d'une vie annonce toujours le commencement d'une autre. C'est comme ça. Mais je n'ai pas peur. J'ai été et fait tout ce qu'un homme peut être et faire dans sa vie. Aujourd'hui, le monde progresse, l'Histoire avance, mais il n'a plus besoin de moi.

La source aveuglant mes yeux commence à disparaître derrière le lit de nuages. Très vite, tout s'assombrit. Il est temps. Je lance un dernier regard vers le ciel, où je sais que tous ceux que j'ai perdu m'observent, et j'avance d'un pas pour les rejoindre.