Le crocodile   

 

 - Je ne pensais pas que cet animal si fainéant allait pouvoir gober mon inconscient de mari.

Cette phrase accentua mon hilarité. Ce pauvre Ivan, si savant, si précautionneux, enfin plus trop maintenant.

-Bon oubliez tout ça, venez prendre le thé chez moi, il y aura de petits gâteaux.

Enfin sorti de ce chapiteau qui puait les excréments et l'urine de singe, le vent froid apportait l'odeur de blinis chauds venant d’un stand ambulant, j’en avais l’eau à la bouche. La calèche nous attendait.

-Pauvre ami, allons, séchez vos larmes, ce n'est pas la mer à boire. Aller montez !

 

La veuve était joyeuse, je la suivais à mon tour gaiement.

 

Tous les jours à seize heures, je rejoignais Elena dans son petit salon pour prendre une tasse de thé sorti du samovar brûlant. Ce jour-là, je comptais lui déclarer ma flamme. Mais au moment où j’ouvris tendrement la bouche pour faire ma délicate déclaration, le téléphone retentit. Elena décrocha :

- Ciel?Mon mari ? Vivant ?! Dévoré, digéré, recraché, mon Dieu...

D'après Elena son mari était vivant... J’en étais estomaqué, c’était un prodige ou une farce.

Nous partîmes sur le champ à l'hôpital.

Le reptile avait été épargné, simplement mis en quarantaine et c’est là qu’il régurgita mon ami.

 

Arrivés à l'hôpital, nos fûmes accueillis par un médecin qui n'avait pas l'air plus aimable que le crocodile...

- « Chambre 192   aboya t-il !

 

Sur son lit d'hôpital, Ivan était maigre, faible et tout écorché, mais visiblement vivant.

Elena prit un tabouret, s'assit, fit couler quelques larmes de crocodile

-Tu m'as manqué, mon chou, je me sentais si seule sans toi, comme un vide dans ma vie, Mais comment es tu sorti de Karlchen ?Cette question me dévorait aussi.

- Je vais tout te raconter. Ivan avait la tête bandée, mais il pouvait parler, et pour parler, il parla.

- Tout commença quand le crocodile m’avala, je passai alors par l'œsophage puis par l'estomac qui regorgeait de liquide visqueux et gluant...et ce n'est qu'au bout de plusieurs heures passées dans cette mélasse qu'un tourbillon gigantesque m'aspira et m'engloutit...

Elena et moi retenions notre souffle.

- Le vide s'ouvrit sous mes pieds, plus aucune possibilité de m'accrocher : je tombais dans un trou sans fin. Mais pas si infini que ça, car au bout de quelques minutes, je m'étalais sur un sol doux et frais. Je me relevais doucement et à ma grande stupéfaction, je tombais nez à nez avec une vache qui ruminait...je ne savais pas si j'étais mort ou vivant, en tous cas cette vache devant moi me paraissait bien réelle et sous mes pieds, il y avait de l’herbe.

Après avoir recouvert mes esprits, je me rendis compte que je me trouvais au beau milieu d'un petit paysage anglais : Des vaches, des moutons, des poules, des cochons, trottaient librement sans aucune contrainte dans des petites prairies parfaitement entretenues. Si c’était la mort, j’étais donc au paradis... mais après quelques minutes, plusieurs goutes de pluie tombèrent du ciel. On ne m’avait jamais dit qu’il pouvait pleuvoir au paradis !!

Je me réfugiai alors dans une petite forêt non loin de là, et m'endormis.

A mon réveil, la pluie avait cessé, et juste sous mon nez était plantée une hache. Je la retirais du sol et me mis au travail pour couper quelques arbres pour me faire un abri qui me permettrait de m’abriter.

Dès le crépuscule, cette hutte en bois me servait de logis.

Mais le ciel se couvrit de nuages noirs. Une pluie battante commençait à tomber. Je me réfugiais dans ma cabane à présent achevée, mais un éclair frappa de plein fouet mon petit habitacle qui prit feu.je sortis en courant.

Je n’avais plus qu’une solution :marcher. Je vis de la fumée sortir d’un taillis. Mais plus j’avançais, plus elle s’éloignait comme les points d’eau dans les déserts, quand on est la proie aux mirages.

Mort de faim et de fatigue je m'écroulais au sol sous la pluie qui cessait et les éclairs qui s'éloignaient ...au moment où ma vie faillit lâcher, je me sentis soulever, mais je perdis connaissance.

Réveillé par les rayons du soleil, je me retrouvai dans un lit confortable avec une couette et un oreiller ! A mon chevet se trouvait une femme en blouse blanche, qui me disait que tout allait bien se passer et que j'étais sorti d'affaires. A partir de ce moment là, en vous voyant rentrer dans la pièce, j'eus la certitude que j'étais sorti du monstre. Maintenant, j’ai besoin d’un bon bortch réconfortant.

 

Eléna applaudit : Mon petit ivan, tu es un héros, un véritable aventurier. Apportez un chou, vite.

Elle se détourna de moi, m’oubliant complètement, elle me congédia même d’un petit geste de la main.

Je sortis, il neigeait, au fond de moi je maudissais ce crocodile incapable de digérer correctement sa proie. J’aurais dû insister pour me faire faire des chaussures de sa peau et un sac pour Elena, mon Elena que j’avais perdue. Je versais quelques larmes avant d’aller au café m’enivrer de vodka.