LE VOYAGEUR AU-DESSUS DE LA MER DES NUAGES- Caspar-David Friedrich

« J’ai parcouru montagnes, fleuves, mers, continents solitairement. Suis-je enfin arrivé ? Est-ce là le bout du monde ? Mon voyage n’a pourtant pas de fin, je n’ai ni destination ni point d’attache. Je voudrais arrêter ce nomadisme incessant, me reposer, avoir une terre où me reposer, moi voyageur infatigable. J’essaye vainement de m’accrocher à un paysage connu, aimé, au visage d’une femme aimable. Mais une force irrésistible me pousse à continuer mon chemin. Mon seul adage est : se contenter de l’instant présent, Carpe Diem. Qui sait de quoi demain sera-t-il fait ?

Je suis seul face à cette immensité et de mon piédestal de rochers, j’admire ce royaume de vide, de vent et d’éther. Je ne vois pas le soleil mais je sais qu’il est là : il vient de se lever. A mes pieds, les nuages sont si nombreux que j’ai envie de m’y plonger et d’y nager comme dans un océan sans fin. Ils sont légers et semblent sucrés comme les pâtisseries fondantes que ma mère m’achetait à Greifswald, dans mon enfance. Le ciel déteint sur eux et leur couleur, ordinairement immaculée, est une palette d’aquarelle allant du bleu profond au dégradé intense de jaunes comme l’explosion radieuse de l’aurore.


Je ne suis qu’un intrus dans ce paysage. Je ne suis ni une marmotte, ni un aigle. Je ne resterai pas plus longtemps que le temps d’embrasser encore une fois ce paysage, de le colorer dans ma mémoire. Une force me pousse à partir, encore une fois, insatisfait, malgré la beauté du monde à mes pieds.

Mais avant, je veux immortaliser ce paysage pour qu’il en reste une trace de mon éphémère passage. Je rajouterais ma frêle et conquérante silhouette comme témoin de la fugacité de la vie. Je m’imagine de dos, les pans de ma redingote flottant au hasard du vent, plongé dans la contemplation des nuages. Pour combattre le temps, ce temps destructeur, où tout redevient nécessairement poussière. Ma mère, mes sœurs et mon frère, un par un, sont morts, déjà, fauchés dans l’épanouissement de leur vie. Leur souvenir s’éteindra dans la brûlure de ma douleur, de ce deuil qui essore ma vie et que je fais claquer dans le vent qui emporte mon désespoir.

Je m’appelle Caspar-David Friedrich, je suis l’artiste, éternel insatisfait, qui peint l’Immortel, je suis le voyageur au-dessus de la mer de nuages.