Son Univers
Par BORDAS Ludovic (Collège Pablo Picasso, Montesson (78)) le 15 juin 2017, 11:24
Branx était assis, seul au milieu de ses toiles jonchées sur l'herbe fraîche au théâtre de verdure.
Le sourire aux lèvres, respirant avec satisfaction et délice l'odeur de la peinture qui n'était pas encore sèche, il profitait du soleil ocre illuminant le ciel bleu pastel de Bougival. Il déposait avec délicatesse et précision de l'acrylique diluée dans de l'eau sur son œuvre, pour peindre des cieux encore plus profonds que les précédents ainsi qu’intensifier la couleur vert sombre du bosquet à l'arrière-plan. Il déposait des touches de lumière à droite, de gestes assurés, estompait les reflets de verdure dans l'eau transparente à gauche. Il était heureux de se retrouver là, sans avoir à subir l'agitation des enfants agaçants, et se laissant bercer par le sifflement du vent doux, caressant le dos de sa veste. La solitude lui inspirait la sérénité.
Branx était fils unique, mais n'avait pour autant jamais vraiment eu le sentiment d'être important aux yeux de ses parents. Ce manque d'attention, il s'y était habitué, au bout d'un moment et c'était de ce fait forgé un autre monde dans lequel l'eau est aquarellisée, les maisons faites de craie blanche et les fleurs d'acrylique. Il avait toujours grandi seul et renfermé, mais cela lui convenait. Plus tard, il avait fallu trouver un travail lui offrant une vie confortable. Il avait choisi d'aider les gens et il se retrouvait maintenant là, assis sur le banc de pierre grise en commissaire redessinant le monde. Il ne voulait pas de cette figure stricte et sévère qu’inspirait aux gens sa fonction. Alors il faisait ce qu'il pouvait pour se mettre en travers des idées reçues. Mais aujourd'hui, il était de repos. Enfin... c'était ce qu'il pensait.
Il entendit son téléphone sonner. Il répondait et ne s'étonna pas d'entendre la voix de son associée, à l'autre bout du fil. - allô! C’est moi, Claire! Dit-elle rapidement.
- je t'avais bien reconnue ! Lui répondit Branx d’un air moqueur.
- il y a une urgence, je veux te voir au commissariat dans 10 minutes, compris ? Lui lança-t-elle en essayant de raffermir sa voix douce de manière à paraitre plus autoritaire. Branx l'avait bien compris: ce fut un échec.
- impossible. Je suis au théâtre de verdure sur l'île de la chaussée. En plus, je suis en train de peindre. Même les jours de repos on ne peut pas être tranquille... dit-il bougon comme toujours.
- c'est moi ou tes peintures! lui dit-elle sèchement, surprise par sa réflexion à ses yeux déplacée.
- la peinture, lui lança-t-il alors ironiquement.
Elle lui raccrocha au nez. Branx sourit: il savait qu'elle allait rappeler.
Il l'aimait bien, Claire. Depuis qu'elle avait été nommé capitaine de police, il y a quelques années de cela, elle s'était imposée un déguisement qui lui allait très mal mais qu'elle, ne s'en étant sûrement pas aperçue, portait tout le temps. Celui-ci était composé d'un masque sévère, d'un costume noir et austère dont les boutons de manchette frôlaient l'arrogance, et de chaussures qui malgré elle n'étaient jamais parfaitement cirées, laissant transparaître sous leur liquide noir son caractère pétillant et sa douceur mélancolique. Le masque noir qu'elle portait ne faisait que faire ressortir ses yeux bleus pâles. Du blanc éclatant recouvert par du noir... le tout formait un mélange assez étonnant : une sorte de grisâtre. Quel gâchis ! Branx qui aimait les couleurs se désolait de voir cela. Et puis, elle n'était pas mal, Claire. Chose que Branx, malgré lui, se devait de reconnaître. Il l'avait peinte, une fois. Cela ne déclenchait en lui aucune émotion lorsqu'il pensait à ses beaux yeux clairs, à sa bouche pulpeuse, à ses joues roses ou à ses longs cheveux ondulés qu'elle lissait, car selon elle, cela allait mieux avec son costume. Non. Lui, il fermait les yeux pour imaginer son regard sincère, son sourire timide, ses fossettes qui se creusaient quand elle riait; ce qui se produisait rarement en ces temps. Lui ce qu'il aimait chez elle, c'était simplement... sa différence. Non, il n'était pas amoureux d'elle. Enfin, il se persuadait que non. Alors, si l'on lui posait la question, il s'esclaffait et répondait à son interrogateur qu' il ne savait pas d’où lui sortait cette idée. Des trous de nez? Disait-il anxieusement, espérant que son interlocuteur ne perçoive dans sa réponse que son sens de l'humour potache. Généralement, la conversation se terminait par quelques rires forcés.
La sonnerie de son téléphone l'interrompit dans ses pensées. C'était Claire qui le rappelait. Il s'était permis de le vérifier mais il l’aurait parié ! Branx était revanchard. Il décida alors de ne pas lui répondre et de se rendre directement au lieu de rendez-vous. Juste avant de partir, il marqua dans l'application «notes» de son téléphone: Branx: 1 Claire:0
Il aimait jouer. Arrivant à sa voiture garée près des écluses, il déposa ses toiles délicatement dans son coffre pour ne pas les abîmer, la peinture étant encore fraîche. Il desserra le frein :
- Eh merde! S'écria-t-il. Cette vieille carcasse ne pourra donc jamais fonctionner quand on a besoin d'elle ?
Il possédait une vieille deux chevaux des années 50, que l'un de ses amis avait insisté pour lui offrir il y a quelques temps, à lui qui aimait tant les voitures. Branx n'avait jamais compris d'où il avait sorti cela. Il n'en avait rien à faire, lui. Son ami ne devait sans doute pas savoir quoi en faire. Il lui aurait donnée pour ne pas la jeter. Branx claqua violemment la porte, agacé. Il allait devoir faire le trajet à pied. Il arriva au commissariat, essoufflé. Non seulement il avait dû marcher mais en plus, il avait traversé la hué des écoliers euphoriques, sortant de l'établissement Sainte-Thérèse, bravé le long et monotone monologue de Monsieur Qatartort, le brocanteur qui tenait absolument à lui présenter la lampe qu'il venait de dégoter, un modèle antique de belle facture. Il n'avait même pas eu le temps d'admirer les couleurs vives et contrastées des arbres se reflétant dans l'eau du lac scintillant, les jolies maisons modestes que des impressionnistes comme Monet, Renoir ou encore berthe-Morisot avait tant de fois peintes, les fleurs habillant le bord des trottoirs délabrés qui leurs donnaient du charme, le visage lumineux des passants sortant de la petite boulangerie: un pain de campagne tout chaud dans une main, un enfant savourant le croûton dans l'autre. Il entra dans le cabinet, pris le temps de débarrasser son bureau et de boire une gorgée de café froid qu’il avait gardé d'hier avant de demander à Claire ce qu'il se passait.
- c'est à lui de te le dire, lui répondit-elle sèchement en pointant un homme du doigt. Claire n'avait apparemment pas apprécié son petit jeu. L'homme en question s'avança devant son bureau, d'un pas assurément mal assuré; les mains crispées sur sa chemise. C'était un grand blond pas très musclé, tout fin. Il avait des taches de rousseur, des lèvres fines, des petits yeux marrons: un physique assez louche. S’il n'avait pas été venu se plaindre, il l'aurait sans doute pris pour un suspect.
- Bonjour, dit Branx chaleureusement. Asseyez-vous !
Il essayait de le mettre à l'aise sinon, il connaissait l'histoire par cœur: il ne dirait pas un mot. Les gens ont parfois plus confiance en les suspects qu'en la police.
- merci, lui dit-il tremblant en s'asseyant.
- un café ?
- non merci, s'empressa-t-il de répondre. Il ne regardait jamais Branx dans les yeux. Le commissaire ne savait pas si c'était parce qu'il avait des choses à cacher ou parce qu'il était déboussolé.
- je suis pressé. Compléta-t-il.
- d'accord. Alors dites-moi ! Qu'est-ce qui vous tracasse ?
- Eh bien... c'est que j'ai des secrets... de lourds secrets... il s'arrêta un moment, comme s’il ne désirait pas continuer. Il prit une grande inspiration, puis il reprit : on me harcèle. On me fait du chantage ! Je ne sais pas qui, ou quoi... mais j'ai peur ! J’ai reçu pendant longtemps des menaces sur mon téléphone. J’ai alors décidé de bloquer leur rédacteur mais celui-ci est allé au-delà de mon écran. Maintenant, c’est jusqu’au pas de ma porte. Chaque jour, on m’envoie des lettres, me destine des messages en faisant toujours en sorte que j’en connaisse le contenu contrairement à ma volonté. Je ne parviens pas à les ignorer ! Cela me terrifie.
Branx ne dit rien. Il le laissait déblatérer avec une attention, même s’il faisait mine de n’écouter que d’une oreille, que personne n‘aurait soupçonnée. Malgré le débit de parole très rapide de l’homme, il n’avait aucun mal à prendre des notes : il avait l’habitude. Son professionnalisme avait toujours étonné ses collègues, ce certain talent hors du commun qui était le sien à comprendre les gens, trouver les bons mots, cette sorte de routine qu’il avait à être toujours celui qui comprend le premier, à ne jamais faire percevoir son intérêt pour les enquêtes bien qu’il fut toujours dans le coup. Branx finit par le couper dans ses plaintes interminables : -Pourrais-je avoir connaissance de ces messages ? -Non. S’empressa-t-il de répondre. Il se reprit par la suite : C’est très personnel, désolé. -Je comprends monsieur, je comprends. Mais, il est vrai que les informations déjà fournies ne pèsent pas bien lourd et, j’ai peur que cela ne suffise pas…Il s’arrêta un instant, puis fouilla ses tiroirs, souleva le tas de papier pantagruélique qui trônait sur son bureau pour enfin dégoter un CD. Il le posa victorieux devant l’homme un peu abasourdi et, le sourire au coin des lèvres, lui lança :
- Connaissez-vous scooby-doo? Ce célèbre dessin-animé. Très bon enfant, bien entendu mais qui fait rire les enfants et amuse les plus grands ? -Bien sûr ! Qui ne connait pas !
Il avait parlé tout à fait naturellement, un peu fort ; sans vraiment de retenue. Une ride joviale apparut au coin de l’œil de Branx. Il avait fait le plus difficile : trouver le point faible. Ayant auparavant évalué l’âge de l’homme, il savait pertinemment qu’il connaissait la série en question : c’était de son époque. Il adopta une expression d’étonnement pour poursuivre :
-Vous aimez ? --Je regardais cela étant petit. Ce dessin-animé a bercé mon enfance. J’adorais l’ambiance, les personnages, et les scénarios étant toujours si surprenants !
Parfait ! Se dit Branx. Il allait obtenir les éléments manquants en se glissant par la faille sensible de son interlocuteur.
-Vous savez, monsieur, dans scooby-doo les enquêteurs résolvent souvent les énigmes en enquêtant sur un plan personnel des suspects …Et même des victimes ! C’est le fruit de leur réussite.
-Ne vous fatiguez plus, le coupa-t-il. Je vois ou vous voulez en venir…
Branx le fixait intensément. L’homme poussa un soupir. Il se résolut à lui tendre une lettre. Branx la saisit, les yeux brillants.
L'enveloppe était proprement déchirée, une tache de café bordait son côté gauche. Il ouvrit. À l'intérieur, un minuscule morceau de papier plié en quatre était dissimulé à l'un des coins. L'enquêteur crut d'abord qu'elle était vide! Il déplia le papier, il y était inscrit: «tu joues avec les femmes? Pas très malin, moi je joue maintenant avec ta vie!». Cela semblait être une provocation. Branx déposa la lettre, se leva, but une gorgée de café et fit le tour de son bureau pour s'arrêter derrière l'homme raide et crispé qui n'avait pas bougé d'un pouce. Il se baissa, s'arrêta lorsque son souffle frôla sa joue droite et lui chuchota à l'oreille:
-marié?
Cette question, que l'on aurait pu croire anodine, Branx connaissait parfaitement l'ampleur de son importance.
- Non, plus maintenant, lui répondit-il.
- violences conjugales ?
- non ! S'empressa-t-il d'affirmer.
Branx réitéra sa question d'un regard insistant. L'homme lui répondit d'un signe de tête. Son regard borné sur la tasse de café froid voulait dire le contraire. L'inspecteur agacé par ces manières lui lança sèchement:
- bien. Merci de nous avoir informés de cette affaire. Des malfrats de ce genre ne devraient pas traîner en ville. Nous allons nous en occuper. Nous vous recontacterons si besoin. L'homme, austère et silencieux se leva, serra la main du commissaire la tête baissée, fixant le sol et s'en alla sans un mot. Si Branx avait à faire son portrait, il aurait peint un homme bouleversé.
À 13h, Branx retrouvait Claire à la terrasse d'un café, en face de l'ancienne maison de Berthe-Morisot transformée en centre médical sur laquelle figurait une reproduction de l'un de ses tableaux. Il l'avait vu en cours de réalisation lors de la fête des canotiers. Il avait un peu discuté avec les deux grand gaillard qui œuvraient: les frères calot. C'était agréable de discuter de ses centres d'intérêt avec des personnes qui ne vous écoute pour vous faire plaisir mais par passion. Branx s'en souvenait encore: c'était très rare. À ce moment, ce n'était pas la chaleur qui pesait bien que le soleil fut haut dans le ciel mais le silence que Claire n'était pas décidée à briser. Elle sourit au serveur lorsqu'il leur servit leurs limonades et regarda son téléphone, puis son verre, puis observa les gens distraits par une discussion joyeuse à la table voisine. Elle faisait en sorte de ne pas croiser le regard de Branx. Mais qu'est-ce qu'ils avaient tous aujourd'hui, à ne jamais le regarder! Il était vrai qu'il n'avait pas un physique destiné au mannequinat et il l’assumait complètement. Mais quand même ! Branx était petit, avec trois poils roux sur la tête, une bonne bouille avec de grosses joues telle un enfant les auraient juste après s'être gavé de sucreries. Ce jour-là, sa chemise bleue ciel rentrée dans son pantalon serré par une ceinture en cuir dévoilait quelques bourrelets au niveau de ses hanches. Sa précision lorsqu'il peignait était encore plus étonnante lorsque l'on pouvait voir ses bras et mains potelés. Il but une gorgée de limonade et d'un coup, posa son verre violemment sur la table en faisant semblant de s'étouffer. Tandis qu'il toussait, Claire se leva, paniquée. Elle bafouillait des mots incompréhensibles et tapait sur son dos; les larmes aux yeux. Il s'arrêta et il lui sourit.
-Ah! Ce n'est que maintenant que tu parles? Il en a fallu du temps ! Claire se rassit, bizarrement amusée et non vexée par la situation. Elle devait être soulagée d'avoir trouvé une excuse pour lui parler.
-C'est que... je n'ai pas du tout apprécié ton petit jeu ce matin, lorsque tu n'as pas répondu. J'ai eu peur, avoua-t-elle. J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose !
Branx s'excusa avant de boire d'une traite sa boisson. Claire regarda sa montre: il était 13h30. À 14h, elle avait un rendez-vous important; un interrogatoire pour une autre enquête à ne pas rater. Se levant, elle mit dans la main de son coéquipier une poignée de monnaie: des pièces de 1 € ainsi que de 2 € et lui dit:
- tu paieras. Il y a le pour boire dans ce que je t'ai donné.
Il hocha la tête. Elle prit son sac et s'en alla. Branx observa les pièces, les yeux pétillants à la vision de ces jolis petits objets. Il n'aimait point les billets, c'était tout gris et tout léger. Quand on a des pièces dans la main, on a l'impression d'être riche. Branx n'était pas avare mais il trouvait cette sensation agréable. On lui apporta l'addition, il paya un peu déçu de laisser son trésor, puis partit.
Sur le chemin du retour, le policier aperçut l'homme qui était venu se plaindre ce matin, déambulant le long de la brocante de la rue pasteur. Il décida de le suivre, comme cela, il prendrait l'air. De toute façon s’il n'avait pas pris cette initiative, il serait resté chez lui, aurait fait une longue sieste jusqu'à l'heure du dîner, aurait mangé et serait allé se recoucher. Même quand il se perdait dans ses pensées comme à ce moment, Branx restait vigilant, veillant à toujours être à une distance minimum de 4 mètres de l'homme. Par ailleurs, il allait bien falloir lui demander son prénom, à celui-là ! Pour l'instant, Branx le nommerait lui-même .Ce sera... le blondinet maigrelet ! Cela lui va très bien, pensa-t-il. Le blondinet maigrelet qu'il appellera BM pour aller plus vite s'arrêta pour admirer une petite boîte russe décorée par de délicates gravures recouvertes de peinture ocre et rouge. Il reprit sa route et l'enquêteur remarqua que juste après lui, une femme acheta l'objet. Rien ne lui aurait paru anormal si celle-ci n'avait pas eu une attitude étrange: elle serrait l'objet contre elle telle une maman serrant son nourrisson lors d'un coup de vent. Elle apportait à cet objet une importance surdimensionnée. Par la suite, le BM admira de la vaisselle japonaise. C'était un service de 6 assiettes, il en prit trois et continua son chemin. Branx remarqua que la même femme avait acheté les trois autres…Mais après tout, la brocante était petite, elle devait bien aimer les antiquités et acheter tout ce qui lui passait sous la main. Ou encore avoir les mêmes goûts que le BM. Cette fois, il s'arrêta devant un stand de vêtements. Il essaya une écharpe grise en laine synthétique mais la reposa aussitôt en se grattant le cou. Juste après, Branx aperçut la femme acheter le vêtement, sans même l'essayer ! L'enquêteur ne croyait pas aux coïncidences de toute façon, cela ne pouvait plus en être une. Le BM s'assit sur un banc, la femme s'assit sur celui voisin. Quel hasard ! Pensa-t-il ironiquement. Il s'arrêta à un kiosque pour acheter un journal. « Le coup de l'observation derrière le journal, c'est vieux jeu mais cela marche toujours ! » se dit-il. Il sortit tout fier de son idée et alla s'installer sur le troisième et dernier banc de la place. Les minutes paraissent longues, lorsque l'on regarde discrètement ce qui se passe derrière une publicité pour les flancs au caramel ou pour le smartphone dernier cri. Le BM était au téléphone mais impossible de l'entendre pour Branx qui était beaucoup trop loin. Il avait un air grave et sérieux. Branx ne pouvait pas se lever pour se rapprocher l'air de rien. La place était trop petite, on ne verrait que lui. La femme se donnait un air indifférent mais semblait tout de même observer ce dernier. Branx pensa: qu'est-ce qu'ils ont tous à faire semblant tout le temps ! Ils ne pourraient pas avoir l’air d'être eux même ?ce serait bien plus simple. Il eut alors une idée mais il fallait faire vite... Très vite. Le BM avait laissé ses coordonnées téléphoniques au commissariat. S’il réussissait à s'en emparer rapidement, il pourrait établir une liaison avec la ligne et écouter la conversation ! Il laissa son journal sur le banc et parti d’un pas pressé. S'asseyant derrière un chêne, à l’abri des regards, il composa le numéro de Claire. Celle-ci était au commissariat, dans la salle d'interrogatoire pour gérer une autre affaire. Elle s'excusa auprès du suspect qu'elle interrogeait et partit s'isoler dans la salle d'à côté. Elle n'aurait pas dû répondre, mais cet appel avait déclenché sa curiosité, elle n'avait pas pu s'en empêcher !
- allô ?
- oui, peux-tu me donner les coordonnées téléphoniques du blondinet maigrelet ?
- de qui !
-Ah oui, excuse-moi c'est le surnom que j'ai donné à l'homme de ce matin.
-Ah... d'accord.
- alors pourrais-tu me les donner?
- un s'il te plaît, cela n'arrache pas la bouche, tu sais?
- s'il te plaît.
- je te les envoie par message mais, pourquoi les veux-tu ?
Branx soupira. Il n'avait pas le temps de discuter, il était pressé. Il lui répondit:
- je t'expliquerai plus tard. Rendez-vous à 17h sur le pont qui mène à l'île de la chaussée. C'est bon pour toi ?
- c'est bon pour moi. À plus tard !
Branx raccrocha sans même répondre. Il n'avait pas le temps d'être poli. Il établit la liaison et entendit un murmure sortant du téléphone.
-Ça marche! S'écria-t-il. Il eut le réflexe d'enregistrer la conversation dès le départ et écouta ensuite ce qu'ils se disaient:
- donc, comment ça tu la vois partout ?
- je te le jure, on dirait qu'elle me traque. C'est flippant !
- mais elle habite dans la même ville que toi ! La croiser à une exposition ou à une brocante n'est pas exceptionnel !
- et comment expliques-tu qu'elle soit assise sur un banc en face de moi ?
- ah oui... là, c'est bizarre...
- une chose est sûre, c'est qu'après tout ce qu'il s'est passé, elle ne m'évite pas.
- Ah non!
- tu sais, je pense que c'est elle qui m'envoie ces messages. Qui cela pourrait être d'autre ? «Tu sais qui» est en prison!
Branx se mordit les lèvres. Cette histoire était plus grave qu'elle en avait l'air.
- écoute, respire un bon coup. Ne sois pas non plus paranoïaque...
- mais je ne le suis pas...
Il y a un blanc. L'homme à l'autre bout du fil éclata de rire. Il ne prenait pas le BM au sérieux. Ce dernier lui répondit alors :
- ce n'est pas drôle ! Cette situation n'est pas à prendre à la légère. Je te le promets, j'ai peur. Bon, je te laisse il faut que j'y aille.
- Salut
Plus personne. Branx s'appuya contre l'écorce de l'arbre: il était sans voix. Il retrouva Claire sur le pont en fin d'après-midi, comme prévu. Il lui expliqua brièvement la situation et ils décidèrent de suivre pendant une semaine le blondinet maigrelet qu'ils avaient nommé définitivement ainsi car cela avait fait beaucoup fait rire Claire, pour une fois. Ils observeraient son entourage, et ensuite, ils prendraient les dispositions qu'il faudrait prendre.
Le lendemain, l'enquêteur savourait délicieusement sa tartine de marmelade tout en faisant un sudoku qu'il voulait à tout prix finir car il avait choisi l'un des plus compliqués et l'achever serait pour lui une grande satisfaction. Il pensait à la longue semaine qui l’attendait. Cela ne le rendait point des plus joyeux. Ce manque d'excitation à la vision de son futur proche le transformait en un vieil ours grincheux et renfrogné, qui venait de sortir de sa grotte, aveuglé par les rayons du soleil. Lorsqu'il sortit sur le pas de sa porte et qu’il entendit le cacardement des oies, il fit une grimace. De coutume, ce son familier lui était agréable mais aujourd'hui, c'était le début d'une semaine pénible. En plus, il n'avait pas fini son sudoku alors tout l'énervait. Il alla au commissariat à pied puisque sa voiture était encore à côté de l'écluse. Il retrouva Claire dans son bureau une carte de la ville devant elle, la tête entre les mains et deux grands cernes violets sous les yeux. Branx trouvait que cela la vieillissait terriblement.
- tu n'as pas beaucoup dormi toi, non ?
- pas du tout, même ! Viens t'asseoir.
Branx s’assit. Il la vit accrocher la carte de la ville au mur et planter des punaises jaunes citron à certains endroits.
- que fais-tu ?
- je plante des punaises.
- merci, j'avais bien compris ! Mais encore ?
- je nous répartis les tâches. La semaine va être longue et compliquée alors mieux vaut bien s'organiser !
- ok. On commence par quoi ?
- le BM a un quotidien très monotone, il est au chômage et vit sans vivre vraiment : las de tout, jamais vraiment heureux. Sa vie est rythmée par ses journées identiques, sa routine que l'on pourrait qualifier de lugubre.
- et par une emmerdeuse qui le harcèle aussi !
Cette réflexion la fit sourire.
- qui te dit que c'est une fille ?
-mon petit doigt.
- dis donc en ce moment l'humour et toi ça passe plutôt bien non?
- bah... je me raccroche à ce que je peux. Bon, continue.
- donc je voulais, avant que tu me coupes, répartir les tâches.
- je t'écoute.
- notre homme va tous les matins à 9h acheter une baguette à la boulangerie Fiaudrin, rue Général-Leclerc. Tu l’attendras devant mais surtout tu observeras s’il n'est pas suivi. Ensuite, il passe à la librairie du Cornier. Cela fait une sacrée trotte à pied, je te préviens !
- pas de problème j'aime marcher. Cela me permet de réfléchir.
- super. Arrivé là-bas,
- attends ! Juste pour savoir, la librairie se trouve à quelle adresse?
- 1 bis rue Claude Monet, lui affirma-t-elle, pointant l'une des punaises de son index.
- merci. Tu peux reprendre.
- je disais donc qu'à ce moment-là, il y a deux cas de figure: soit il reste à la boutique jusqu'à sa fermeture c'est-à-dire 12h30 lisant le résumé des romans à l'eau de rose et des documentaires historiques, soit il part à Emmaüs pour faire une démonstration de « la lettre à Élise », le seul morceau qu'il sait jouer sur un piano.Celui-ci sonne faux : il attend d'être acheté depuis des années. Ensuite, il mange toujours au même endroit: le restaurant marocain sur le quai Boissy d'anglais. Tu prendras de l'avance pour ne pas que cela fasse trop louche, il faut que tu sois déjà installé quand il arrive.
- mais je n'aime pas le couscous !
- tu prendras du tajine. Tiens, autre chose, lui dit-elle en lui tendant un appareil photo Polaroid: tu prendras en photo toute personne suspecte à chaque endroit où tu la vois, compris ?
- compris ! Mais comment as-tu eu toutes ces informations ?
Elle lui fit un clin d'œil:
- je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit ! Branx ne chercha pas à en savoir plus, ils riaient déjà tous deux éclats.
Lundi:
Branx prit 4 photos de la femme devant chaque lieu qu'il déposa sur le bureau de Claire accompagné d'un petit mot:« comme c'est étrange» en faisant le dessin d'un bonhomme étonné qu'il barra d'une croix.
Mardi:
Branx posa des photos sur le bureau de Claire: cette fois-ci, il n'y en avait que 3. L'homme n'était pas allé à Emmaüs. Mais la figurante sur la photo était toujours la même.
Mercredi:
Branx fit exactement comme lundi à un détail près: cette fois-ci le message qu'il laissa fut: « on pourra bientôt en faire un album !» suivi du visage d'un personnage faisant un clin d'œil. Il était accompagné d'un post scriptum : « pourrais-tu me laisser de l'argent sur le bureau, je n'ai plus de cartouches... merci d'avance !». Pour Branx, le reste de la semaine se déroula comme le début, si ce n'est qu'il n'était pas retourné à Emmaüs. Claire, de son côté, s'était occupé de l'après-midi et avait pris des photos presque identiques à celles de Branx mis à part les lieux qui avaient changés. Les deux coéquipiers se retrouvaient le samedi suivant, assis sur l'herbe au bord de la Seine. Branx aperçut la couverture de « la maison des rossignols» dans le sac de Claire. Il s'exclama:
- j'aime bien ce livre !
- tu l'as lu ? Lui répondit-elle. Mais je croyais que tu détestais ce genre de livres !
- il est vrai mais, j'ai eu du temps à perdre à la librairie et je t'avouerai que celui-ci m'a beaucoup plu!
Claire lui sourit. Quand elle n'était pas au commissariat, elle était plus détendue. Branx trouvait cela tellement plus agréable! La jeune femme brisa le silence:
- bref, je te propose que l'on arrête cette femme, nous avons bien assez de preuves.
- mais enfin ! Même si elle nous paraît louche, on ne peut pas l'arrêter ainsi ! Imagines-tu ce qui nous arriverait si elle était innocente ?
-Branx, je t'en prie, ne prends pas sa défense, quelqu'un comme elle ne devrait pas être ici mais dans un asile ! C'est sûrement une folle qui veut faire payer à son partenaire leur séparation.
- mais quelle honte de parler ainsi, tu ne la connais même pas. Fais ce qu'il te plaît mais je refuse de participer à cela ! C'est injuste, on ne peut pas accuser des gens comme cela.
- très bien ! Au revoir.
Branx ne dit rien. Il partit déçu par sa réaction qui ne lui ressemblait point.
Le lendemain, Claire était déterminée à démasquer la jeune femme. Elle désirait désormais plus que tout au monde montrer à Branx qu'il avait tort. Elle se rendit devant le restaurant marocain, et piégea la femme à sa sortie. Elle l'amena au commissariat de force, les isola toutes les deux dans une salle en claquant la porte derrière elle et la fermant à double tour. Elle resta indifférente aux menaces de la femme, qui La traita de tous les noms, l'accusant de l'avoir kidnappée et la suppliant de la laisser partir. Une heure plus tard, Claire sortit de la salle pour se rendre aux toilettes et se mettre de l'eau sur le visage. Elle se regarda dans la glace: elle avait honte. Elle s'était complètement trompée au sujet de l'accusée. Lors de l'interrogatoire, elle avait appris que cette dernière aimait le BM désespérément et s'était grandement froissée d'avoir été accusée d'avoir fait une chose pareille. Le simple fait que cet homme soit harcelé l'avait terrorisée. Elle avait peur pour lui et sa sincérité était si profonde que Claire n'avait plus qu'à la croire. Elle était repartit, en larmes.
Quelques jours passèrent et Claire n'avait toujours pas revu Branx. Elle commençait à se demander s’il reviendrait un jour et cela l'attristait énormément. Le dossier n'était pas encore classé: elle gardait espoir. Elle déjeunait à la cafétéria lorsque Branx arriva en trombes. Le simple fait de le voir la submergea de joie. Celui-ci s'écria:
- Claire, je t'ai cherchée partout, j'ai le coupable ! Je connais l'identité du rédacteur des messages !
- comment ? Lui répondit-elle un peu abasourdie.
- la première fois que j'ai suivi le BM, c'était à la brocante et la femme que tu as accusée a acheté une boîte russe juste après qu'il l'ai regardée. Il s'arrêta un instant pour reprendre son souffle puis continua:
Lorsqu'elle était à un autre stand, elle a fait tomber la boîte de son sac qui était percé et je l'ai ramassée. Je l'avais complètement oubliée jusqu'à ce matin, je m'en souvins quand je fis la poussière sous mon lit, lieu où je l'avais cachée prévoyant de l'analyser plus tard.
- tout cela est très bien, mais cela ne nous dit pas qui est le coupable.
- attends.
Il sortit une lettre de sa poche et la lui tendit: je l'ai trouvé dans la boîte, lis la. Claire l'ouvrit et s'installa pour débuter sa lecture:
« mon amour,
Si tu lis cette lettre, c'est que comme je l'espérais, tu l'as trouvée à l'un des endroits où je vais te la cacher. Je la déposerai aux endroits où tu es susceptible de la trouver: derrière la couverture d'un livre, entre les petits pains de la boulangerie, sous le piano... en souhaitant que ton flaire t'aide à la trouver et que ta curiosité te pousse à la lire. Je connais l'identité de celui qui te harcèle : c'est le frère de ton ancienne conjointe. L'innocente que tu as envoyée en prison. J'ai aperçu ce premier déposer des enveloppes plusieurs fois devant chez toi, il veut venger sa sœur, c'est évident ! Oh mon bien-aimé, je le sais, tu m'adores ! Tu ne peux plus le nier ! Sinon, tu ne l'aurais jamais trompée pour moi, tu ne l'aurais jamais accusée de violences conjugales dont elle a toujours été victime lorsqu'elle te menaçait d'annoncer nos liaisons et que tu voulais t'enfuir avec moi. Elle est en prison ! Elle paye pour nous alors profitons-en ! Partons à l'autre bout du monde, son frère ne pourra jamais nous suivre jusque-là ! Rien ne te retient, ici. Je t'aime ! Tu m'aimes je le sais, alors partons. N'ai pas honte de ce que tu as fait, il faut savoir être égoïste. Tu l'as fait pour toi ! Pour nous.
Je t'attends.
Bien à toi,
Ta bien aimée »
Claire posa la lettre sur la table, et ils se regardèrent le sourire aux lèvres. Rien à dire de plus, tout est écrit.
Un mois plus tard, la victime avait retrouvé son frère laissant sa place en prison aux deux amoureux aux attentions on ne peut plus mesquines. Le frère avait tout de même été puni d'une amende car ses pratiques étaient interdites par la loi mais rien de plus. Le réel coupable était l’homme qui avait fait débuter l’enquête. Tout ne redevint point comme avant: la librairie fermait dorénavant plus tôt manquant de clients (le blondinet maigrelet était l'un des seuls), à la boulangerie les baguettes partaient un petit peu moins vite et le restaurant marocain avait moins de clients. Quant au piano, il avait été vendu.
Branx était assis près des écluses. Pour peindre, il avait trouvé un nouveau modèle: sa vieille deux chevaux! Déposant des reflets bancs céruse sur le rouge grenadine de la bagnole, il songea aux événements de ces derniers temps: « c'est tout de même effrayant ce que l'on est capable de faire par amour ! », se dit –il . « Et comment au contraire, on peut souffrir dans le noir sans avoir rien fait. La vie est injuste mais d'un certain côté c'est ce qui fait sa beauté. Cela nous apporte des causes à défendre. C’est excitant. En réalité, même si on peut s'en donner l'air, on ne connaîtra jamais le fond de pensée d'une personne. Même si l'on a connaissance de son passé, de ses craintes, de ses passions, de sa vie en règle générale, on ne devrait jamais avoir la prétention de dire que l'on sait qui elle est. Le destin peut très rapidement nous montrer que l'on a tort. Il faut simplement se jeter dans le vide, espérant atterrir sur un duvet de plumes moelleux que sur de la roche dure. »
Branx prit du recul pour admirer son œuvre. Il manquait quelque chose. À gauche de la voiture flamboyante, il peint, tremblant cette fois, la main de Claire dans la sienne. Le lendemain, il offrit le tableau à celle-ci. Il s'était à son tour jeté dans le vide ! Mais avant cela, il avait pris ses précautions: il avait prié pour atterrir sur des plumes !
SABIANI Liséane