Le maître de dessin

Ce matin, comme à mon habitude, je me mis à graver à l'encre. C'était mon métier, ma vie. Je n'avais pas d'inspiration particulière, mais ma cliente m'avait donné à reproduire un modèle de déesse égyptienne que je traçais avec soin.

 Pour quelqu'un qui, comme moi, aurait voulu faire médecine, se retrouver à dessiner dans un atelier d'artiste à Montmartre était un comble. Sous la pression de mon entourage, je devins comme mon père, dessinateur reconnu et tellement admiré qu'il me forma dès mon plus jeune âge afin que je reprenne le flambeau.

Une vague de tristesse me submergea. J'aurais tellement aimé travailler dans le milieu médical, soigner les gens, leur être utile, plutôt que me borner à leur faire des petits dessins gravés. Je m'ennuyais dans ce métier où je n'avais aucune responsabilité : comme toujours, je m'enfonçais bêtement dans mon travail. Il est vrai que j'ai hérité du talent de mon père : les œuvres que je produisais étaient à chaque fois fidèles aux attentes de mes clients. Ils étaient toujours satisfaits, mais moi, pas. J'incrustais avec résignation et une morne lassitude ces couleurs chatoyantes qui ne représentaient rien d'autre pour moi qu'un monde futile et artificiel.

Dans un sursaut de colère, je grondais intérieurement. L'espèce de toile (si on pouvait appeler ça une toile) sur laquelle je devais travailler était très inconfortable : lisse et un peu collante. Mes conditions de travail étaient vraiment insupportables, et le pire était que je ne les avais même pas choisies. J'étais jeune encore ; on dit que la jeunesse est libre et qu'elle a toute la vie devant elle. Mais cela sonnait faux pour moi : ma jeunesse, on me l'avait arrachée avant même que je puisse en profiter une seule seconde.

Un gémissement de ma cliente me ramena à la réalité. Je me replongeai dans mon travail, injectant la dernière goutte d'encre sur ce support mou et humide, sur lequel je dessinais chaque jour. Mon employeur me reposa délicatement sur la table d'où je venais, et j'entendis déclarer à ma cliente : « C'est terminé. C'était pas trop douloureux ? ».

Emma et Angélique