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Le monde des passions (1): 1ère approche des oeuvres au programme

Le monde des passions (1) : Andomaque de Racine, La Dissertation sur les passions de Hume, La Cousine Bette de Balzac : 1ère approche

I-                     Les monde des passions dans la tragédie d’Andromaque  ou le règlement du dérèglement des relations humaine par le jeu des passions amoureuses

1-        Le monde de la tragédie racinienne : un monde de passions : les leçons d’un frontispice

a)        Melpomène au poignard, couronne vacillante derrière elle ou le sublime des passions politiques

Corneille Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique   : la dignité de la tragédie « demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et  veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier »

« Andromaque  ou la révolution racinienne »[1]

Charles Perrault , Notice sur Racine dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, (1700) :: Andromaque fit le même bruit à peu près que Le Cid, lorsqu’il fut représenté la 1ère fois ».

Georges Forestier, Racine, Gallimard 2006, p.299 : « pour la 1ère fois avec Andromaque, la fureur et la violence, la souffrance et la mort allaient être présentées comme le résultat d’un égarement passionnel dans lequel sombrent des héros qui ne cessent pas pour autant d’être des héros. Monstres par égarement temporaire, héros provisoirement déchus par leur incapacité à résister à la + forte des passions, la passion amoureuse, mais héros tout de même ».

 

b)        La représentation des passions internes, entre déchaînement des passions violentes et pathétique

Texte écho Corneille, préface d’Héraclius, 1647 : « Aristote […] ne veut pas qu’on compose une tragédie d’un ennemi qui tue son ennemi, parce que, bien que cela soit fort vraisemblable, il n’excite dans l’âme des spectateurs ni pitié, ni crainte, qui sont les deux passions de la tragédie ; mais il nous renvoie la choisir dans les événements extraordinaires qui se passent entre personnes proches, comme d’un père qui tue son fils, une femme son mari, un frère sa sœur, ce qui n’étant jamais vraisemblable, doit avoir l’autorité de l’Histoire ou de l’opinion commune pour être cru, si bien qu’il n’est pas permis d’inventer un sujet de cette nature. C’est la raison qu’il donne que les Anciens traitaient presque les mêmes sujets, d’autant qu’ils rencontraient peu de familles où fussent arrivés de pareils désordres, qui font les belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion.

 

c)        Les putti, allégorie des passions externes

Textes écho : la catharsis en question

Nature de la catharsis aristotélicienne : purgation des passions des spectateurs ou épuration des passions internes par la dramaturgie et par la rhétorique ?

Aristote : Poétique (1452-1453) « On peut produire le terrible et le pitoyable par le spectacle, ou le tirer du fond même de l'action. Cette seconde manière est préférable à la première, et marque plus de génie dans le poète : car il faut que la fable soit tellement composée, qu'en fermant les yeux, et à en juger seulement par l'oreille, on frissonne, on soit attendri sur ce qui se fait ; c'est ce qu'on éprouve dans l'Oedipe. Quand c'est l'effet du spectacle, l'honneur en appartient à l'ordonnateur du théâtre plutôt qu'à l'art du poète. Mais ceux qui, par le spectacle, produisent l'effrayant au lieu du terrible ne sont plus dans le genre ; car la tragédie ne doit point donner toutes sortes d'émotions, mais celles-là seulement qui lui sont propres. Puisque c'est par la pitié et par la terreur que le poète tragique doit produire le plaisir, il s'ensuit que ces émotions doivent sortir de l'action même. Voyons donc quelles sont les actions les plus capables de produire la terreur et la pitié. Il est nécessaire que ces actions se fassent par des personnes amies entre elles, ou ennemies ou indifférentes. Qu'un ennemi tue son ennemi, il n'y a rien qui excite la pitié, ni lorsque la chose se fait, ni lorsqu'elle est près de se faire ; il n'y a que le moment de l'action. Il en est de même des personnes indifférentes. Mais si le malheur arrive à des personnes qui s'aiment ; si c'est un frère qui tue ou qui est au moment de tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, un fils sa mère, ou quelque chose de semblable, c'est alors qu'on est ému et c'est à quoi doivent tendre les efforts du poète. Il faut donc bien se garder de changer les fables reçues ; je veux dire qu'il faut que Clytemnestre périsse de la main d'Oreste, comme Eriphyle de celle d'Alcméon. C'est au poète à chercher des combinaisons heureuses, pour mettre ces fables en oeuvre.

 

Catharsis, passions tragiques et nature du héros tragique : les conditions de la sympathie

« On ne saurait y voir ni des hommes justes passer du bonheur au malheur (car cela ne suscite ni frayeur ni pitié, mais la répulsion), ni des méchants passer du malheur au bonheur (car c’est, de toutes les situations, la + éloignée

 

Racine, 1ère préface d’Andromaque : « Aristote bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c.à.d. ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c.à.d. une vertu capable de faiblesse et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester ».

 

Passions externes : le paradoxe de la tragédie

Saint Augustin, Confessions, livre III : « Comment se fait-il qu’au théâtre l’homme veuille souffrir au spectacle de faits douloureux et tragiques, dont il ne voudrait pourtant nullement pâtir lui-même ? Et pourtant il veut pâtir de la souffrance qu’il en retire, comme spectateur, et c’est la souffrance même qui fait sa volupté. […] L’auteur de ces fictions imaginaires jouit d’autant + de sa faveur qu’il ne fait souffrir davantage : ces malheurs tirés de l’Antiquité ou de la fiction pure, sont-ils traités sans que le spectateur en souffre, celui-ci quitte sa place, il est dégoûté, il critique ; mais qu’il en souffre, il reste là attentif et réjoui » ?

 

 La Mesnardière : « Pour donner donc quelque connaissance de l’art poétique, nous ferons voir comment les poètes suivent leurs règles pour éblouir leurs lecteurs par la grandeur des choses qu’ils proposent , pour les enchanter par une image de la vérité, pour les gagner en ne disant rien qui soit opposé à leurs inclinations, et pour exciter dans leur cœur toutes les passions qu’ils sont bien aise d’y sentir […] Un poète habile donne tant de feu à ceux dont il peint les mouvements qu’il est impossible qu’en même temps que nous sommes liés à eux par le plaisir, nous ne soyons aussi brûlés des mêmes flammes ».

 

Charles Le Brun frontispice pour la première édition collective des « Tragédies de Racine » (1675)

 

 

2-        Abbé de Villars « Car enfin la tragédie est la règle des passions » : 1ères réflexions sur « le monde des passions » dans Andromaque

a)        De Virgile à Racine : le sujet d’Andromaque 

Virgile, l’Enéide, livre II, vers   : « enflammé d’un grand amour pour sa fiancée ravie et en proie aux Furies vengeresse, Oreste surprend son rival sans défense et l’égorge au pied des autels de son père ».

 

b)        L’intrigue d’Andromaque : une action mue par le jeu de la seule interaction des passions

L’exemple d’Oreste, qui avoue d’entrée de jeu n’être mu, jusque dans son ambassade auprès de Pyrrhus, que par sa passion pour Hermione, dont son sort dépend, qu’il envisage un temps d’enlever et pour assouvir la vengeance de qui il assumera la responsabilité d’un meurtre qu’il exécute dans le fond peu, mais qu’il se voit reprocher par Hermione, dont la colère, le mépris et la mort le font basculer dans la folie.

 

1ère approche de l’action dramatique dans son ensemble

 

c)        Les personnages, des caractères construits autour de passions dominantes

Pyrrhus et Hermione : deux personnages caractérisés par la dualité passionnelle

  Le caractère d’Hermione est construit autour d’une passion constitutive : la jalousie, « passion …. La + affreuse et la + cruelle de toutes », dont le « caractère » est « la noirceur, la fierté, l’irrésolution » (« il chancelle, il hésite, il passe mille fois en un moment de la haine à la tendresse », « l’amour méprisé se tourn[ant en rage » (Gaillard, Poétique française à l’usage des dames, 1749), de sorte que la jalousie s’accorde pleinement avec l’emportement », « mouvement déréglé, violent, causé par quelque passion » (Dictionnaire de l’Académie).

 

  Divisé entre deux passions contradictoires, Pyrrhus oscille entre une haine qui le pousse à menacer de tuer Astyanax et un amour qui le pousse à modérer sa rage.

 

Andromaque et Oreste : 2 personnages définis par des passions « tristes »

  « Tristesse[2] majestueuse » d’Andromaque, dont la pulsion morbide s’enracine dans le souvenir traumatique de la guerre de Troie (v.301, 377, III,8) , mais lui permet de résoudre le conflit tragique auquel elle est confrontée, puisque ne pouvant choisir entre l’amour maternel et le devoir de fidélité envers l’époux, elle décide d’épouser Pyrrhus pour sauver son fils, puis de se suicider à la sortie de l’autel, ce dont le meurtre de Pyrrhus par les Grecs/Oreste la dispense, de sorte qu’elle reste fidèle à sa passion amoureuse fondamentale (la fidélité conjugale) en changeant d’objet (La veuve d’Hector devient la veuve de Pyrrhus)

 

  Oreste est en proie à la « mélancolie érotique » dont les symptômes sont un désir ardent pour l’être aimé, une attaque de la raison ou une perpétuelle inquiétude, et qui pouvait générer hallucinations et pulsions morbides. La trajectoire d’Oreste, dans la pièce, illustre parfaitement cette passion triste : rejeté par Hermione à Sparte, il a cherché vainement la mort dans l’action guerrière et suspend son sort à la décision d’Hermione dès le début de la pièce. Quand Pyrrhus annonce son intention de se marier avec Hermione, il est gagné par une « fureur extrême », n’est + lui-même et considère sa vie comme un « supplice ». Ses troubles mélancoliques redoublent de violence lorsqu’il apprend le suicide d’Hermione : symptômes somatiques (vue brouillée, frissons, perte de conscience), hallucinations, basculement dans la folie.

 

d)        Une rhétorique des passions : l’exemple du monologue d’Hermione (V,1)

 

 

II- Hume ou le « monde des passions » comme « système » et comme matrice de la réalité.

1-        « Le monde des passions » comme système

a)        Un modèle de pensée et de discours emprunté à Newton

Hume, Dissertation sur les passions VI,  » je ne prétends pas avoir épuisé le sujet […] Il me suffit d’avoir fait apparaître que, dans leur production comme dans leur transmission, les passions suivent une sorte de mécanisme régulier susceptible d’une investigation aussi précise que celle des lois du mouvement, de l’hydrostatique ou de toute autre division de la philosophie naturelle » (VI,9).

ó Dans le livre II du Traité de la Nature humaine, puis dans la Dissertation sur les passions, Hume emprunte à Newton une méthode : la méthode expérimentale, et deux concepts : de concept d’ordre ou de système et le concept de « force ».

 

b)        Le concept d’ordre préside au classement des passions  en fonction surtout de :

-           la temporalité  et le calcul des probabilités (passions directes)

-           L’objet et les causes (passions indirectes)

-           L’intensité (passions calmes et passions violentes) de la passion.

 

Mais d’autres principes de classement permettent :

-           d’opposer les passions à l’intérieur d’une même catégorie ;

-           de décomposer les catégories en sous catégories en fonction de la distance variable qui nous sépare des biens ou des maux ó modèle mathématique des probabilités : « lorsqu’un bien est certain ou très probable, il produit de la joie ; lorsqu’un mal se trouve dans la même situation, survient le chagrin ou la tristesse. Lorsqu’un bien ou un mal est incertain, il suscite la crainte ou l’espoir, selon le degré d’incertitude excitant d’un côté ou de l’autre. Le désir naît d’un bien considéré tout simplement et l’aversion, d’un mal » (I,2).

 

ð  A défaut de définir les passions (Hume, qui les a déclarées indéfinissables dans le TNH en a proposé en réalité deux définitions problématiques en ce qu’elles semblent contradictoires, même si vous verrons, lors du prochain cours, qu’elles visent sans doute à préserver l’unité affective du monde des passions, sans pour autant confondre « sensations » et « sentiments) , les classer permet de les identifier, de les délimiter en dégageant des points de vue et de montrer que, si le système n’est pas clos, il n’en obéit par moins à une certaine logique.

 

c)        Une logique des passions;  « Hume ne se satisfait pas du strict repérage des sentiments ; il s’intéresse fondamentalement à leur dynamisme » (JP Cléro) en partant du principe que les passions ne sont pas isolées les unes des autres, mais s’enchaînent rigoureusement selon un ordre déterminé  et forment donc bien système.

ð  principe d’association : « le principe d’association est ce principe par lequel nous passons par une transition facile d’une idée à l’autre. Quelque incertaines et changeantes que puissent être nos pensées, elles ne sont pas entièrement dépourvues de règle et de méthode dans leurs changements. Elles passent ordinairement avec régularité d’un objet à ce qui lui ressemble, à ce qui lui est contigu ou à ce qu’il produit. Quand une idée est présente à l’imagination, une autre, qui lui est unie par les relations précédentes, la suit naturellement et, introduite par ce moyen, pénètre l’imagination avec + de facilité » (II,3, p.64).

 

ð  Idée de lois qui président à la formation des passions

Sur le versant cognitif, 3 lois d’association des idées par

Ressemblance : « C’est Hector, disait elle en l’embrassant toujours ;/ Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;/ C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse » (II,5, v. 652-654).

Contiguïté « Adeline pensa que Josépha Mirah, dont le portrait, dû au pinceau de Joseph Bridau, brillait dans le boudoir voisin, était une cantatrice de génie » (p.480).

Causalité: « pour Adeline, le baron fut donc, dès l’origine, une espèce de Dieu qui ne pouvait faillir ; elle lui devait tout : la fortune, elle eut voiture, hôtel, et tout le luxe du temps ; le bonheur, elle était aimée uniquement ; un tite, elle était baronne ; enfin la célébrité, on l’appela la belle Mme Hulot, à Paris ; enfin, elle eut l’honneur de refuser les hommages de l’Empereur qui lui fit présent d’une rivière en diamants, et qui la distingua toujours, car il demandait de temps en temps : « et la belle Mme Hulot, est-elle toujours sage ? en homme capable de se venger de celui qui aurait triomphé là où il avait échoué » (ch 7, p.85-86).

Conjugaison des deux relations de contiguïté (temporelle) et de causalité : « elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille:/ Trop de haine sépare Andromaque de Pyrrhus » (II,5, v. 662-663).

 

Sur le versant affectif, loi d’association des émotions : « toutes les impressions qui se ressemblent sont liées entre elles : l’une n’a pas +tôt surgi que les autres suivent naturellement. Le chagrin et la déception suscitent la colère ; la colère, l’envie ; l’envie, la malveillance ; et la malveillance ressuscite le chagrin. D’une façon comparable, une humeur joyeuse nus porte naturellement à l’amour, à la générosité et au courage, à l’orgueil et autres affections semblables » (ibid, p.65.

 

ð  Idée que les deux versus s’allient et se renforcent mutuellement « on peut observer que l’une de ces associations corrobore l’autre et que la transition s’effectue + facilement lorsque toutes deux concourent au même objet. Ainsi un homme mis hors de lui et contrarié par  un tort infligé par autrui est-il enclin à trouver une centaine de sujets de haine, de mécontentement, d’impatience, de crainte et autres passions inquiètes ; surtout s’il peut les découvrir dans l’entourage de la personne, voire dans la personne  même qui fut l’objet de sa propre émotion » (II,3, p.65) .

 

<=> « Monde » comme système dans lequel les passions :

-            s’interpénètrent

-           se subsument dans la passion la + forte.

 

d)        Ordre du discours et méthode expérimentale

ð  « Système » ó schématisme, mais  sans que ce schématisme nie la diversification des modifications constitutives du flux passionnel ni « le caractère irréductiblement individuel du développement de telle passion en fonction de la nature propre à tel ou tel individu, à telle ou telle situation » (M Korichi):

passage, par induction,  des exemples particuliers du flux affectif (comme nous le vivons et le sentons) à la formulation de lois universelles qui permettent de penser ce cours des passions,

passage, par déduction, de la loi à l’expérience commune et vivante dont la recherche menée par Hume doit s’efforcer de rendre compte

//  méthode de Newton : principes -> hypothèse indépendante de l’expérience ; expérience pour éprouver validité des principes

 

ð  synthèses que l’homme d’esprit emprunte à l’expérience (telle qu’elle se livre au sujet existant et vivant), mais déjà stylisées, socialisées, les exemples sont autant de fictions à fonction rhétorique (préfigurent ou symbolisent la loi que l’expérience illustre. Mais ne sacrifient pas la diversité du réel, par l’attachement aux situations et aux circonstances (p.70-71)

 

2-        En l’absence d’autre monde ou de monde autre[3], et parce que la réalité n’est pas seulement physique, mais humaine, le monde des  hommes est un monde de passions, entendues au sens large d’affects de l’âme, doux ou violents, fugaces ou durables » (Jean Goldzink in 3 en 1 Dunod, p.14)

 

a)        Le moi : une fiction produite par les passions  (non une « substance » qui leur préexisterait, leur serait transcendante et qu’elles perturberaient).

 

Ex Le moi n’est  pas défini a priori par l’orgueil (Saint Augustin, Pascal, La Rochefoucauld), il est le produit de l’orgueil, qu’on ne définit pas « in abstracto », mais en en déclinant, analytiquement et in situ, les causes . Certes il y a des psychismes bien distincts, puisque les passions dépendent des idiosyncrasies comme des circonstances. Mais ces idiosyncrasies sont au moins autant ce que le jeu des passions a sélectionné que leur siège.

 

 

b)        « l’empirisme de la sensation (extérieur) est relativisé par un empirisme de l’impression (intérieur), peut-être plus fondamentale dans la mesure où l’accès à la réalité sous toutes ses formes s’effectue par son moyen : la croyance au monde extérieur, la réalité économique, les valeurs esthétiques, éthiques, religieuses et mêmes les valeurs politiques ne se comprennent qu’à partir des mécanismes affectifs » (J.P Cléro, 1998).

 

ð  Par les passions, nous vivons dans un monde de valeurs : les passions sont à l’origine de nos jugements de valeur, non leurs effets : « quelques objets, par la structure originelle de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable et sont, pour cette raison, dénommées des « BIENS », tandis que d’autres, à cause de leur sensation immédiatement désagréables, reçoivent l’appellation de « MAUX » (I,1).

Exemples

 La maladie d’un ami n’est un mal que parce qu’elle nous chagrine : en l’absence de tout chagrin, nous le ferions que nous la représenter, sans pouvoir dire quelle est pour nous sa valeur.

« Approuver un caractère, c’est éprouver une jouissance lorsqu’il nous apparaît. Le désapprouver, c’est sentir un malaise » (II,6).

Si certains sont si fiers de leur apparence avantageuse, c’est que « la beauté, quelle qu’elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières » (II,7).

ó « Les passions sont des phénomènes valorisants sous toutes sortes de mode : c’est par combinaison entre elles que l’on obtient les valeurs sociales et l’équivalent de ce qu’on appelle, quoique à tort, des conduites rationnelles ou raisonnables, lesquelles sont constituées, comme tous les ensembles passionnels, par le jeu sélectif et aveugle – quoiqu’il mime l’intelligence- des comportements et passions » (JP Cléro, 1998, op cit, p. )

 

c)        Contre l’hypothèse de l’égoïsme foncier, Hume place au cœur du jeu/ mécanisme des passions la sympathie, propriété de l’imagination qui fait que j’éprouve les mêmes sentiments que les autres et principe de communication des passions, d’interpénétration des personnes par les affects qui circulent, et qui participe à la formation et au soutien non seulement de l’amour (dont la compassion et l’estime pour les riches et les puissants) ou de la haine, mais aussi, compte tenu du poids qu’il confère aux opinions et au jugement d’autrui, de l’orgueil et de l’humilité :

« les passions de la haine, du ressentiment, de l’amour, du courage, de la joie, de la mélancolie, je les ressens + par communication que par mon tempérament naturel ou une disposition qui m’est propre » (TNH, II, 1, XI, p.147) .

DP, II, 10, p.74

 

ó passions au fondement du lien social. L’orgueil n’est pas amour-propre, mais intériorisation du jugement des autres, dont le point de vue « pénètre ma propre façon de sentir : autrui – qu’il le veuille ou non, que je le veuille ou non – est une sorte de juge de ces sentiments que j’éprouve ».  (J.P Cléro, 1985, p.193). Contre les moralistes français du XVIIème siècle, contempteurs de l’égoïsme, Hume produit « une véritable genèse de l’humanité à partir de la sympathie » (F. Brahami, Introduction au TNH de David Hume, PUF, 2003, p.176.

 

d)        Corolaire : les passions relèvent simultanément de la nature humaine et de l’histoire : il n’y a pas d’antinomie entre la nature et l’histoire si l’on considère que ce qui est naturel, c’est le régulier, ce qui obéit à des lois qu’on peut énoncer, mais que les systèmes auxquels ces lois naturelles obéissent peuvent évoluer sous l’effet de leur propre fonctionnement. L’histoire devient alors la règle de la nature.

Exemple : TNH quand il suggère que, dans un monde où les techniques de transport et de commerce modifient notre rapport à l’espace et au temps, les constituants spatio-temporels des passions changent ; ils modifient en particulier leurs proportions, et, par conséquent les passions mêmes

 

e)        Enfin la passion est le fondement de la praxis, laquelle relève d’un autre ordre que la raison théorique.

Textes :

TNH, II, III, III (résumé 1)

Dissertation sur les passions, section V (texte expliqué en juin)

 

Reformulation sommaire des arguments

ð  La passion ne relève pas de la raison théorique, car celle-ci ne peut régir que ce qui relève de son ordre : discriminer le vrai du faux selon les 2 principes qui le déterminent :

-           (in)adéquation au réel

-           (non)conformité aux lois de la logique).

ð  Dans le domaine de la raison pratique, les passions déterminent seules la volonté à agir

ð  Corolaire : ce que le sens commun appelle raison, et que la tradition rationaliste a eu tort de confondre avec l’ordre de la raison, n’est qu’une passion calme,

 

III-Le « monde de Balzac » dans La Cousine Bette : un « monde de passions »

1-        La passion comme composante essentielle de la création romanesque

a)        Les passions comme moteur de la création romanesque

 Balzac, « Lettre à M. Hyppolite Castille, l’un des rédacteurs de La Semaine », La Semaine, 11-10-1846 : « Les grandes œuvres subsistent par leurs côtés passionnels […] L’écrivain a noblement rempli sa tâche, lorsqu’en prenant cet élément essentiel à toute œuvre littéraire, il l’accompagne d’une grande leçon » : écrire un roman implique de mettre en scène les passions.

 

Exemple de LCB :

ð  un drame construit sur l’intrication étroite de trois passions :

-            la vengeance née de la jalousie ;

-           la vanité née du désir de parvenir pour prendre sa revanche sur la Misère et/ ou pour se venger, par désir mimétique, d’un rival heureux et d’un sentiment d’humiliation ;

-            la passion amoureuse si souvent dégradé en désir érotique de satisfaction du plaisir sexuel, voire en érotomanie.

 

b)        « La passion est toute l’humanité » ( Avant Propos à la Comédie Humaine) ; « la vie est dans la passion » (Physiologie du mariage).

ð  Le culte de l’énergie  (puissance vitale) et de la volonté[4].

Homme et monde régis par un principe unique, qu’il appartient à l’individu  de (re)découvrir ou de créer à partir du capital d’énergie dont il dispose et qui, bien employé et rendu fécond par l’amour, le travail et/ ou l’investissement dans une époque propice à la grandeur (1er empire), peut rendre la passion dans laquelle il se cristallise vertueuse et créatrice.

 

Exemples

Louis Lambert : « La spécialité consiste à voir les choses du monde matériel, aussi bien que celles du monde spirituel, dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humaine sont ceux qui sont partis des ténèbres de l’abstraction pour arriver aux lumières de la spécialité »[5]. Par cette «Spécialité », le héros découvre qu’ « ici-bas, tout est le produit d’une substance éthérée, base commune de plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres d’électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétisme, etc L’universalité de transmutation de cette matière constitue ce qu’on appelle vulgairement la matière ».

La peau de chagrin : « Les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, matchait, grandissait, et avec lequel Raphaël voulait grandir, marcher, penser, agir « 

Le Chef d’œuvre inconnu « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer !... Nous avons à saisir l’esprit, l’âme des choses et des êtres. […] Les peintres invaincus […] persévèrent jusqu’à ce que la Nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit »

Marcas  : « notre globe est plein, et tout s’y tient » (Marcas). « Le vrai créateur est celui qui a le privilège sacré de saisir les rapports secrets existant dans le monde créé », où toutes les choses et les êtres, si différents qu’ils soient, ont entre eux des « correspondances » parce qu’ils sont « les manifestations d’une même force ».

 

ð  D’où éloge des passions dans l’article sur Fourier

Balzac, La Revue parisienne, 25 août 1840 : « Quand Fourier n’aurait que sa théorie sur les passions, il est digne d’être un peu mieux analysé. Sous ce rapport, il continue la doctrine de Jésus. Jésus a donné l’Âme au Monde. Réhabiliter les passions, qui sont les mouvements de l’âme, c’est se constituer le mécanicien du savant. Jésus a révélé la Théorie, Fourier invente l’application. Fourier a considéré certes avec raison les passions comme des ressorts qui dirigent l’homme et conséquemment les sociétés. Ces passions étant d’essence divine, car on ne peut pas supposer que l’effet ne soit pas en rapport avec la cause, et les passions sont bien les mouvements de l’âme, elles ne sont donc pas mauvaises en elles-mêmes. En ceci, Fourier rompt en visière, comme tous les grands novateurs, comme Jésus, à tout le passé du monde. Selon lui, le milieu social dans lequel elles se meuvent rend seul les passions subversives. Il a conçu l’œuvre colossale d’approprier les milieux aux passions, d’abattre les obstacles, d’empêcher les luttes. Or, régulariser l’essor de la passion, l’atteler au char social n’est pas lâcher la bride aux appétits brutaux ? N’est-ce pas faire œuvre d’intelligence et non de matérialité Ceci est le sens général de la doctrine de Fourier comme la divinité possible de l’âme immortelle est le sens général du christianisme ».

 

ð   Traces dans LCB

Hortense: « Ah ! si je pouvais apprendre à faire de statues, comme je remuerais la glaise ! dit-elle en tendant ses beaux bras. On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille. L’œil d’Hortense étincelait : il coulait dans ses veines un sang chargé de fer, impétueux ; elle déplorait d’employer son énergie à tenir son enfant ».

A +sieurs reprises même est évoquée l’énergie vitale de personnages comme Bette ou Valérie.

 

c)        Mais énergie dévoyée et dilapidée dans LCB

Exemple de Wenceslas, qui s’abîme dans l’amour de sa femme et laisse sa puissance s’évaporer, « faute du renfort de la volonté ». Le travail de création est alors menacé par la passion amoureuse : « l’amour idolâtre d’Hortense vide Wenceslas de son énergie pour le plonger dans le temps vide de l’idylle », ce que suggère un 1er niveau de lecture du sujet de sa dernière œuvre, symbole de la puissance castratrice de la Femme : Samson et Dalila. ( ch 62, p.323-324) .

 

Exemple symétrique de l’énergie dévoyée de la haine de Lisbeth : dépense excessive de l’énergie, orientée pernicieusement vers un objet qui retourne », l’énergie « à escalader le paradis » en « énergie du vice » ,

Exemple de l’énergie du vice de Valérie, d’autant + pernicieuse et perverse qu’elle s’emploie, en contrefaisant l’énergie de la foi religieuse, à saper les fondements et les derniers restes de la vertu masculine[6], quand elle ne la dupe pas en faisant servir la mauvaise foi de l’hypocrite à la descente aux enfers d’une force qui va[7].

 

d)        Texte écho : La Peau de chagrin, allégorie du dilemme entre l’impossible vie de mort vivant, sans plaisir (vivre à l’économie, sans plaisirs, et ainsi durer), et la consomption de la vie dans l’assouvissement de tous les désirs (exister intensément, mais en dépensant son capital d’énergie, de sorte que vivre, c’est mourir, dans une société régie par l’égoïsme, le plaisir et l’argent).

 

A cela 3 explications

ð  Les différentiels d’énergie

« L’homme a une somme d’énergie. Tel homme ou telle femme est à tel autre comme 10 est à 30, comme 1 est à 5, et il est un degré que chacun de nous ne dépasse pas. La quantité d’énergie que chacun de nous possède se déploie comme le son. Elle est tantôt faible, tantôt forte ; elle se modifie suivant les octaves qu’il lui est permis de parcourir. Cette force est unique et, bien qu’elle se résolve en désir en en passion, en liberté de l’intelligence ou en travaux corporels, elle accourt là où l’homme l’appelle. Un boxeur la dépense en coups de poing ; le boulanger, à pétrir son pain ; le poète, dans une exaltation qui en absorbe et en demande une énorme quantité ; le danseur la fait passez dans ses pieds ; enfin, chacun la distribue à sa fantaisie… Presque tous les hommes consument en des travaux nécessaires ou dans les angoisses de passions funestes cette belle somme d’énergie et de volonté dont leur fait présent la nature ».

ð  Le mécanisme de la passion, par quoi le désir se fige en manie

ð  La leçon Du talisman et de l’histoire de e La peau de chagrin « vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit »

« SI TU ME POSSEDES , TU POSSEDERAS TOUT.

     MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU

       L’A VOULU AINSI. DESIRE, ET TES DESIRS

          SERONT ACCOMPLIS. MAIS REGLE

             TES SOUHAITS SUR TA VIE.

                ELLE EST Là, à CHAQUE

                   VOULOIR JE DECROITRAI

                       COMME TES JOURS..

                         ME VEUX-TU ?

                             PRENDS. DIEU

                                T’EXAUCERA.

                                   SOIT. »

 

2-        Si le monde des passions se mue en monde du vice (« Or la passion, c’est l’excès, c’est le mal », Lettre à H Castille, op cit), c’est aussi le produit d’une vie sociale déterminée par l’Histoire

a)        Balzac, Avant Propos à la Comédie humaine « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l'ensemble  de la zoologie, n'y avait-il pas une oeuvre de ce genre à faire pour la Société ? […] La Société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des moeurs […] S'en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle […]; mais, pour mériter les éloges que doit ambitionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d'événements ? […] Ainsi dépeinte, la Société devait porter avec elle la raison de son mouvement. ».

 

b)        LCB , entre dégradation des valeurs héroïques dans le « bourbier du plaisir » et la bourgeoisie « Juste milieu » de la Monarchie de Juillet

L’exemple de la trajectoire du baron Hulot : de la vertu impériale et conjugale à l’immoralité absolue de la prévarication et du meurtre symbolique de l’obstacle à la « force qui vaé

L’exemple de la dévaluation de la passion amoureuse : depuis que le rêve impérial éteint, le baron a investi son énergie dans les affaires extraconjugales, au point d’atteindre le stade de la monomanie pathologique de « l’homme à passions »,  du « tempérament », l’amour, incapable de conjuguer durablement le sentiment et le plaisir dans des couples unis par le seul intérêt (Victorin et Célestine, les époux Marneffe) ou tôt ou tard séparés par l’infidélité conjugale des maris (le baron Hulot et son gendre Wenceslas Steinbock)et l’absence de pouvoir sexuel des épouses (Adeline Hulot), la passion amoureuse s’exaspère en jalousie (Hortense, le baron Montès), se métamorphose en Passion sacrificielle (Adeline Hulot) ou se dégrade en plaisir vénal (Crevel et les courtisanes), en érotomanie (Hector Hulot, puis Crevel) teintée de pédophilie (Hulot) et atteste, par la déchéance corrélative de ses objets, la rémanence tragi-comique d’une passion résistant abjectement à absolument tout. Le corolaire de cette dévaluation, consommée par le remariage du baron avec une fille de cuisine horriblement laide ironiquement introduite par la fille de Crevel et symboliquement dénommée Agathe « Piquetard », est la corruption de l’idéal comme du cliché de l’amour-passion romantique. Incarné au départ par le couple Hortense-Wenceslas, le modèle de l’idéal amoureux est entaché par la rivalité mimétique par quoi Hortense a « volé » sciemment son amoureux à la cousine Bette (rivalité mimétique). Quant à la seule occurrence du terme « romantique », dans le roman, elle est liée aux manœuvres de la Séductrice Valérie pour obtenir la promotion de son mari : « grâce à ses manœuvres sentimentales, romanesques et romantiques, Valérie obtint, sans avoir rien promis, la place de sous-chef et la croix de la Légion d’honneur pour son mari ». Enfin lorsque Montès, « le More de Rio de Janeiro »,  veut se conduire en héros épique, sauvage et terrible, prêt à détruire le monde pour se venger d’une amante infidèle, la réplique de la mère maquerelle est cinglante : »Mon petit [….], Roland furieux fait très bien dans un poème ; mais dans un appartement, c’est prosaïque et cher ! »Comment concevoir la fureur passionnelle dans cet univers étriqué de choses, où l’amour n’est qu’un effet de la vanité des personnages ? L’âge napoléonien connaissait les amours mâles et fugaces des soldats qui sillonnaient l’Europe (Musset, Confession d’un enfant du Siècle), cherchant une épouse « à travers vingt pays et vingt campagnes ». Le « nouvel art d‘aimer », en vogue depuis 1830, n’est qu’un simulacre de grandeur, qui adopte les tons du sublime par pure hypocrisie, et se pare des attributs de la vertu pour mieux séduire.

L’ironie de Balzac n’épargne pas la bourgeoisie Juste milieu à travers la figure de Victorin Hulot: »Victorin Hulot reçut, du malheur acharné sur sa famille, cette dernière façon qui perfectionne ou qui démoralise l’homme. Il devint parfait.  Dans les grandes tempêtes de la vie, on imite les capitaines qui, par les ouragans, allègent le navire de grosses marchandises. L’avocat perdit son orgueil intérieur, son assurance visible, sa morgue d’orateur et ses prétentions politiques. Enfin il fut en homme ce que sa mère était en femme. Il résolut d’accepter sa Célestine, qui, certes, ne réalisait pas son rêve ; et jugea sainement la vie en voyant que la loi commune oblige à se contenter en toutes choses d’à peu près. Il se jura à lui-même d’accomplir ses devoirs, tant la conduite de son père lui fit horreur ».  Mais »Malheur à qui touche à ma mère, je n’ai + alors de scrupules ! Su je pouvais, j’écraserais cette femme comme on écrase une vipère ». Le parfait vertueux devient le parfait assassin.

 

c)        C’est peut-être ce que sous-tend et signifie le principe de prolifération kaléidoscopique des passions démultipliées:

 au sein du clan Fischer-Hulot-Crevel-Marneffe

 dans les divers lieux et milieux où les passions des divers acteurs de cette « scène de la vie parisienne », qui relève aussi des « scènes de la vie privée », des « scènes de la vie militaire » et des « scènes de la vie politique » les mènent ;

dans les deux ou trois époques que leur libertinage, l’appartenance des Hulot à l’ancienne gloire impériale et celle de la bourgeoisie triomphante au « bourbier de plaisir » ou au « juste milieu » de la Monarchie de juillet impliquent enfin.

 

 

 

3-        LCB ou le tableau de passions dévastatrices

Avant-Propos »En lisant attentivement le tableau de la Société, moulée, pour ainsi dire, sur le vif avec tout son, bien et tout son mal, il en résulte cet enseignement que si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, elle en est aussi l’élément destructeur »

 

a)        Destruction du sujet

Destruction physique

L’exemple de Marneffe

L’exemple du baron Hulot : « Agréable vieillard, complètement détruit », paraît « âgé de 80 ans, (les) cheveux entièrement blancs, le nez rougi par le après trois ans d’ froid dans une figue pâle et ridée comme celle d’une vieille femme, allant d’un  pas traînant, les pieds dans des pantoufles de lisière, le dos vouté »

La mort de Valérie Marneffe, atteinte d’une maladie vénérienne qui détruit, avec son corps, sa beauté et fait d’elle un objet d’aversion : »je n’ai plus de corps, je suis un tas de boue ... . on ne me permet pas de me regarder dans un miroir » ; »ses dents et ses cheveux tombent, elle a l’aspect des lépreux, elle se fait horreur à elle-même ; ses mains, épouvantables à voir, sont enflées et couvertes de pustules verdâtres ; les ongles déchaussés restent dans les plaies qu’elle gratte ; enfin toutes les extrémités se détruisent dans la sanie qui les ronge ».

 

« Coups de poignard dans le cœur «  e

L’exemple de la baronne Hulot

L’exemple du comte Hulot

 

La passion létale : aliène et annihile, avec la volonté, le libre arbitre et l’aptitude de décider de sa propre existence.

L’exemple de Wenceslas : « en deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L’enfant était sublime, la statue était détestable ».

De l’amoralité à l’immoralité : l’exemple du baron Hulot qui mériterait la « cour d’assise » oh du « parfait Victorin », qui pactise avec le crime.

 

b)        « C’est la mort de la Famille » : destruction financière et structurelle de la Famille, « point de départ de toutes les institutions » (Le Curé de village)

Exemple du baron , de son propre aveu « homme infâme », « père qui devient fléau », »assassin de la famille au lieu d’en être le protecteur et la gloire », et qui détruit financièrement et structurellement l’équilibre de la famille.

Exemple de Lisbeth, dont tout le monde croit, preuve de l’aveuglement, qu’elle la sauve, qui ne songe qu’à la détruire et meurt de n’y pas parvenir[8].

Exemple de Crevel qui, après avoir longtemps respecté la loi bourgeoise de la préservation du capital familial pour assurer sa transmission, la foule aux pieds.

Si, au dénouement, les valeurs de la Famille semblent triompher, le travail de sape de l’ironie balzacienne montre, dans la dernière page, la fatalité et la logique destructrice de la réalité, de la passion : la + convenable, la + bourgeoise des femmes du roman est à l’origine de la rechute fatale de son beau-père et de la mort d’Adeline aussi, en martyre de sa foi conjugale.

 

c)        « D’où vient ce mal profond ? ».De l’or  et de la chair, du manque de religion aussi, selon Bianchon :

 « du manque de religion […] et de l’envahissement de la finance, qui n’est autre que l’égoïsme solidifié. L’argent autrefois n’était pas tout ou admettait des supériorités qui le primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à l’Etat ; mais aujourd’hui la loi fait de l’argent un étalon général […] Eh bien entre la nécessité de faire fortune et la dépravation des combinaisons, il n’y a pas d’obstacle, car le sentiment religieux manque en France, malgré les louables efforts de ceux qui tentent une restauration catholique. Voilà ce que disent tous ceux qui contemplent, comme moi, la société dans ses entrailles ».

 

4-        Mais outre que la passion apporte à l’existence une intensité qui est nécessaire pour (bien) vivre, des trois ans d’amour Wenceslas  au remariage du baron Hulot, alias Vyder (« wieder » en allemand signifie « toujours », « à nouveau »), époux d’une Agathe « Pique tard », elle a la vertu de mobiliser toutes les facultés de l’homme à son service, de sorte que stimulant l’esprit, l’intelligence et surtout l’imagination créatrice, elle sublime le Vice et le métamorphose en œuvre d’art.

 

a)        Wenceslas puise dans sa vie passionnelle la matière de chefs d’œuvre prometteurs :

« l’amoureux d’Hortense[9] imaginait des groupes et des statues par centaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même le marbre, comme Canova, qui, faible comme lui, faillit en périr. Il était transfiguré par Hortense, devenue pour lui l’inspiration visible » (ch 23, p.169).

 

2ème lecture du groupe de Samson et Dalila, éloge subtil des passions, qui épuisent moins vite la vie chez certains que la sagesse, preuve que le vice est moins mortel que la Vertu : « Donc Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses cheveux, elle n’ose pas le regarder, et elle le regarde en souriant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche Judith, seraient la femme expliquée. La Vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs ! ».

 

ó S Girardon y voit l’ultime leçon du roman sur le monde des passions : « le salut n’est pas dans la résistance, inutile, ou le combat, souvent vain. La solution la + décisive consiste à sublimer les passions en œuvre d’art. C’est alors que la passion ne tue pas, mais nourrit, qu’elle échappe aux ravages du temps et à l’éphémère. Transfigurer, transcender la passion par l’art, dans l’art, permet de redonner à la volonté le dernier mot, de se réapproprier une forme de libre-arbitre dont la passion peut initialement priver ; le + prudent pour l’artiste est sans doute de s’en tenir à l’écart, recommandation maintes fois formulée dans le roman, mais  l’existence la + intense et la + achevée consiste donc à éprouver des passions sans lesquelles la vie n’en est pas une, et à parvenir à « tirer parti » de ces affects en les transformant en œuvre par le travail ». (Stéphane Girardon, op cit, p.174-175).

 

b)        Balzac en 1846 : « La passion est dans la vie comme dans l’œuvre et dans la création de Balzac » (S Girardon)

Obsession passionnelle pour Eve Hanska[10], pour qui il cherche, à 47 ans[11], hôtel particulier et fortune en vue d’une paternité/ maternité tragiquement avortée et d’un mariage enfin célébré (« je te veux dans un paradis).

 

S’épuise à composer[12] dans la fièvre, avec La Cousine Bette, un roman qui transforme le roman-feuilleton[13] en œuvre d’art[14].

Ecrit currente calamo (au fil de la plume) un roman qui s’allonge au rythme de sa publication en feuilleton, et dont la conception tardive semble constituer un supplément à la Comédie Humaine, mais qui entretient, par son couplage avec Le Cousin Pons et par le principe du retour des personnages d’une part, par le musée imaginaire des œuvres d’art et la mise en abîme du théâtre classique dans le roman le plus théâtral de toute son œuvre d’autre part, par la relation de miroir qu’il continue à entretenir avec la société dont il se prétend le reflet enfin, une corrélation telle que ce roman des romans balzaciens peut se lire tout à la fois comme une totalité (en cela il forme un « monde » : le monde fictif de LCB) et comme le fragment d’une totalité historique et romanesque : le monde de La Comédie humaine de Balzac : «en voyant reparaître dans quelques-uns des personnages déjà créés, le public a compris l’une des + hardies intentions de l’auteur, celle de donner la vie et le mouvement à tout un monde fictif dont les personnages subsisteront peut-être encore, alors que la + grande partie des modèles seront morts et oubliés » (Félix Davin, « Introduction aux études de Mœurs », in Honoré de Balzac, Scènes de la vie privée, in Mme Charles Béchet, Paris, 1835).

 

 



[1] Titre du ch 14 de la biographie de Racine par Georges Forestier, Racine, biographies Gallimard, 2006, p. 296-320

[2] « Passion de l’âme qui resserre le cœur, et qui est causée par quelque perte, quelque accident, quelque souffrance » (Dictionnaire de Furetière, 1690).

[3] Idée antique du Logos comme se rapportant au champ de la raison, de l’ordre, de l’harmonie, de la clarté, de l’universalité et de la vie. Monde des Idées platoniciennes ou monde de la Raison stoïcienne. « Cité de Dieu » définie par Saint Augustin. Dans ces cas de figure, le monde des passions n’est pas pensé pour lui-même, mais comme le négatif de ce qui est considéré comme le fondement métaphysique du monde, partant le monde vrai ou la réalité vraie, à l’aune desquels est mesuré, défini, caractérisé et pensé le monde des passions comme strict négatif du monde de la Raison, des essences, de l’Être, du divin, de la Sagesse etc… : le monde de l’ignorance  (Platon), de la perturbation de l’intelligible par le sensible (Platon), de l’irrationnel (étiologie de la passion comme opinion fausse), du charnel, sources de désordre, de la disharmonie, d’obscurité, de variabilité, de particularité, de maladie, de folie et de mort, etc

[4] 4 influences :  loi de conservation de la matière de Lavoisier, théorie de Bichat sur la distribution des forces dans les organismes vivants ; vogue du magnétisme et  correspondance établie par Swedenborg entre monde physique et monde spirituel,

[5] terme à comprendre en fonction de l’étymologie du mot : « species » signifie vue et le « speculum » est miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière« spéculer ». 

[6][6] «Et puis, Crevel, sais-tu ? Moi, j’ai peur, par moments… La justice de Dieu s’exerce aussi bien dans ce bas monde que dans l’autre. Qu’est-ce que je peux attendre de bon de Dieu ? Sa vengeance fond sur la coupable de toutes les manières, elle emprunte tous les caractères du malheur. Tous les malheurs que ne s’expliquent pas les imbéciles, sont des expiations. […] Et si je te perdais !... ajouta-t-elle en saisissant Crevel par une étreinte d’une sauvage énergie !!! Ah ! j’en mourrais ! Madame Marneffe lâcha Crevel, s’agenouilla de nouveau devant son fauteuil, joignit les mains (et dans quelle pose ravissante !), et dit avec une incroyable onction la prière suivante : - Et vous, sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas + souvent le chevet de celle qui vous est confiée ? […] –Ma louloutte !, dit Crevel. – Il n’y a + de louloutte, monsieur ! Elle se retourna fière comme une femme vertueuse et, les yeux humides de larmes, elle se montra digne, froide, indifférente. –Laissez-moi, dit-elle en repoussant Crevel.[…] Crevel pleurait à chaudes larmes. –Gros cornichon ! s’écria-t-elle en poussant un infernal éclat de rire, voilà la manière dot les femmes pieuses s’y prennent pour vous tirer une carotte de 200 000 francs ».

[7] Scène du départ du domicile conjugal.

[8] « Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille, ne put soutenir cet événement heureux. Elle empira si bien qu’elle fit condamnée par Bianchon à mourir une semaine après, vaincue au bout de cette longue lutte marquée pour elle par tant de victoires. Elle garda le secret de sa haine au milieu de l’affreuse agonie d’une phtisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs la satisfaction suprême de voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin, Steinbock, Célestine et leurs enfants tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme l’ange de la famille ».

[9] Elle-même qualifiée de « vivant chef d’œuvre du baron Hulot ».

[10] Admiratrice de son œuvre, cette comtesse polonaise a longtemps entretenu avec Balzac une correspondance  clandestine, parfois par voie de presse, avant de le rencontrer dans des circonstances romanesques et d’accepter, plusieurs années après son veuvage et après des atermoiements, de l’épouser quand elle tombe enceinte au cours de leurs voyages dans toute l’Europe. Comme Valérie, elle met au monde un « enfant non viable » .

[11] Il mourra cinq ans + tard.

[12] Il parle du « terrible travail de La Cousine Bette.

[13] Le roman est d’abord publié, sous forme de feuilleton et à mesure qu’il se constitue, dans Le Constitutionnel.

[14] « Le moment exige que je fasse deux ou trois œuvres qui renversent les faux dieux de cette littérature bâtarde » (Lettre à Mme Hanska). Et de fait, « on crie au chef-d’œuvre de tous côtés ! », ce qui a pour conséquence une « prolifération inattendue de l’œuvre » : « ça grandit et ça s’allonge tous les jours, je ne veux pas manquer ce beau sujet- là ; il faut tous les développements ».