l'aventure

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cours d'introduction (1): l'énigme du mal

 

 

Au cœur du «monde comme il va »[1], l’existence du mal, universel(le), semble une donnée de l’expérience qui fonde la condition humaine, finie, donc faillible et mortelle, mais aussi douée d’une sensibilité[2], d’un entendement et d’une volonté, bref d’une conscience, qui ré-fléchit cette expérience et lui donne, ou non, sens[3], c.à.d. à la fois signification et direction, dans l’exercice d’une raison + pratique que théorique et en fonction d’un système de valeurs morales ou d’une éthique parfois très personnelle.

 

Sur ce point, l’originalité des œuvres au programme et l’unité d’un corpus par ailleurs très disparate tiennent au fait que l’expérience du mal y est centrale, non seulement au plan thématique, mais aussi dans des choix d’écriture génériquement déterminants.

En effet, dans ces trois fictions – puisque finalement, même le texte philosophique de Rousseau, extrait du chapitre IV d’un traité que l’on qualifie souvent de «roman éducatif », l’Emile, est pris dans un dispositif narratif  et dialogique qui donne l’expérience de pensée à lire comme une fiction -, la rencontre, proprement originaire, que les protagonistes font du mal est déterminante, même si on peut se demander si ce mal, subi (PFVS) ou commis (Shakespeare et Giono) ne préexiste pas à la découverte que les personnages font de lui.

C’est parce que le vicaire savoyard connaît d’expérience – « je sais par mon expérience quelle [la conscience] s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes » et que « peu d’expériences pareilles [à celle de sa disgrâce] mènent loin un esprit qui réfléchit », sur les ravages de la crise morale et spirituelle engendrée par « la 1ère expérience de la violence et de l’injustice » (p,52) que, conscient de la menace proprement existentielle que cette « mort de l’âme » fait peser sur la vie morale d'un « jeune cœur sans expérience », encore proche de l’enfance, partant de la nature et de l’innocence, et néanmoins flétri par la rencontre du mal social – jeune protestant exilé en pays catholique, l'interlocuteur est accueilli dans un « hospice pour prosélytes », où on lui donne « des doutes qu’il n’avait pas » et où il découvre une homosexualité pédophile dont il est seul à se scandaliser -, il se donne en exemple et lui propose ainsi , non une controverse de type « disputatio », ni un catéchisme, encore moins une leçon de morale prescriptive, mais une expérience de pensée, sous la forme d’une méditation philosophique.

Monologues délibératifs, a parte et  apparitions placent aussi la conscience de Macbeth et de lady Macbeth au centre d’une tragédie aussi psychologique et  métaphysique que politique, et dont l’intrigue naît tout à la fois du bain de sang de la guerre, de la remise symbolique du titre du traître Cawdor à Macbeth et de la rencontre des désirs de ce dernier avec les prédictions/ prophéties des 3 « fatales sœurs », qui l’attendent pour l’initier à un mal qui lui fait littéralement « hérisser » les cheveux d’horreur (I,3). Dès lors Macbeth, profondément transformé … ou révélé à lui-même par l’expérience intérieure d’un mal qui le tente, cède à cette/ ces tentation(s) par un passage à l’acte que les représentations fantasmatiques donnent à voir comme une (dé)possession suscitant le remords, puis revendique l'appartenance au mal, à mesure que la folie gagne symétriquement sa femme, pourtant instigatrice d'un régicide qui recouvre un quasi parricide. Logique de l’action, choix d’écriture dramatique, doublage de l’imitation d’actions par la représentation de la conscience torturée des agents du mal et poétique du cauchemar font de cette tragédie une représentation, « intus et in cute » - à l’intérieur et sous la peau, selon l’épigraphe des Confessions de Rousseau-, de l’expérience intérieure, intime et vécue, du mal.

Enfin l’inscription du monologue intérieur de Thérèse dans une « chronique » qui fait de la parole du chœur des pleureuses, puis du récit soi-disant oralisé et alterné de l’histoire de Thérèse par elle-même et par celle que Giono appelle « Le contre » dans ses notes préparatoires, inscrit non seulement l’expérience du mal, mais la prise de conscience de la réversibilité du Bien et du Mal (Madame Numance) et surtout la découverte de la connaissance de soi comme être pour le mal au cœur de la construction de la personnalité de Thérèse, nouvelle Madame de Merteuil qui s’identifie au furet et usurpe la réponse de Dieu à Moïse dans le buisson ardent : « ce qui m’intéressait, c’était d’être ce que j’étais, de faire ce que je faisais » (p.306), d’être « heureuse comme un furet dans un clapier » ; « ça, mes enfants, c’était une découverte ! » (p.315); « je suis ce que je suis ».

 ó L’expérience du mal, fondatrice, n’est donc plus seulement à l’origine d’un mouvement de pensée qui tend vers l’établissement de règles pour une vie bonne et identifiée au contentement d’un moi fidèle à sa nature, originellement bonne comme chez Rousseau. Au cœur d’une destinée, confondue avec une descente aux enfers de la psyché, défaite (lady Macbeth) mais aussi héroïque (Macbeth), cette anamnèse du néant peut aussi se penser comme un accès à l’être par le mal et réécriture pervertie du « divertissement » pascalien.

 

A travers ces destins individuels se trouve donc mise en question l’humanité, à travers un triple questionnement, sur la nature humaine d’une part, la condition humaine d’autre part, sur la société enfin.

En effet, le « je » de « l’homme sans qualités » qu’est le vicaire savoyard est un  sujet d’expérience philosophique, dont la méditation métaphysique prend la portée d’un discours anthropologique centré sur la « nature de l’homme » (p.70-71), sa place dans l’ordre de la Nature, sa dualité[4], l’immortalité de son âme. L’interrogation sur les valeurs fondant l’identité masculine/ humaine est au cœur de la problématique de Macbeth, qui recule d’abord, par son « faible état d’homme », devant le régicide (I,3), à qui Lady Macbeth demande ensuite s’il est « un homme », - il hésite alors à commettre l’irréversible ou qu’il recule devant le spectre de Banquo (III,4)- , qui lui répond par la conscience des limites (« j’ose tout ce qui peut convenir à un homme ; qui ose + n’en est pas un » (I,7, p.59), puis revendique enfin l’héroïsme de « l’homme hardi, qui ose regarder ce qui pourrait épouvanter le diable » (III,4), alors que Macduff revendique le droit de souffrir « en homme » du massacre des innocents, avant de se faire justicier en décapitant le Mal incarné par le tyran sanguinaire. Enfin le bestiaire maléfique[5] et le quasi cannibalisme des Âmes fortes fileront la métaphore hobbesienne (l’homme est un loup pour l’homme ») pour poser la question de la naturalité du mal, conformément au titre initial du roman : La chose naturelle. Cette « chose naturelle » est bien entendu le mal.

Ce mal, Rousseau l’inscrit +tôt dans la société, lieu du déchaînement des passions, par quoi l’amour de soi dégénère en amour-propre, ou plutôt dans l’état civil et cultivé, où l’homme déchoit de sa robustesse et de sa bonté naturelle, c.à.d. dans le fond de l’état de bonheur, et souffre parce qu’il est sujet aux maladies et aux représentations. Sans primer, la réflexion sur le rôle de la société dans la genèse du mal héroïque n’en occupe pas moins une place de choix dans les Âmes fortes, dont le titre renvoie à l’effort de ces deux « âmes fortes » que sont Thérèse et Madame Numance pour échapper à la médiocrité des turpitudes familiales, sociales : générosité (excessive) comme prédation vampirique sont des « divertissements » à l’ennui.

Ce motif pascalien du divertissement pose lui-même la question de la condition humaine : si la jouissance du « sang » est pour Thérèse  une voie de sortie du néant, une pulsion de mort, un instinct de mort peut expliquer la disparition de Madame Numance, qui laisse ainsi Thérèse les mains vides, conformément au sous-titre initial du roman : « rien dans les mains ». Le vicaire savoyard prend également des accents pascaliens pour exprimer l’insupportable inquiétude métaphysique : »je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sans boussole, et livrés à leur passions orageuses, sans autre guide qu’un pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route et qui ne sait ni d’où il vient ni où il va » (p.53). Enfin le motif baroque du « theatrum mundi » sur quoi se clôt presque Macbeth tend à faire du drame politique auquel nous venons d’assister une allégorie de la « triste scène où se déroule l’existence absurde des hommes », selon l’heureuse formule de Michèle Navaez (3 en 1 Atlande, p. 160)

 

Ainsi donc il n’y a de mal qu’humain, pour et par l’homme, ce pourquoi le mal physique, relevant de la nécessité, n’en est pas un, mais se dissout dans une rationalité théorique et/ ou pratique[6], cette rationalité, aporétique, échoue à  élucider l’énigme du mal moral, non que le mal, irrationnel, soit impensable, ou inimaginable[7] – le machiavélisme des « âmes fortes » de Giono, le rôle fondateur de l’expérience du mal dans le déclenchement de l’expérience de pensée que constitue la « méditation » métaphysique du vicaire savoyard prouveront combien l’existence, l’expérience du mal provoquent l’exercice de la pensée-, mais parce que le travail d’élucidation sans résidu de la pensée qu'aspire à être la philosophie se heurte à l’énigmaticité d’une expérience parfois proprement absurde (« hier ist kein Warum », répond le SS au chimiste Primo Lévi, lors de son arrivée au « Lager »),expérience du sommeil de la raison[8][9] (Macbeth a « tué le sommeil »), dans laquelle l’humanité se défait, se renonce à elle-même[10], cesse de penser pour être, ou ne plus être, dans une pure volonté de puissance[11] ou dans une vacuité[12], confondues avec la destruction de tout ce qui n’est pas soi[13], avec la mort du moi dans une apocalypse dévoyée.      Si le mal est, pour Paul Ricoeur, un défi à la théologie et à la philosophie[14], ce n’est pas seulement qu’il est impossible à la raison de trouver la bonne distance par rapport à un sujet/ objet qu’elle risque de nier ou, pire de justifier: trop proche de son objet, abject, innommable, mais néanmoins fascinant, la raison échouerait à le penser et s’abdiquerait elle-même dans sa faculté de conceptualiser; trop éloignée de l’expérience du mal subi, « mal de scandale » suscitant le sentiment d’un « scandale du mal », le travail d’élucidation de la pensée  risquerait d’en nier la spécificité, en en relativisant les conséquences, pour mieux  en justifier, voire en nier l’existence[15].

Ce n’est pas seulement non +, la spécificité des œuvres au programme le démontre amplement, que l’on ne fasse jamais l’expérience du mal, parce qu’alors, on ne le penserait pas objectivement sur le mode du constat, mais on le vivrait sur le mode du pâtir, l’incommensurabilité de l’être et du devoir être suscitant non l’analyse conceptuelle, mais la plainte (de Job), la lamentation (de Rachel) ou la révolte (d’Ivan Karamazov devant la mort de l’enfant innocent).

C’est plutôt, comme le pointe Frédéric Wolff dans le chapitre consacré au « mal » dans les Notions de philosophie[16],  l’absence d’unité de ce qui n’est pas un concept philosophique, mais un terme qui englobe une réalité d’(in)expérience diversifiée, protéiforme et complexe. Nous ne faisons jamais l’expérience de l’existence du mal, parce que relatif au Bien, dont il est, soit la négation, soit la privation, le mal n’est jamais vécu que sous la forme d’un mal, avatar singulier d’une notion proprement indiscernable/ indéfinissable, ou d’une qualité, inessentielle et relative au système de valeurs qui permet, ou non, de juger que telle chose est bonne ou mauvaise, en soi ou pour la société, l’individu qui la désigne comme tel.

 

La 1ère difficulté à laquelle on est confronté quand on veut cerner les contours du mal est qu’il est d’autant plus effrayant qu’il est à la fois visible et invisible, ostensible et caché.

Dans les œuvres au programme, la récurrence du lexique de la vue rend le mal d’autant plus ostensible qu’aux « tristes tableaux »[17] de la « confusion », du « désordre » qu’offre la société au regard du vicaire savoyard, aux traces de coups révélant à Madame Numance la violence conjugale dont Thérèse est victime, au spectacle de l’agonie de Firmin dont l’héroïne des Âmes fortes avoue qu’elle ne voudrait pas le rater « pour tout l’or du monde », à la triple exclamation ponctuant la découverte horrifiée du sang entourant le corps mort du roi Duncan s’ajoute, dans Macbeth[18], « la vue horrible » des images invisibles aux yeux des innocents : la vision, précédant le crime, de l’arme qui le préfigure[19] ; le spectre de Banquo qui hante la conscience du meurtrier lors de la scène du banquet , à l’acte III, scène 4[20]; la tache de sang que lady Macbeth, somnambule, ne parvient pas à effacer ; les rêves qui transforment la vie des meurtriers en enfer cauchemardesque ; les aveux qui leur échappent et mettent des mots, en même temps que des images sur l’indicible.

 Innommable parce qu’indicible (Macbeth n’emploie jamais que des périphrases neutres pour désigner le régicide sacrilège, dont il a par ailleurs conscience qu’il est d’autant + injuste qu’il double l’ingratitude d’une violation des devoirs sacrés de l’hospitalité, acte I, scène 7)[21], le mal est d’autant plus insidieux qu’hypocrite, il ne dit pas son nom : les euphémismes de Rousseau (p.45) sont la preuve que les turpitudes s’épanouissent en toute impunité dans l’hospice pour prosélytes du récit inaugural. De visible, le mal devient alors invisible, soit que la nuit le recouvre, symbole d’un mal obscur et inavouable qu’on fait tout pour ne pas voir comme dans Macbeth, soit que le voile de l’hypocrisie et de la dissimulation le couvre, mal qui se donne les apparences du bien quand Lady Macbeth fait bon accueil à Duncan, ou que Thérèse, après avoir donné, avec Firmin, les apparences d’un couple méritant, manipule si bien son entourage, retourne si bien l’opinion contre son ancien complice et allié qu’elle peut, en toute impunité, parachever son œuvre en fomentant un crime qui demeurera impuni, à l’opposé du régicide, révélé de l’aveu même des coupables à la conscience torturée. 

.Pervers, le mensonge qu’est le mal prend alors la forme de la réversibilité. Ce n’est pas le moindre intérêt des œuvres au programme que d’interroger, avec la dualité des voix et la juxtaposition des versions de l’histoire de Thérèse, à travers l’atmosphère prophétique, apocalyptique, cauchemardesque de Macbeth, la réalité d’un mal universel, mais énigmatique, voire douteux : non seulement les sorcières de Macbeth parlent par énigmes, que le héros ne comprend qu’à moitié et qui le perdront ; mais leurs apparitions et disparitions fulgurantes, le fait que la 2ème fois, elles restent inaperçues des compagnons de Macbeth font planer un doute sur l’existence de cette forme surnaturelle d’un mal[22], qui pourrait bien n’être que la projection des désirs du héros, à l’instar des fantasmes extériorisant les remords hantant la conscience du couple infernal. Car si le diable, le diviseur, Malin génie du mal, séducteur et tentateur, règne dans les maisons de Chatillon et tente Macbeth, ce n’est pas seulement qu’universel et somme toute banal, il est contagieux et pervertit jusqu’à la vertu que devrait être la générosité des Numance ; c’est aussi que larvé, il est toujours disponible et rend la vérité indiscernable : l’inceste n’est pas loin dans les relations mère/ fille, ou père/ fille, évoquées par les commères de la veillée mortuaire qui ouvre Les âmes fortes (p.20-21) et il s’en faut d’un rien que Firmin n’assassine Madame Numance. Surtout nous ne saurons jamais si l’aveu de Malcolm à Macduff est une fausse confidence, une ruse destinée à tester l’intégrité  de son sujet, le prodrome d’un exercice machiavélien du pouvoir ou si, sincère, il révèle la contagion du mal, inhérent à l’exercice du pouvoir. Nous ne saurons pas davantage laquelle des Thérèse est la vraie, ni si la disparition de Madame Numance et l’hystérie consécutive de Thérèse sont l’aboutissement d’un processus conscient (pour Madame Numance) ou inconscient (pour Thérèse) d’anéantissement de soi…et de l’autre, à la préhension duquel la proie échappe in extremis, laissant le prédateur « les mains vides », ou si la rage de la déconvenue prépare la vengeance froide, sanction de la rancœur et moyen de se débarrasser du complice et témoin gênant pour parachever l’œuvre de jouissance égoïste de l’escroquerie, de la volonté de puissance et du plaisir de nuire.

 

La 2ème difficulté, non pour cerner l’étendue du mal, universel, mais pour cerner la nature de ce qui, faiblesse, erreur, peccadille, serait certes négation, privation, mais ne relèverait que par abus de langage, de la catégorie du mal/ Mal, absolu, vient de cette universalité même : le mal, partout, pourrait n’être finalement nulle part tant il devient banal, que cette banalité du mal, confondue avec sa naturalité, conduise à la relativisation, voire à la négation, cynique, quasi nihiliste, de l’existence du mal en soi, ou qu’elle conduise au constat pessimiste de l’inexistence du Bien dans l’Histoire, dans la société, dans le monde comme il va, dans le cœur de l’homme. Tout en faisant de l’expérience personnelle du mal le fondement d’une existence individuelle, presque d’une identité, les œuvres au programme montrent que « le mal court », contagieux,  contamine les plus vertueux et pose ainsi la question de la nature humaine et de la société.

Car si, pour Rousseau, l’homme est naturellement bon, ce pour quoi il peut sortir du doute dirimant, dans quoi l’expérience du mal social le plonge, en écoutant la voix de sa conscience, naturelle, l’omniprésence du mal, comme donnée historique et sociale, n’en transforme pas moins ce mal en nécessité, et la vie en société en enfer terrestre : « tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme », l’incipit de l’Emile est repris dans la PFVS sous la forme d’une antinomie entre l’harmonie régnant dans l’ordre de la nature et « le chaos », « la confusion, le désordre » qui règnent dans la société humaine, p70-71.

Dans la logique de Faust au village, Thérèse voit le diable dans le moindre client des boutiques de Châtillon : «Régner ? Il y a bien longtemps que Satan le fait. Et sans prêtre. L’Eternel lui demande : d’où viens-tu ? – De parcourir la terre et de m’y promener, lui répond-il. Quand la porte des boutiques sonnait à Châtillon, ce n’était pas toujours un client qui entrait. Est-ce que ce ne serait pas la vérité ? C’est si naturel. Cette parole toujours présente ». De fait, le mal règne partout dans cet univers médiocre, intéressé, jaloux et mesquin, où les violences conjugales transcendent les hiérarchies sociales et où la promiscuité favorise les attouchements, où les querelles d’héritage sordides encouragent jusqu’aux  pulsions homicides, où l’abus de confiance favorise l’escroquerie, où le jeu des apparences brouille les distinctions et rend même la générosité suspecte[23]. De l’aveu de Madame Numance, cette vertu, après tout bonne pour les autres –elle sauve Firmin des conséquences de l’endettement et vise à « sauver » Thérèse de la haine née de la misère et nourrie par l’envie, l’humiliation, l’aliénation-, est par sa démesure et en soi un vice qui satisfait l’aspiration égoïste à l’anéantissement de soi et de l’autre, piégeur piégé par un piège qui lui laisse «les mains vides » : « quelle arme terrible, dit madame Numance ! J’ai presque honte de m’en servir. –De quoi veux-tu parler ? – Du plaisir de donner. – Ah ! c’est une arme de roi, dit Monsieur Numance » (p.259-260). Thérèse, qui en arrive dans son « examen de conscience », à la conclusion qu’elle n’est « même pas méchante », et balaie d’un « c’est la vie » fataliste les objections anthropologiques au gueuleton sacrilège, par quoi le chœur des pseudo-pleureuses se repaît des victuailles du mort qu’elles sont censées veiller, voit-elle lui échapper sa proie ou l’objet d’un amour, auquel la passion maternelle de Madame Numance l’ouvrait, préparant une conversion retournée en cela même dont Madame Numance prétendait vouloir la détourner : l’endurcissement au mal ?

Enfin il est patent qu’en dehors du bon roi Edouard, figure du roi thaumaturge[24] et des « petits » de Macduff, allusion claire au « massacre des innocents » de l’Evangile, aucun des personnages censés faire contrepoids à Macbeth n’est innocent du mal dont souffre l’Ecosse de la tragédie de Shakespeare : le bon roi Duncan, qui prétendait se méfier des apparences trompeuses (I,4, 294-296, p.51), se laisse prendre au piège de l’ironie dramatique (I,6, 437-439, p.56), de la flatterie, du mensonge et du banquet offert par le couple infernal, révélant ainsi la faiblesse d’un pouvoir menacé, dès avant le lever du rideau, par le soutien apporté à l’ennemi norvégien par les traîtres Macdownald et Cawdor. Banquo, double de Macbeth et témoin gênant, car lucide, des réactions du héros à la prophétie des Nornes, qu’il n’hésite pas à interroger pour son propre compte, oscille entre l’imprudence, preuve soit de faiblesse, soit de présomption, voire de corruption, et l’aveu de rêves troubles (II,1, 583-585, p. 61) et ne révèle pas ce qu’il devine. Surtout Malcolm, qui a avoué, avec son frère, n’oser pas feindre un chagrin qu’ils n’éprouveraient donc pas à la mort de leur roi de père (II,3, p.75), pourrait bien, ruse pour tester la fidélité de Macduff ou confession sincère des passions tristes associées à l’exercice égoïste du pouvoir, être + pervers que l’usurpateur et tyran sanguinaire dont Macduff, vengeant le massacre des siens, exhibera la tête sur une pique, écho au châtiment initial de la traîtrise de celui, à qui Duncan a accordé, fatale erreur, le titre au héros alors salvateur, mais toujours déjà sanguinaire: Cawdor. Le mal endémique de la guerre et le bain de sang qui vaut la comparaison étrange au Golgotha à l’acte I, scène 2, v.62 (p.41) posent la question du cycle de la violence: l’exécution sommaire, sans procès, de Macbeth est-elle le prélude au rétablissement d’un pouvoir saint, pacifique et respectueux des coutumes, des institutions de l’Ecosse, auquel cas la catharsis opérerait et le mal prendrait sens dans une économie du Bien ? Ou l’éternel retour de la violence, cyclique, condamne-t-elle l’histoire de l’humanité au « bruit et à la fureur »?

 

L’universalité du mal pose donc la question, fondamentale quoique abyssale, de la nature humaine : l’homme est-il naturellement bon, hypothèse optimiste qui ne nie pas nécessairement l’existence du mal, mais contribue, sinon à le relativiser, du moins à nier qu’il fût irrémédiable, le retour à la Nature, à travers la voix de la conscience, permettant à l’homme de retrouver, avec sa vraie nature, le bonheur promis par la création continuée, avatar de la toute puissance d’un Dieu nécessairement bon et juste, comme le pense Rousseau ?

Cet homme, créé à l’image et à la ressemblance de ce Dieu/ de cet Être, dont il participe par son esprit, mais dont l’être relève nécessairement du moindre être[25], est-il destiné au bien, mais tenté par un mal auquel cède sa volonté mauvaise par sa nature foncièrement duale et parce qu’il mésuse de sa liberté, comme l’établissent, de manière néanmoins différentes, le dogme augustinien du péché originel[26] ou la théorie leibnizienne du mal métaphysique, théorie réfutée par Rousseau, mais dont la thèse kantienne du « mal radical » réécrit l’hypothèse, en conjuguant la rationalité du mal avec son mystère, son énigmaticité[27]?

Ou le mal est-il une « chose naturelle », conformément au titre originel des Âmes fortes de Giono, grand lecteur de Hobbes, dont Rousseau réfute la thèse, qui fait de la cruauté, sensible dans un goût du sang, perçu dans Un roi sans divertissement, comme l’ultime et unique divertissement au néant de la condition humaine, et qui ramène les passions et les relations humaines à des rapports de force entre proie(s) et prédateur(s) : Firmin et Madame Numance partagent ainsi des yeux de loup, qui transpercent et voient sans voir des adversaires devenus ainsi littéralement transparents, que cette (extra)-lucidité dérangeante témoignât d’une inhumanité proprement surhumaine, la proie échappant ainsi au prédateur qui la voit finalement disparaître comme un être/ fantasme quasi surnaturel, ou que la paradoxale récurrence du champ sémantique de la « férocité » pour caractériser la « générosité » finalement égoïste des « mystérieux mécènes » abolît toute frontière entre le Bien et le Mal, l’humanité et l’animalité, le sublime et le non-humain. Quant à Thérèse, dont on pourrait penser que, dépourvue de conscience, elle se situe, non pas au-delà, mais en-deçà du Bien et du Mal, elle ne prend conscience d’elle-même qu’en s’identifiant à un furet et en assimilant l’amour à du « sang le + pur ». Le mal, ainsi naturalisé, se trouve comme normalisé[28] : le matérialisme athée, qui sous-tend le traitement grotesque du cadavre facétieux de Monsieur Nicolas, l’indifférence à l’âme du défunt Albert, dont les pleureuses prétendent non piller les biens, mais honorer la mémoire en consommant ses productions, et l’assimilation de la chair humaine brûlée, calcinée et consumée par l’incendie, non au comble de l’horreur, mais à  un fumet appétissant relèguent les rites mortuaires au rang de convenances vaines et hypocrites. « Dans cet univers de prédateurs, il s’agit de manger pour ne pas être mangé. Le mal n’est pas répréhensible puisqu’il devient une condition de survie pour l’homme, + que jamais entendu ici, à la manière de Hobbes, comme un loup pour l’homme. Condition de survie, mais aussi, et c’est décisif, principe de plaisir », note Emmanuel Basset (3 en 1 GF, p.194), qui cite la dernière page du roman : « Maintenant que nous voyons toute l’affaire après coup, nous nous rendons compte qu’elle l’a embeboliné des pieds à la tête et poussé pas à pas vers ce qu’elle voulait, jouissant à chacun de ces pas de le voir tomber sans faute dans le piège […]. Si elle a fait quelque détour, si elle a ralenti l’allure ou fait semblant de s’occuper d’autre chose, c’était pour mieux réussir. D’abord. Et ensuite pour faire durer le plaisir. C’était une gourmande » (p.357). Thérèse fait le mal gratuitement et se rapproche en cela du jeune Saint Augustin volant des poires non pour elles-mêmes, mais pour le plaisir de faire ce qui est défendu, preuve que l’homme éprouve naturellement une forme de plaisir à voir ou à faire le mal, sans pouvoir découvrir d’explication rationnelle à ce plaisir.  Thérèse incarne donc ce mal naturellement humain, que Rousseau s’est efforcé de réfuter dans PFVS : « Mais croyez-vous qu’il y ait sur la terre un seul homme assez dépravé pour n’avoir jamais livré son cœur à la tentation du bien ? Cette tentation si naturelle et si douce qu’il est impossible de lui résister toujours » (p.91)

 

Ceci nous amène à une 3ème difficulté : le mal, qui existe, mais n’est pas, en ce que négation ou privation, il est relation, ne saurait être défini qu’en creux, relativement à un bien, ou à un (souverain) Bien.

Or, ce bien /Bien peut lui-même se mesurer à l’aune, transcendante, de l’ordre ou de la loi du Tout, ordre cosmique conquis sur le chaos primordial dans la mythologie antique, ordre d’une nature créée bonne et régie selon des lois nécessaires dans la PFVS, ou ordre politique conservateur parce que respectueux du droit coutumier, soucieux de maintenir une paix essentielle au bonheur collectif et saint dans le modèle réfléchi par la figure du roi Edouard dans Macbeth.

Mais mesuré à l’aune de l’affect, de ce que l’individu ressent et expérimente comme bon pour lui, le bien peut aussi se confondre avec le profitable, l’intérêt particulier, la satisfaction des ambitions et des passions, comme dans la société décrite par Rousseau, l’assimilation de l’exercice du pouvoir au bon plaisir du tyran, la construction du personnage, bassement intéressé, de Firmin ou l’assouvissement de la volonté de puissance de Thérèse.

Dans un cas le mal/ Mal prendra le caractère, chaotique, d’une destruction de l’ordre cosmique. Dans Macbeth, par exemple, l’inversion de l’ordre naturel signale le caractère monstrueux du régicide, sacrilège: les proies se retournent contre les prédateurs (les chauve-souris attaquent les faucons), les animaux amis de l’homme se rebellent contre lui et, cavales de l’Apocalypse, les chevaux herbivores deviennent cannibales en s’entredévorant[29]. Les métaphores baroques du monde à l’envers soulignent, dans la trame sonore du texte, le retour à la confusion qui dissocie le « kalos kagathos » des Grecs : « fair is foul and foul is fair »[30].

On retrouve d’une autre manière cette définition du mal comme infraction à l’ordre divin dans la réécriture rousseauiste de la thèse augustinienne et pascalienne du péché comme décentrement de l’amour de Dieu par l’orgueil, l’égo-isme, l’amour de soi entendu comme amour-propre: l’homme de bien subordonnant son  moi au « Tout », le mal consiste dans la perversion de l’amour de soi, naturellement bon puisque tendant à la persévérance dans l’être, en amour-propre qui inféode le Tout au moi. Pareille identification du bien à l’utile, voire à la satisfaction des désirs, des passions, des pulsions, conduit à définir le mal comme ce qui est nuisible : Lady Macbeth, qui recule cependant elle-même devant le régicide quand l’identification des traits de Duncan à ceux de son père lui fait entrevoir la perspective, taboue, d’un parricide, voit dans les hésitations de Macbeth, conscient de l’injustice d’un assassinat, dont la prophétie lui a révélé, avec la stérilité de son couple, la vanité, des marques de faiblesse, un obstacle à la satisfaction, machiavélique, de l’ambition, au parachèvement de l’œuvre entamée par la prophétie des Parques et la contribution des circonstances à l’exécution  du projet. Firmin, qui agite le spectre du trimard, manque d’assassiner Madame Numance sur le chemin de ce qu’il craint de voir conduire à son arrestation pour s’assurer la complicité de Thérèse et se débarrasser d’un témoin gênant. Thérèse, antéchrist athée, se damne pour assouvir, seule, la volonté de puissance née de la jouissance du sang, de la vengeance longuement mûrie.

ó Le diptyque conceptuel du Bien et du Mal  fait dépendre le second de son envers +tif, le 1er, et conduit à définir le Mal comme la négation/ privation de ce qui doit être en vertu d’une loi supérieure : écart entre l’être et le devoir être, le mal de scandale est alors ce qui ne doit (ou ne devrait pas) être en vertu du modèle de justice et d’idéal que le monde des Idées de Platon, l’Un plotinien, le royaume de Dieu chrétien ont tracé. L’approche immanente de l’opposition entre le bien et le mal, fruit de la raison, du progrès et de l’insociable sociabilité de l’homme qui se compare aux autres et entre en rivalité avec eux pose, avec la question du libre-arbitre, de la liberté même, le problème du mal comme conséquence de la dualité de l’homme, pris entre la volonté et le désir, la raison et la passion. La réduction du bien à ce qui est bon pour moi et celle du mal à ce qui est mauvais pour moi conduit à la relativisation de toute morale, ramenée à une éthique personnelle, potentiellement amorale, voire immorale.

 

  La 4ème difficulté pour définir le mal/ Mal vient donc de ce que relatif au bien/ Bien, il n’existe jamais en soi, mais comme représentation: «il ne faut surtout pas confondre l’idée de Mal avec une quelconque existence objective du Mal. Celle-ci n’a pas + de sens que celle du Réel », écrit Jean Baudrillard dans Le Pacte de lucidité ou l’intelligence du mal.

Il n’y a donc de mal que parce qu’il y a des hommes en société : dans la nature, tous les phénomènes, pour violents ou destructeurs qu’ils soient, ne peuvent êtres considérés comme « bons » ou « mauvais » ; ils sont tout simplement. Un tremblement de terre comme celui qui, en 1755, détruisit la ville de Lisbonne, causa la mort de dizaines de milliers d’hommes ensevelis sous les décombres, et fut l’objet d’une controverse entre les tenants de l’optimisme, dont Rousseau, et les adversaires de la théodicée, scandalisés par ce mal de scandale représenté par la mort de victimes innocentes, dont Voltaire, n’est pas un mal en soi, relevant, + rigoureusement, de la nécessité (le contact entre deux plaques tectoniques), mais pour l’homme que scandalisent la souffrance des victimes et la justification théologique/ morale de ce qu’il perçoit comme une catastrophe. Ce travail de rationalisation du mal, dissocié de la nature, indifférente à la différenciation du bon et du mauvais, conduit Rousseau à nier l’existence du mal physique : pour lui, le tremblement de terre de Lisbonne ne fut un mal humain particulier que par la construction, non naturelle, d’un habitat concentré d’immeubles de +sieurs étages. Mieux, la douleur, la maladie et la mort ne sont des maux que parce que l’imagination les appréhende comme tels. Moindres maux, voire bien relatifs, ils avertissement utilement d’un mal, d’où pourrait découler une mort, qui met un terme au malheur de vivre : «le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui l’ont rendu sensible. N’est-ce pas pour nous conserver que la nature nous a fait sentir nos besoins ? La douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine se dérange, et un avertissement d’y pourvoir ? La mort…Les méchants n’empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre ? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre ? La mort est un remède aux maux que vous vous faites ; la nature a pourvu que vous ne souffriez pas toujours. Combien l’homme vivant dans la simplicité de la nature est sujet à peu de maux ! Il vit presque sans maladies, ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent la mort ; quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable ; dès lors, elle n’est + un mal pour lui. Si nous nous contentions d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer notre sort ; mais pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous donnons mille maux réels» (p.76). Confondant le Bien avec son intérêt et le Mal avec son appréhension, Macbeth voit dans la prophétie des sorcières une incitation au meurtre, témoignant ainsi du primat de l’imaginaire sur le réel : « la sollicitation surnaturelle ne peut être ni mal ni bien. Si c’est mal, pourquoi me donna-t-elle le gage du succès, commençant par la vérité ? Je suis Cawdor. Si c’est bien, pourquoi dois-je céder à l’idée dont l’image d’horreur hérisse mes cheveux et fait que mon cœur bien assis frappe à mes côtes contre son ordre naturel ? Les peurs présentes sont d’horribles imaginations : ma pensée, où le meurtre encore n’est que fantasme, secoue à tel point mon faible état d’homme que la raison s’étouffe en attente, et rien n’est que cela qui n’est pas » (I, 3, p.49).

Parce que le mal est représentation, le théâtre (Macbeth) et la fiction (incipit de la PFVS) dialogique et le roman (Les Âmes fortes),  nourris de mythes (Les Parques, la Gorgone, le Golgotha, le massacre des Innocents, Hécate et l’enfer dans Macbeth), de légendes (le diable rôde dans les Âmes fortes, qui parodie la crèche dans le couple de la sainte Vierge et du forgeron de la paix), de contes et de romans (Giono, qui caractérisait les romans noirs de « contes de fées modernes », fait explicitement allusion au Petit chaperon Rouge, à La Belle au bois dormant, aux feuilletons de la Veillée des chaumières, à Jocelyn et démarque, dans la fuite du jeune couple, le roman d’aventure initiatique, dans les rapports entre Thérèse et Mme Numance la relation de la Sansévérina avec Fabrice Del Dongo) permettent, mieux que la pensée spéculative, de cerner, intus et in cute, la complexité de l’expérience du mal.

Cette subjectivité assumée d’une vérité morale qui relève in fine de la croyance explique du reste le titre et la forme que Rousseau donne à la Profession de foi du vicaire savoyard : loin de la prétention de la « méditation métaphysique», comme de la leçon de morale ou de la catéchèse, à enseigner une vérité, la voix de la philosophie pratique se donne simplement en exemple de voie à suivre si le jeune prosélyte est persuadé.

L’intérêt des œuvres retenues tient donc une nouvelle fois à ce que, représentation, narration censément oralisée et confession d’un cheminement de pensée (PFVS), d’une destinée (celle de Thérèse) et d’une conscience individuelle (celle des Macbeth) travaillées, bouleversées, déterminées par la rencontre du mal, elles pensent moins le mal qu’elles ne nous confrontent, de l’intérieur, aux conséquences de l’expérience cruciale d’un mal originel.

 

En effet, comment penser le mal, comment tirer de l’expérience des maux une définition du concept le mal, quand nous ne faisons jamais l’expérience de l’existence nue du mal, tant dans la liste des maux, devant lesquels nous nous lamentons, exhalons une plainte qui se mue en procès contre l’auteur/ les auteurs à qui en imputer la de responsabilité, éprouvons un sentiment de révolte devant ce qui n’est pas tel qu’il devrait être, aucun n’est absolument le mal.

La douleur ? Longtemps, la médecine occidentale a reculé devant la prescription d’analgésiques, parce qu’elle voyait dans son signal un avertissement utile, comme le prouve l’exemple de l’enfant, atteint d’analgésie congénitale et fasciné par le spectacle de sa main dans le feu.

La maladie ? Sans douleur, elle n’est pas perçue comme un mal, dès lors que passagère, elle n’entame pas le pronostic vital, comme dans le mythe de l’état de nature décrit par Rousseau, qui ne voit pas dans cette mort un mal, dès lors que l’usure du temps, la maladie chronique, les souffrances causées par l’homme font de la vie un enfer qu’on aspire à quitter. C

royant à l’immortalité de l’âme, consolation des justes persécutés, Rousseau compose une théodicée. Giono fait pour sa part de la mort donnée, donc de l’assassinat ou du meurtre, un divertissement que la jouisseuse Thérèse ne voudrait pas rater « pour tout l’or du monde ». Dans une perspective machiavélienne, - nous verrons combien Giono admire la finesse d’analyse psychologique de Machiavel- , le crime, qui est un mal en ce qu’il cause douleur et mort, peut ainsi trouver sa légitimité: la Raison d’Etat transforme, dans Macbeth, les maux de la guerre, juste, en vertus héroïques[31] et fait de l’exécution du traître Cawdor, de la vengeance d’un Macduff, ulcéré par le massacre d’une famille abandonnée  par sa fuite à la merci d’un tyran sanguinaire, l’instrument d’une justice immanente[32].

Cette logique de la rétribution (crime et châtiment), qui sous-tend le mécanisme de la pesée des délits et des peines, le mythe antique de la pesée des âmes comparaissant devant les juges infernaux, et la représentation judéo-chrétienne du Jugement dernier et de l’Apocalypse, conduit à la relativisation, voire à la justification du mal, instrument d’une Providence nécessairement bonne, épreuve envoyée au juste pour le glorifier, ombre exaltant la lumière[33] d’une vie, d’une histoire travaillée par le négatif.

Le péché, originel ou pas, peut lui-même n’être pas un mal (absolu)[34], que le mythe adamique représentât symboliquement l’entrée de l’humanité dans son histoire, sa naissance à la conscience dans la prise de conscience de la finitude de sa condition, libre, mais mortelle et malheureuse, parce que souffrante et coupable, que le péché du monde, racheté par le scandale de la mort du Christ sur la croix,  entrât dans l’économie d’un salut, qui le rend nécessaire à l’exécution du plan de la Providence, ou que, plus radicalement ce péché n’en fût pas un, soit que le mal relevât de l’imagination, le serpent persuadant Adam, par l’intermédiaire d’Eve, que le commandement de Dieu, salutaire à l’homme générique (manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ne serait pas un mal en soi, mais serait mauvais pour l’homme) est un interdit qui attente à sa liberté en bornant sa puissance, soit qu’il n’y eût tout bonnement pas de commandement divin : si (l’idée de) Dieu est mort(e), tout est permis. Et l’homme, retourné à l’état de nature parce qu’ affranchi des préjugés de la morale religieuse et sociale, vit en-deçà ou par-delà le Bien et le Mal, dans l’affirmation d’une volonté de puissance, qui oscille, dans Macbeth et dans Les âmes fortes, entre amoralisme et immoralisme.

ó Nier l’existence du mal absolu, en déniant aux maux particuliers la qualité de mal revient donc à nier que le mal fût un concept pertinent, soit que l’on tentât, par nominalisme, de nier l’existence du mal en faisant de ce signe linguistique une forme vide de sens, soit qu’adoptant le point de vue du Tout, on relativisât la portée du Malen refusant que la révolte contre l’existence d’un mal de scandale engendrât, avec le désespoir, l’immoralisme/ l’amoralisme athée. Dans un cas, on tend, avec la Thérèse des Âmes fortes, à dissoudre le concept de/ du mal en se plaçant en-deçà de l’expérience qu’il traduit : on réfute  qu’il fût « mal » de gueletonner, de cancaner et de médire dans la maison d’un mort qu’on est censé veiller ; on affirme qu’on n’est « même pas méchante », au moment même où on déroule, dans un examen de conscience + proche du «discours de la méthode» par quoi  Madame de Merteuil sculpte sa personnalité de libertine que de la méditation de métaphysique pratique du vicaire savoyard ; on s’identifie à un « furet » et on pervertit la définition biblique de l’Être (« je suis celui qui suis ») pour mieux affirmer sa volonté de puissance, confondue avec la jouissance de manœuvrer, de phagocyter l’autre, pour le vider de sa substance et lui révéler son inexistence (p.316). Dans l’autre cas, on tend, avec Rousseau, à accepter le mal, en se plaçant au-delà de son expérience qu’il traduit. Le mal existe, le monde est injuste, il n’est pas tel qu’il aurait dû être. Mais on adopte sur ce monde qui diffère de ce qu’il devrait être, le point de vue totalisant d’une Nature bonne et d’un Dieu, dont la bonté et la justice se déduisent nécessairement de sa puissance créatrice, si bien que si dans un 1er temps, le hiatus entre l’ordre, essentiellement bon, de la Nature et la confusion du mal humain jette le trouble dans une pensée en pleine déroute, au bord du désespoir, la conclusion du bel ordre de la nature à la croyance dans l’existence nécessaire d’un dieu créateur, par définition bon et juste  conduit à croire en l’immortalité de l’âme, espérance en une consolation, qui n’a pas la naïveté de croire aux châtiments infernaux, mais voit dans le malheur des méchants comme dans le contentement de soi des êtres justes et sages la rétribution immanente du bien comme du mal moral/ humain. Ainsi il n’y a pas de mal en soi, mais seulement des choses (dites) bonnes ou mauvaises pour tel ou tel à tel ou tel moment pour qui, mesurant le bien et le mal à l’aune de son intérêt personnel et de son égoïsme foncier, ne voit dans la loi et dans la morale qu’une convention et dans le mal qu’un mot, le nom d’un rapport, d’une illusion qui absolutise un point de vue. Inversement, adopter le point de vue du Tout, dont l’homme participe en y occupant une place éminente, mais non exclusive, conduit à rationaliser le mal, particulier, en niant qu’il fût LE Mal, soit que le mal physique, relevant de la nécessité, ne fût pas un mal en soi, mais relativement à l’homme, responsable des maux que son inconséquence engendre, soit qu’il n’y eût de mal qu’humain et particulier.

 

Car l’ultime difficulté qui rend « LE » mal/ Mal proprement indéfinissable, tient au hiatus entre la diversité des maux, dont, finis (donc mortels),  charnels (donc souffrants),  sensibles (donc  psychiquement affectés) et doués d’une conscience (donc moralement affectés par un « mal de scandale », privation/ négation d’un bien considéré comme dû ou  au contraire excès, démesure née d’un sentiment de déséquilibre entre l’être et le devoir être) , nous faisons l’expérience, et l’unicité du concept de mal, du mal.

 Car le mal, protéiforme, semble proprement indéfinissable, et il suffit de lire un article de dictionnaire pour mesurer l’ampleur d’une difficulté qui est d’abord linguistique. Selon qu’on emploie le signe « mal » comme adjectif (« c’est mal »), comme adverbe («mal faire », « mal dire », « penser mal »)  ou comme nom, selon qu’on fait précéder ce nom d’un article indéfini qui le particularise (« un mal »), et qui peut se décliner au pluriel (« des maux »), ou qu’on le détermine par un article défini générique (« le mal ») qui l’essentialise, voire qu’on le substantialise par une majuscule (« le Mal »), on fait du mal une essence, une catégorie de pensée, voire une substance, ou un attribut, une qualité, une propriété, un accident de cette essence. Dans un cas, on privilégie l’affect, la relativité des situations, la diversité de l’expérience et la libre détermination d’une éthique personnelle. Dans l’autre, on tend à homogénéiser l’expérience en pensant « LE » mal, par référence à un système de pensée philosophique ou à un système de valeurs  religieuses, morales ou sociales transcendants, et l’on pense le mal/ Mal comme négation, privation, transgression,  ce qui engage la distinction de l’être/ Être et du non-être, affecte ma liberté et mon pouvoir à agir et à aimer.

            Dire « le mal », comme le propose l’intitulé du programme, c’est donc chercher à faire rentrer dans une même catégorie des réalités aussi différentes que des phénomènes naturels/ contre nature catastrophiques (le tremblement de terre de Lisbonne, le « grand incendie » qui précède de deux ans la naissance de Thérèse, la nuit apocalyptique du meurtre de Duncan), des maux et des douleurs physiques d’origine, de durée  et d’intensité variables (des souffrances causées par la décrépitude quasi naturelle des corps malades, dans Les âmes fortes, au bain de sang provoqué par la guerre entre Ecosse et Norvège au début de Macbeth, en passant par la violence sexuelle ou institutionnelle : prise de corps, attentat à la pudeur, tentative de meurtre, assassinat, régicide, exécution capitale), les souffrances psychologiques que ces maux entraînent (des  « chagrins de bébé » que Madame Numance attribue à Thérèse dans la version du Contre à l’hystérie que provoque chez elle la disparition de Madame Numance ; des hésitations de Macbeth, fouaillé par les railleries humiliantes de Lady Macbeth aux hallucinations, au somnambulisme et à la folie du couple, défait par le meurtre, dont le remords hante leur conscience), des erreurs, des fautes, des vices, des passions, des péchés de nature et de gravité disparates : imprévoyance et méprise tragiques de Duncan ; fuite irresponsable de Macduff ; trahison de Macdownald, Cawdor, Macbeth ; ambition démesurée et libido dominandi du couple Macbeth ; vols, marché noir,  corruption et escroqueries en tous genres du « grand blond », de Firmin, de Réveillard et de Rampal ; libido sentiendi, goinfrerie, gourmandise, mensonge, hypocrisie et manipulation de l’opinion par le couple Macbeth, de tous par Thérèse, de l’Eglise dans la PFVS). On se trouve alors confronté au hiatus qui se creuse entre une phénoménologie du mal, définition en extension qui décompose, décline à l’infini les formes d’un mal protéiforme, établit des catégories utiles à la compréhension des manifestations du mal, mais risque d’en diluer l’essence et pose la question de l’unité du concept du mal et une définition conceptuelle du mal.

 

En effet, on retient souvent la division du mal, par le philosophe allemand Leibniz, en 3 catégories : le mal physique, le mal moral et le mal métaphysique.

Mal naturel essentiellement subi, le mal physique – « grand incendie » qui précède de deux ans la naissance de Thérèse ; tremblement de terre de Lisbonne, dont Rousseau nie qu’il fût un mal autrement que par la faute d’un urbanisme dont le progrès humain est la cause ; phénomènes contre-nature qui signalent l’heure du crime dans Macbeth) n’affecte pas seulement l’homme, même si la souffrance de l’homme est irréductible à la souffrance des animaux à cause de la conscience de soi dont elle s’accompagne chez le 1er, la conscience de soi redoublant la souffrance. Thérèse, qui veut que Firmin « ait mal » et se voie mourir, s’enquiert de cette souffrance auprès du médecin et de son mari, témoignant ainsi de la solidarité entre mal physique et mal moral, mal subi et mal commis.

Car le mal moral, mal commis, n’affecte que l’homme, qu’il fait souffrir, physiquement, psychologiquement et moralement, et à qui il est imputable, moralement et juridiquement. Car les animaux n’ont à poursuivre ou fuir que les choses qui, dans la consécution empirique de leurs représentations, sont conformes ou contraires à leur instinct. L’homme seul peut faire le mal par ignorance, et commettre ainsi une erreur ou une faute, comme quand Œdipe,  parricide et incestueux malgré lui, ignore que l’homme qu’il tue au détour d’un chemin est son père et que la reine qu’il épouse après avoir délivré Thèbes du monstre est sa mère, preuve de son aveuglement et de l’absence de liberté, ou quand le vicaire savoyard affiche innocemment sa liaison avec une femme non mariée, persuadé qu’il cède à un penchant naturel et respecte les liens sacrés du mariage. Il peut aussi faire le mal en conscience, méprisant la loi morale qu’il connaît et ce qui doit lui faire vouloir ce qu’il doit vouloir, définition dans un cas de la volonté mauvaise, perverse selon Kant, qui voit dans cette manière de s’excepter de la loi morale la source d’un mal radical, définition dans l’autre cas du péché, qui ne contrevient pas seulement à ce qu’exige la nature de l’homme, mais à la volonté de Dieu, auteur de cette nature et qui veut qu’il veuille ce qu’exige sa nature. Si l’homme, à la différence des animaux, est capable du mal moral, c’est donc qu’on le suppose doué d’un entendement pour connaître le bien et d’une volonté ou d’un libre-arbitre pour vouloir, conformément à l’ordre de la nature ou de Dieu, le bien qu’il connaît. Faute des fautes, le péché originel, dont nous verrons que Rousseau réfute le dogme, augustinien, atteste du mauvais usage de cette liberté bonne, transgression qui exprime l’orgueilleuse et défaillante volonté humaine de se déterminer moralement par elle-même. Quand Thérèse fait le mal en conscience, frappe pour faire mal, ment tellement qu’elle ne peut même plus imaginer que les gens soient sincères, sculpte son personnage, étudie ses mimiques, imite tous les sentiments sans les sentir et trompe jusqu’à l’amour le + pur, fait servir son intelligence du mal à l’assouvissement d’une volonté de puissance qui parodie Evangile et Deutéronome, la cruauté perverse, dont l’animal, mû par l’instinct et dépourvu de la conscience de faire le mal, est incapable, fait d’elle une figure du Mal, immanent quoique naturalisé.

De ce mal humain/ moral, Shakespeare et Rousseau font une lecture historique, sociale et politique, inspirée moins par les traités théologico-politiques qui rattachent, depuis La Cité de Dieu de Saint Augustin, le mal social (l’inégalité entre les hommes[35] et la violence des uns contre les autres) et le mal politique (la tyrannie et le pouvoir injuste) à la condition postlapsaire de l’homme, que par une réflexion sur les passions, en particulier celles qui ressortissent de la libido dominandi, et sur la généalogie du mal social. S’inscrivant en faux contre le Leviathan de Hobbes, qui fait de l’état de nature une guerre de chacun contre tous, à quoi met fin le Souverain, Rousseau voit dans la sortie de l’état de nature, dans l’entrée dans l’état civil, la genèse, la rencontre d’un mal inscrit dans le social, sous la forme de la violence, de la propriété, du vol, et de la guerre[36]. Or Macbeth, qui se déroule sur fond de guerre, met en scène une lutte pour le pouvoir, qu’il s’agisse de la 1ère révolte contre Duncan et de la trahison de Macdonwald, prédisposé à la rébellion par les « croissantes bassesses de la nature » (I,2), de l’accession au trône de Macbeth ou de la coalition finale soutenue par le roi d’Angleterre. Macbeth, que la vue du spectre de sa victime plonge dans un effroi proche de la déraison, évoque la violence des combats humains du passé (« le sang fut répandu ici, dans les époques disparues, avant qu’humaine purgation eût fait meilleure société », III, 4), mais constate amèrement que le mal a pris des formes + insidieuses dans une société apparemment + civilisée. Si Macbeth se déroule dans un monde de rois et de chefs de guerre, les œuvres de Rousseau et de Giono font davantage appel à la violence de la misère et des rapports sociaux : nés pauvres, le jeune homme et le vicaire entrent dans leur histoire en entrant dans le malheur,  par « la 1èreépreuve de la violence et de l’injustice ». Le jeune homme, presque encore un « infans » (littéralement, « celui qui ne parle pas »), « un jeune cœur sans expérience », un être encore innocent, fait l’expérience traumatisante d’une sorte de chute dans le mal quand, confronté pour la 1ère fois à la société dans un pays étranger (figure d’Adam exilé ?), il est accueilli dans un « hospice pour prosélytes » (nouveaux convertis) où on le sodomise, puis le prend de corps et le persécute parce qu’il dévoile le scandale que l’hypocrisie de l’Eglise couvre d’un voile d’assentiment tacite : « on lui donna des doutes qu’il n’avait pas, et on lui apprit le mal qu’il ignorait ». De l’escroquerie de Firmin, de la relation entre la paria acculée à la misère et la bonne dame généreuse à qui elle rêve de ressembler et qui ambitionne de la sauver de la révolte, on peut aussi faire une lecture sociale dans le roman de Giono, qui contient une satire féroce de la famille, des turpitudes domestiques et des secrets soigneusement enfouis, où la méchanceté déborde largement de la sphère familiale. Dans ses notes, Giono évoque ainsi son héroïne : »conditionnement au meurtre/ désir de vengeance, absence totale de sentiment chrétien- âpreté (venant de  pauvreté et de servitude), aptitude et facilité à jouir romantisme cruauté ». Ainsi, dans la conception shakespearienne, rousseauiste et gionienne du mal politique ou social, il n’en va pas, comme chez Marx, d’un ensemble d’appareils de production conduisant à des rapports d’exploitation, d’oppression, d’aliénation subis par des hommes qui n’ont pas véritablement la volonté individuelle de faire le mal, mais d’une définition de la nature humaine que Giono, après Hobbes, considère  comme mauvaise, tandis que Rousseau pense que le mal n’est pas dans la nature de l’homme, mais dans sa perversion par l’état social : alors que, pour Hobbes, l’état de droit fait de l’homme « un Dieu pour l’homme », la création de la société via l’acte d’appropriation  crée pour Rousseau une rivalité irrémédiable entre les humains. L’origine du mal étant propre à l’histoire, le mal historique n’est pas dans l’être humain, mais dans la solution de continuité entre l’état de nature et l’état civil, historique. Alors que pour Giono le mal est naturel, il est social, historique et humain pour Rousseau, qui ne s’attache pas au mal métaphysique.

Ce mal métaphysique, censé affecter toute la création en tant que création, diffère sensiblement du dogme augustinien du péché originel et se rapproche du mal ontologique des (néo)platoniciens en ce qu’il englobe tous les types de maux en les rattachant à une incomplétude de l’être, émanant de l’Être ou créé par lui, mais nécessairement imparfait, du seul fait que, créé, il ne se confond pas avec Dieu, est donc sujet au mal dans son principe. Dans la PFVS, le mal  métaphysique, qui doit être accepté comme une donnée de la condition humaine, n’en est, d’une certaine manière, pas un : l’ordre du monde, créé par un Dieu dont la bonté et la justice sont des conséquences nécessaires de sa puissance créatrice, est bon et harmonieux, même si cette harmonie implique des désastres incompréhensibles pour notre esprit. « Le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer », l’ordre du monde reste intact (p.75), preuve qu’il n’y a de mal qu’humain. Les choses sont moins claires s‘agissant de Giono et de Macbeth : comment interpréter ce « grand incendie » qui précède –comme un signe ?, une «annonciation »- , la naissance de Thérèse ? Dans la « condition cosmique de l’homme », le mal existe, mais il ne sert à rien, dans une perspective athée, où l’on ne croit en aucune transcendance, de se demander si le mal « sert » à quelque chose, s’il répond à une volonté supérieure, s’il a un  sens. Dans Macbeth, les personnages ne cessent de poser des questions, vivent dans un étonnement permanent, incapables de comprendre les raisons de ce mal triomphant inhumain, surnaturel, imprégné de nuit, de tempête, qui semble n’avoir aucune justification et qui les enveloppe de terreur. Est-ce que le monde est pur chaos, pur désordre, pure déraison ? En dépit d’un dénouement éventuellement édifiant et à cause du cycle de la violence et de l’ambiguïté des personnages censés incarner le Bien, on pense à la fatalité grecque, mère de la tragédie.

 

Ainsi donc, la tripartition leibnizienne amène à se demander quel est le lien entre mal physique, mal moral et mal métaphysique, entre mal subi (« être mal », « avoir mal », la souffrance et la douleur) et mal commis (« mal faire », « faire le mal », la faute, le crime, le péché), entre les maux dont on se sent victime et ceux dont on est coupable, l’expérience de la tentation, de la lutte intérieure, de l’abandon, de la chute et de l’ivresse de la transgression qui nourrit la tragédie d’une part, l’épreuve du martyre fondant la lamentation d’autre part.

Leibniz justifie une partie du mal physique par le mal moral et, en dernière analyse, tout le mal physique par le mal moral et tout le mal moral par le mal métaphysique. On peut en effet considérer le mal physique et le mal moral, le mal subi et le mal commis comme deux variétés d’un seul mal, l’un étant la cause de l’autre. On considérera alors, avec les théologiens augustiniens, que la souffrance, y compris celle des créatures innocentes, est une conséquence de la faute, voire une peine du péché. C’est l’explication avancée du mal physique dans beaucoup de religions révélées : dans le mythe adamique, la souffrance (mortalité, douleur de l’enfantement, nécessité du labeur) s’introduit dans le monde à la suite de la transgression par l’homme de la loi divine, comme sa juste rétribution. Le mal physique découle du mal moral. Il en va de même dans le domaine judiciaire : le crime appelle le châtiment; le délit est sanctionné par une peine, proportionnelle à la gravité des faits. L’un apparaît comme la conséquence de l’autre parce qu’il est juste, donc bien qu’il en soit ainsi. La punition  (chute ou peine) est acceptée comme contrepartie physique, nécessaire et juste, d’un mal moral posé comme équivalent. La justice relève ici de la loi du talion : + le mal commis est jugé grave, + le coupable doit en retour subir lui-même un mal. En ce cas, on comprend qu’un mal mérité, justifié, n’est plus véritablement un mal, parce qu’il procède du rétablissement d’un ordre juste. Il existe une sorte de mathématique du mal, dont le dénouement de Macbeth témoigne. Les apologies de la Nature par les tenants de la religion naturelle du siècle des Lumières vont dans le même sens : toute souffrance immanente est la rétribution naturelle d’un mal commis par les hommes dans le monde : « beaucoup + nombreux sont les hommes qui ont été détruits par l’attaque des hommes – c.à.d. par le fléau des guerres ou les séditions- que par tout autre fléau »( Cicéron) ; « un seul Caligula ou Néron en a fait + qu’un tremblement de terre » (Leibniz); si l’urbanisme, fruit du progrès et de l’organisation sociale, n’avait pas concentré un habitat naturellement dispersé et si l’architecture contre nature des immeubles n’avait pas dénaturé cet habitat naturellement formé de matériaux légers, le tremblement de terre de Lisbonne n’aurait pas ému l’Europe, qui y aurait vu, non une catastrophe, un fléau, une forme de mal horrible par les souffrances humaines qu’il a entraînées, mais un simple phénomène naturel, sans connotations négatives, répond Rousseau à Voltaire, scandalisé par l’imputation du mal de scandale aux fautes de hommes. A force d’avilir la nature, elle se venge, clament les écologistes d’aujourd’hui. + subtilement, Rousseau estime que le mal commis par l’homme est la cause par laquelle les avertissements utiles que lui envoie la nature deviennent un mal pour lui : « c’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage et le mal physique ne serait rien sans nos vices qui nous l’ont rendu sensible ». Le présupposé d’une telle affirmation est que le mal consiste moins dans le mal physique ou dans le mal moral que dans leur déséquilibre: pour que la majorité des hommes qui reconnaissent le mal comme mal, il faut qu’il y ait incommensurabilité entre le mal commis et le mal subi, disproportion, excès, Le mal ne serait donc pas de le subir, mais de le commettre sans le subir : « payer sa faute délivre du + grand des maux » (Platon, Gorgias). Le mal est donc absence de commensurabilité entre mal commis et mal subi : le juste persécuté (les malheurs de la vertu) et le méchant heureux (les prospérités du vice) sont les deux figures symétriques du « mal de scandale » dont parle Kant. L’injustice réside dans l’absence de relation entre mal subi et mal commis (qu’ai-je fait pour mériter cela ?) ou dans l’incommensurabilité des deux. Le noyau rationnel de l’expérience du mal est dans la mesure du mal subi par le mal commis. La définition du mal ne répond donc pas à l’équation « mal = mal commis + mal subi », mais à l’équation « mal commis moins mal subi » ou « mal subi moins mal commis ».

Justifier une partie du mal physique par le mal moral et , en dernière analyse, tout le mal physique et tout le mal moral par le mal métaphysique, en en faisant découler souffrance, faute et péché, comme le fait Leibniz dans ses Essais de théodicée pose un autre problème : celui de la justification d’un injustifiable « souffrir » dont l’homme fait l’expérience jusque dans ses défaillances et jusque dans ses limites. Comment articuler les trois affirmations : Dieu est tout-puissant ; Dieu est infiniment bon ; il y a du mal sur la terre ? Pour disculper Dieu du mal physique et du mal moral, Leibniz précise que, si Dieu peut vouloir le mal physique à titre de moyen dans la réalisation du meilleur possible, il ne peut que permettre la dérogation à sa loi que représente le mal moral, à titre de condition sans laquelle il lui serait impossible de réaliser le meilleur des mondes possibles. Dans cette perspective, le mal physique est soit punition, soit moyen d’un développement d’une + grande perfection ; le mal moral imputable à la créature intelligente et libre qu’est l’homme, Dieu ne pouvant empêcher ni l’homme en général ni les hommes en particulier de commettre le mal sans manquer à ce qu’il se doit d’abord à lui-même conformément à son essence, à savoir la réalisation du meilleur possible comme impliquant le mal moral. Mais n’est-ce pas là justifier l’injustifiable : la souffrance du juste, de l’innocent, le scandale de l’expérience originelle du mal subi, le fait qu’on accède à la connaissance du mal avant qu’on accède à la connaissance du bien, ou qu’on accède à la connaissance du bien à partir de la connaissance du mal, et non l’inverse. Le scandale du mal qui plonge la conscience du vicaire savoyard et de son jeune auditeur dans le doute et le désarroi le plus dirimant l’atteste. Si ce mal ne devient pas mortel, mais provoque l’effort de pensée par quoi le vicaire savoyard s’élève de la médiation sur la place de l’homme dans l’univers à la croyance en un dieu créateur, tout puissant, bon, donc juste et en l’immortalité de l’âme, consolation du juste persécuté, c’est justement que le théoricien de la religion naturelle, réfute, avec la doctrine du péché originel, l’idée d’un homme destiné au bien, mais ayant un penchant naturel au mal, au profit de la croyance dans une bonté naturelle, garante de la dignité métaphysique d’un homme qu’un Dieu puissant, bon et juste, ne peut qu’avoir créé bon, et qui n’a plus qu’à rentrer dans sa nature et écouter la voix de la conscience, « instinct divin », pour accéder au bonheur que le contentement de soi lui promet, malgré le mal social dont il demeure victime.



[1]              Pour les M SPE, voir l’introduction sauvage de juin 2010. Pour tous, rappelez-vous la réponse de Voltaire à la théodicée de Leibniz, au poème de Pope, et à la Lettre sur la Providence de Rousseau, elle-même réplique au Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire. Pour une 1ère approche de cette querelle, dont nous reparlerons en contextualisant la rédaction du la PFVS, consultez le dossier naguère proposé sur ce sujet par Philippe Lavergne sur son site Magister.

[2]              Noter que pour Rousseau, l’homme sent avant que de connaître et de penser, c.à.d. de juger. Or si « l’amour de soi » est le sentiment 1er, qui vise à l’auto-conservation, la « pitié » est, à l’âge des passions qui est aussi celui de l’entrée dans le corps politique, le fondement de l’ouverture à autrui et d’une bonne sociabilité.

[3] On peut dire que le vicaire savoyard parvient, sinon à donner du sens à l’expérience du mal, du moins à tirer de sa réflexion sur la place du mal dans l’ordre de la nature, dans la société et dans la destinée d’un homme à l’âme immortelle une morale, une éthique, une sagesse, un guide pour une vie bonne. Thérèse découvre dans le mal à la fois le sens et la finalité de son existence. L’ironie darmatique fait en revanche conclure Macbeth au non-sens, dans ces céléibrissimes vers du dénouement : « La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur qui s’agite pendant une heure sur la scène et alors on ne l’entend + ; c’est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, ne signifiant rien ».

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[4] « je  me disais : Non, l’homme n’est point un : je veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et libre ; je vois le bien, je l’aime et je fais le mal ».

[5] Madame Numance et Firmin, qui est aussi comparé à une « tique », ont des « yeux de loup. Thérèse est un « furet ». Quand elle se promène dans la nature en quête de soi, elle voit les serpents se « désengluer les dents » et un leitmotiv concernant les paysans dont le chœur des pleureuses médit est « méchant comme une gale ».

[6]              C’est aussi se tourner vers l’action, palliative, préventive, résiliente, réparatrice et constructive. C’est donc, après avoir remplacé l’insoluble « pourquoi ? » par un « comment », s’inscrire dans la dynamique résolument optimiste, quoique parfois lucidement sysiphéenne, de la résolution de problèmes. Le mal, physique surtout, quoique…, cesse alors d’être un « scandale », une énigme, voire d’avoir des causes morales pour n’être plus qu’un problème à résoudre, par les moyens de l’intelligence et de la technique.

[7]              Kant montre justement que le « mystère » du mal vient justement de sa rationalité.

[8]              S’interrogeant sur ce qui lui apparaît comme la « banalité » du mal incarnée par Adolf Eichmann, la philosophe juive américaine Hannah Arendt, qui a couvert pour la presse le procès de l’organisateur de la solution finale, en arrive à la conclusion que la racine du mal est dans la mort de la pensée , c.à.d. de la conscience,  dans le « postscriptum » à Eichmann à Jérusalem

[9]              On peut se demander dans quelle mesure le motif du « sommeil » que Macbeth a tué, allégorie de l’ordre et de la paix, tant sociale et politique que morale et spirituelle, ne renvoie pas aussi à la démesure, à la folie d’une inversion qui frise le non sens et fait toute la modernité de ce drame cosmique, historique, individuel.

[10]             A l’acte I, scène 5, Lady Macbeth, révoltée contre la condition féminine qui la dévirilise, en appelle aux forces du Mal pour perdre son sexe (« unsex ») c.à.d. dans le fond moins pour inverser les pôles féminin et masculin de la nature humaine socialisée, que pour perdre toute humanité, à l’instar de son héros de mari, qui croit tellement dans les 2ères apparitions de l’acte IV, scène 1, qu’il s’imagine invincible, car physiquement invulnérable aux coups portés par le moindre homme né d’une femme.

[11]             Macbeth décide qu’il agira désormais sans réfléchir, obéissant à la 1ère (im)pulsion. Thérèse affiche, en même temps qu’un égoïsme absolu et serein, une soif de domination et de maîtrise absolu, au risque d’une solitude clairement revendiquée.

[12]             Le regard transparent des Numance peut symboliser leur aspiration au dépouillement jusqu’à la mort ou la disparition, assomption d’un Bien dévoyé en consomption par quoi on réalise une aspiration au néant délétère.

[13]             Lassé d’un mal irrémédiable, Macbeth en appelle, comme bien des tyrans sanguinaires de l’Histoire, à la fin conjointe du moi et du monde.

[14]             On remarquera sur ce point, confirmé par l’intitulé du tiré à part de la Profession de foi du vicaire savoyard, que la «méditation métaphysique » du vicaire savoyard ne prétend pas au statut de discours philosophique, non seulement parce que Rousseau y polémique, par personnage conceptuel interposé, avec le clan des « philosophes » sensualistes, empiristes, matérialistes et athées, mais parce qu’il souligne à maintes reprises que laissant de côté les vérités qui dépassent l’entendement, il avance ces vérités pratiques, importantes pour lui comme des « articles de foi », non que la métaphysique échappât à la raison, mais parce que ces vérités relèvent à ses yeux de la conscience, de l’ « ordre du cœur » en termes pascaliens.

[15]             C’est dans le fond le principal argument de Voltaire contre les Essais de théodicée de Leibniz, et le fondement de sa réfutation par le conte philosophique de Candide : confronté à l’omniprésence du mal, l’apprenti philosophe à l’âme « naïve » et « simple », mais au « jugement droit », renonce à l’optimisme a priori de Pangloss, amené par l’aveuglement de la théorie à nier l’existence d’un mal dont il souffre pourtant ou à le justifier par la Providence, pour « cultiver son jardin », atteindre une sagesse pratique toute privative, seul bonheur possible dans « le monde comme il va ».

[16]             In Notions de philosophie, sous la direction de Denis Kambouchner, t. III, Folio essais , disponible au CDI du lycée.

[17] «Quel spectacle ! Où est l’ordre que j’avais observé ? Le tableau de la nature ne m’offrait  qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre ! […] je vois le mal sur la terre », s’exclame le vicaire savoyard (p.71), après que le jeune homme a «vu l’injustice et la dureté des hommes » (p.46) et que lui-même a « vu partout des hommes victimes de leurs propres vices et de ceux d’autrui ; il [voyait] les pauvres gémir sous le joug des riches, et les riches sous le joug des préjugés » (p.50).

[18] « horror ! horror ! horror ! » ; « regardez la mort même ! ah debout, debout, voyez l’image du grand jugement » (II,3)

[19] « Est-ce le poignard que je vois devant moi le manche vers ma main » ? ; « je ne t’ai pas, et pourtant je te vois toujours. Fatale vision, n’es-tu pas sensible au toucher comme à la vue ? […] Je te vois là, aussi palpable dans ta forme sue celui qu’à présent je tire[…] et je te vois encore : sur ta lame et ta poignée des gouttes de sang qui avant n’y étaient pas. » (II,1)

[20] « il y a du sang sur ta face » ; »ne secoue pas tes boucles de sang caillé contre moi »

[21] Macbeth ne désigne jamais le régicide que par des périphrases : « la grande affaire de la nuit » (I,4) ; « si c’était fait, lorsque c’est fait, alors ce serait bien si c’était vite fait » (I,7) ; « j’ai fait l’action » (II,1). A la question de Macbeth « que faites-vous ? », les sorcières répondent «action sans nom » (IV,1). Aux exclamations de Macduff « horreur ! horreur ! horreur ! la langue ni le cœur ne peuvent te penser ni te nommer » (II, 3) répondent « les actions trop terribles pour l’oreille », évoquées par Macbeth (III,4), devenu une machine à tuer : « d’étranges choses sont dans ma tête/ Qui doivent être agies avant d’être pensées » (III,4). L’impossibilité de nommer l’action est donc liée à son caractère horrible. La preuve est que Malcolm exhorte au rebours Ross à « donner au malheur des mots : le chagrin qui ne parle pas s’insinue au cœur surchargé et fait qu’il se brise » (IV,3).

[22] Dans Macbeth, l’existence des sorcières, donc du mal, est mise en doute. Macbeth et Banquo, témoins de la 1ère apparition, ne sont pas sûrs de ce qu’ils ont vu : « êtes-vous un fantasme ou une réalité/ Ce que vous montrez au-dehors ? » (I,1) ; « - Macduff - La terre fait des bulles, comme l’eau en fait, et celles-ci en sont : où sont-elles passées ? / Macbeth - Dans l’air. Ce qui semblait corporel a fondu comme le souffle au vent » (I,3). L’absence de réponse ferme à ce questionnement ouvre la voie à deux interprétations possibles sur l’origine du mal : 1/ les sorcières existent et sont l’incarnation d’une trinité perverse, des être surnaturels qui décident du destin des hommes, à l’instar des nornes nordiques ou des Parques antiques ; 2/ les sorcières matérialisent les désirs de Banquo et de Macbeth, qui choisit délibérément le mal. Et Michèle Narvaez et Madeleine Robert (3 en 1 Atlande, p.179) de conclure : »selon le degré de réalité qu’on accorde aux sorcières, le mal paraît donc surnaturel (c’est le Mal avec une majuscule) ou, au contraire, naît de l’humain ».

[23] La veillée funèbre du « pauvre Albert » fait de la méchanceté des hommes une évidence. Prenant la forme d’un chœur, où aucun personnage ne s’élève encore pour faire entendre sa voix (ni Thérèse, ni le Contre), les propos échangés dressent une galerie de portraits particulièrement pessimiste, galerie de portait où qhaque personnage semble personnifier un vice. Monsieur Charmasson est jaloux et violente (p.9) envers sa femme, de 40 ans + jeune que lui et qui se divertit d’un mariage d’intérêt en lutinant avec ses femmes de chambre et en prenant le sous-préfet pour amant. L’oncle anonyme et d’une saleté repoussante symbolise la gourmandise excessive et l’alcoolisme. Le « gros blond » qui fait du marché noir pendant la 2ème guerre mondiale et soudoie l’héritage des mourants incarne, avec sa femme aux bijoux voyants, la cupidité et l’avarice. Les narratrices elles-mêmes participent de cette grand messe de la mesquinerie en ripaillant des biens du mort et en racontant des histoires d’héritages sordides. La 2ème de ces histoires d’héritage inverse ainsi la légende du jugement de Salomon lorsque la cadette réclame que son bien soit coupé en deux +tôt que laissé en son entier au bénéfice de sa sœur, p.50. Dans ce contexte, toute référence à la bonté est immédiatement dévalorisée : « ta mère a toujours été bonasse » (p.25).

[24] Cf IV, 3 , v. 1980 sq, p.118-119.

[25] C’est la définition du « mal métaphysique ».

[26] Pour les M SPE, voir l’analyse du mythe adamique dans le cours d’introduction générale du mois de juin 2010

[27] Idem. Partant du constat de l’existence du mal (« que le monde est mauvais, c’est là une plainte aussi ancienne que l’histoire et même que la poésie ») et convaincu de l’existence du mal moral (« qu’un penchant pervers doive être enraciné dans l’homme, c’est là un fait dont nous pouvons nous épargner de donner une preuve formelle »), Kant démontre, dans les 2ères section de La Religion dans les limites de la simple Raison, qu’il y a, dans la nature humaine, une « disposition naturelle au bien » et aussi un « penchant au mal », c.à.d. un fondement subjectif de l’inclination au mal, qui doit être rapporté au libre arbitre de l’homme, responsable de ses actes. Dire que l’homme est « mauvais par nature », c’est décrire le mécanisme de la faute morale, qui consiste pour  l’homme à être conscient de la loi morale, tout en admettant dans ses maximes une déviance par rapport à elles : l’homme peut, par exemple, admettre la loi qui lui enjoint de ne pas mentir et s’excepter de cette loi à un moment donné de son existence. Le mal est « radical », non dans le sens où il serait absolu, mais parce que d’un mal, on peut remonter aux racines de notre conduite. Être méchant, ce n’est donc pas nécessairement faire le mal, mais renverser l’ordre des motifs qui guident notre action : faire passer l’amour-propre avant la loi morale, en subvertissant les maximes de la volonté. L’origine du mal est donc rationnelle : il vient de mobiles intelligibles et non de mobiles sensibles et s’enracine dans la nature intelligible de l’homme, c.à.d. dans sa propre personnalité de sujet agissant librement. D’où l’idée que l’origine du mal est rationnelle, mais incompréhensible ou insondable. Cf sur ce point l’extrait VI de l’anthologie GF et sa présentation par Claire Crignon.

[28] « c’est la vie », conclut laconiquement Thérèse après avoir constaté, revendiqué même une totale indifférence à l’égard de ses petits-enfants, p.28. La vie, c’est donc le mal, la souffrance, la mort, mais aussi la grande bouffe irrespectueuse où il suffit d’un excitant (le café) pour que le mal, avec la médisance, ressorte. Chez Giono, force est de constater que les hommes sont « méchants comme la gale », mais inutile de s’en offusquer puisque cela relève d’une certaine naturalité.

[29] II,3, v.814 sq, p.71 ; II,4, p. 76-77.

[30] Proprement intraduisible, le jeu d’équivalence instauré par les sonorités des deux adjectifs, proches dans leur forme monosyllabique, mais opposés dans leur sémantisme allie à l’antithèse ombre/ lumière (« fair har » désigne une chevelure blonde et P.J . Jouve traduit « le clair est noir est le noir est clair ») un sens esthétique + général (« le beau est laid, le laid est beau ») et une portée axiologique : »le juste est injuste, et l’injuste juste » ; « le bien est mal et le mal bien »

[31] Cf réaction du vieux Siward à l’annonce de la mort de son jeune fils (V,9 , p.142).

[32] V,9, p.143.

[33] Métaphore picturale employée par Leibniz dans ses Esais de théodicée.

[34] Voir l’argument de la « felix culpa ».

[35] Le jeune homme et le vicaire mis en scène par Rousseau sont nés pauvres : le 1er évoque son « indigence », se décrit dans la « détresse, sans pain, sans asile, prêt à mourir de faim » (p.45). On peut lire l’aspiration à être de Thérèse, sinon comme révélant un désir de reconnaissance sociale, -quoique-, du moins comme la revanche d’une cadette de famille paysanne, placée en condition, « dérobée », menacée du rang infâmant de fille-mère et réduite à la mendicité d’une cage à lapins. « Mais la justice dans ce bas monde ! La justice il faut se la faire soi-même. C’est malheureux à dire, mais c’est comme ça : si on est trop bonne, on est volée », constate Rose (p.46). Enfin Macbeth instrumentalise la rancœur de deux pauvres hères pour détourner la colère des spadassins sur Banquo, au début de l’acte III.

[36] Se rapporter sur ce point aux deux «Discours », Le Discours sur les Sciences et les Arts et le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes.