Théâtre S-ES 2015

Théâtre et Solitude

Objet d’étude : Le texte de théâtre et sa représentation.

Corpus :

Texte A – Pierre Corneille, Cinna, 1642, Acte IV, scène 2.

Texte B – Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834, Acte III, scène 3.

Texte C – Samuel Beckett, Fin de partie, 1957, exposition.

Texte D – Bernard-Marie Koltès, La nuit juste avant les forêts, 1977, exposition.

 

Texte A – Pierre Corneille, Cinna, 1642, Acte IV, scène 2.

[Auguste, empereur de Rome, reconnaît dans ses plus proches alliés ceux qui ont cherché à le trahir et à l’assassiner.]

Auguste

Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie1
Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ?
Reprenez le pouvoir que vous m’avez commis,
Si donnant des sujets il ôte les amis,
Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n’attirent que des haines,
Et si votre rigueur les condamne à chérir
Ceux que vous animez à les faire périr.
Pour elles rien n’est sûr ; qui peut tout doit tout craindre.
Rentre en toi-même, Octave2, et cesse de te plaindre.
Quoi ! tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d’Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps
Pérouse3 au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau :
Et puis ose accuser le destin d’injustice
Quand tu vois que les tiens s’arment pour ton supplice,
Et que, par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent des droits que tu n’as pas gardés !
Leur trahison est juste, et le ciel l’autorise :
Quitte ta dignité comme tu l’as acquise ;
Rends un sang infidèle à l’infidélité,
Et souffre des ingrats après l’avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m’abandonne !
Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne,
Toi, dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain4 dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l’abattre un trône illégitime,
Et, d’un zèle effronté couvrant son attentat,
S’oppose, pour me perdre, au bonheur de l’Etat ?
Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre !
Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre !
Non, non, je me trahis moi-même d’y penser :
Qui pardonne aisément invite à l’offenser ;
Punissons l’assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi ! toujours du sang, et toujours des supplices !

 

Notes : 1. fie : confie. / 2. Octave : nom d’Auguste avant de devenir empereur. / 3. Rappel des batailles qu’a livrées Auguste pour conquérir le pouvoir : en Macédoine et à Pérouse, contre Antoine, et Sextus. / 4. Lassé de l’exercice du pouvoir, Auguste a demandé conseil à Cinna, qui lui a recommandé de continuer à régner.

 

Texte B – Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834, Acte III, scène 3.

[Lorenzaccio nourrit le projet d’assassiner Alexandre de Médicis, le duc de Florence. Il s’adresse au chef des républicains.]         

Lorenzo  – Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno* ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette... (Il frappe sa poitrine), il n’en sorte aucun son ? Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte, et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs – mais j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche. J’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient. J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis et qui il est. Dieu merci, c’est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j’aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique, pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit aussi ce que j’ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate**, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre — dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.

 

Notes : * L’Arno : fleuve qui traverse la ville de Florence, en Italie. / ** Brutus est un des assassins de Jules César ; Erostrate est un inconnu qui a incendié un temple grec pour obtenir la célébrité.

 

Texte C – Samuel BECKETT, Fin de partie, 1957

[Exposition de la pièce.]

Intérieur sans meubles.

Lumière grisâtre.

Aux murs de droite et de gauche, vers le fond, deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés.

Porte à l’avant-scène à droite. Accroché au mur, près de la porte, un tableau retourné.

A l’avant-scène à gauche, recouvertes d’un vieux drap, deux poubelles l’une contre l’autre.

Au centre, recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm.

Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde. Teint très rouge.

Il va se mettre sous la fenêtre à gauche. Démarche raide et vacillante. Il regarde la fenêtre à gauche, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête, regarde la fenêtre à droite. Il va se mettre sous la fenêtre à droite. Il regarde la fenêtre à droite, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête et regarde la fenêtre à gauche. Il sort, revient aussitôt avec un escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l’escabeau, fait six pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l’escabeau, fait trois pas vers la fenêtre à gauche, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire bref. Il descend de l’escabeau, fait un pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire bref. Il descend de l’escabeau, va vers les poubelles, retourne prendre l’escabeau, le prend, se ravise, le lâche, va aux poubelles, enlève le drap qui les recouvre, le plie soigneusement et le met sur le bras. Il soulève un couvercle, se penche et regarde dans la poubelle. Rire bref. Il rabat le couvercle. Même jeu avec l’autre poubelle. Il va vers Hamm, enlève le drap qui le recouvre, le plie soigneusement et le met sur le bras. En robe de chambre, coiffé d’une calotte en feutre, un grand mouchoir taché de sang étalé sur le visage, un sifflet pendu au cou, un plaid sur les genoux, d’épaisses chaussettes aux pieds, Hamm semble dormir. Clov le regarde. Rire bref. Il va à la porte, s’arrête, se retourne, contemple la scène, se tourne vers la salle.

CLOV (regard fixe, voix blanche). ─ Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps.) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. (Un temps.) On ne peut plus me punir. (Un temps.) Je m’en vais dans ma cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, attendre qu’il me siffle. (Un temps.) Ce sont de jolies dimensions, je m’appuierai à la table, je regarderai le mur, en attendant qu’il me siffle.

Il reste un moment immobile. Puis il sort. Il revient aussitôt, va prendre l’escabeau, sort en emportant l’escabeau. Un temps. Hamm bouge. Il bâille sous le mouchoir. Il ôte le mouchoir de son visage. Teint très rouge. Lunettes noires.

HAMM. ─ A ─ (bâillements) ─ à moi. (Un temps.) De jouer. (Il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui.) Vieux linge ! (Il ôte ses lunettes, s’essuie les yeux, le visage, essuie les lunettes, les remet, plie soigneusement le mouchoir et le met délicatement dans la poche du haut de sa robe de chambre. Il s’éclaircit la gorge, joint les bouts des doigts.

 

Texte D - Bernard-Marie Koltès, La nuit juste avant les forêts, 1977.

[Exposition de la pièce.]

            « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en bas me remettre en état – les cheveux tout au moins pour ne pas être malade, or je suis descendu tout à l’heure, voir s’il était possible de se remettre en état, mais en bas sont les cons, qui stationnent : tout le temps de se sécher les cheveux, ils ne bougent pas, ils restent en attroupement, ils guettent dans le dos, et je suis remonté – juste le temps de pisser – avec mes fringues mouillées, je resterai comme cela, jusqu’à être dans une chambre : dès qu’on sera installé quelque part, je m’enlèverai tout, c’est pour cela que je cherche une chambre, car chez moi impossible, je ne peux pas y rentrer – pas pour toute la nuit cependant –, c’est pour cela que toi, lorsque tu tournais, là-bas, le coin de la rue, que je t’ai vu, j’ai couru, je pensais : rien de plus facile à trouver qu’une chambre pour une nuit, une partie de la nuit, si on le veut vraiment, si l’on ose demander, malgré les fringues et les cheveux mouillés, malgré la pluie qui ôte les moyens si je me regarde dans une glace – mais, même si on ne le veut pas, il est difficile de ne pas se regarder, tant par ici il y a de miroirs, dans les cafés, les hôtels, qu’il faut mettre derrière soi, comme maintenant qu’on est là, où c’est toi qu’ils regardent, moi, je les mets dans le dos, toujours, même chez moi, et pourtant c’en est plein, comme partout ici, jusque dans les hôtels cent mille glaces vous regardent, dont il faut se garder – car je vis à l’hôtel depuis presque toujours, je dis : chez moi par habitude, mais c’est l’hôtel, sauf ce soir où ce n’est pas possible […] »

 

I. Question sur le corpus :

Vous montrerez comment est représentée la solitude du personnage de théâtre dans chacun des extraits.

 

II. Ecriture :

Vous traiterez, au choix, un des deux sujets suivants :

• Commentaire :

Vous rédigerez le commentaire du texte A (Corneille).

• Invention :

 Lors d’un travail préparatoire à la mise en scène d’un des textes du corpus (celui de votre choix), un metteur en scène et un comédien interprétant le rôle principal s’interrogent sur la meilleure manière de représenter cette scène de la pièce.

Imaginez leur dialogue, chacun défendant un point de vue différent durant une séance de répétition.

Vous tiendrez compte des différentes possibilités scéniques (costumes, déplacements, gestes, intonations, silences, …), et vous citerez précisément des passages du texte faisant l’objet d’un débat entre le metteur en scène et le comédien.

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