Roman STI2D 2016

Roman et Savoir

Objet d’étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.

Corpus :

Texte A – Cyrano de Bergerac, L’Autre monde : Les Etats et Empires de la Lune (1657).

Texte B – Honoré de Balzac, La peau de chagrin (1831), première partie : « Le Talisman ».

Texte C – Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), chapitre III.

Texte D –  Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir (1968), deuxième partie, « L’abîme ».

 

Texte A – Cyrano de Bergerac, L’Autre monde : Les Etats et Empires de la Lune (1657).

            [Persuadé que la Lune est un monde habité, le personnage principal entreprend d’y voyager.]

 

            Je m’étais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, et la chaleur du soleil qui les attirait m’éleva si haut, qu’à la fin je me trouvai au-dessus des plus hautes nuées[1]. Mais comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu’à mon partement[2], je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu’à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l’attraction et que je descendais vers la terre. Mon opinion ne fut point fausse, car j’y retombai quelque temps après, et à compter l’heure que j’en étais parti, il devait être minuit. Cependant je reconnus que le soleil était alors au plus haut de l’horizon, et qu’il était midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné : certes je le fus de si bonne sorte que, ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le soleil aux cieux[3], afin d’éclairer une si généreuse entreprise.

            Ce qui accrut mon ébahissement, ce fut de ne point connaître le pays où j’étais, vu qu’il me semblait qu’étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d’où j’étais parti. Equipé comme j’étais, je m’acheminai vers une chaumière, où j’aperçus de la fumée ; et j’en étais à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre de sauvages. Ils parurent fort surpris de ma rencontre ; car j’étais le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu’en marchant je ne touchais presque point à la terre : aussi ne savaient-ils pas qu’au premier branle[4] que je donnais à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevait avec ma rosée, et sans que mes fioles n’étaient plus en assez grand nombre, j’eusse été, possible, à leur vue enlevé dans les airs[5].

            Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai toutefois un, dont les jambes sans doute avaient trahi le cœur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j’étais essoufflé), combien on comptait de là à Paris, depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant d’épouvante. Cet homme à qui je parlais était un vieillard olivâtre[6], qui d’abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta[7] longtemps, mais je ne discernai point qu’il articulât rien ; de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet.

 

Texte B – Honoré de Balzac, La peau de chagrin1  (1831), première partie : « Le Talisman ».

[Raphaël, jeune noble ruiné au jeu, est prêt à se donner la mort. Il entre dans la boutique d’un vieil antiquaire qui met sous ses yeux une peau de chagrin.]

           

            Il apporta la lampe près du talisman2 que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

            – J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre. 

            Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités3, ses yeux parurent y chercher quelque chose.

            – Que voulez-vous ? demanda le vieillard.

            – Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.

            Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.

            – L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude :

            – Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu !

            Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :

لو ملكتنى ملكت آلكلّ

و لكن عمرك ملكى
واراد الله هكذا
اطلب وستننال مطالبك
و لكن قس مطالبك على عمرك
وهى هاهنا
فبكل مرامك استسنزل ايامك
أتريد فىّ
الله مجيبك

آمين

 

            Ce qui voulait dire en français :

SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÈDERAS TOUT.

MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A
VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.
ELLE EST LÀ. À CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROITRAI
COMME TES JOURS.
ME VEUX-TU ?
PRENDS. DIEU
T’EXAUCERA.
SOIT !

            – Ah ! vous lisez couramment le sanscrit4, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale ?

            – Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.

            Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.

            – Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.

            Le vieillard hocha de la tête et dit gravement : – Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et…

            – Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l’interrompant.

           

 

Notes : 1. peau de chagrin : peau de l’onagre, un âne de grande taille. / 2. talisman : objet sur lequel sont inscrits des signes et auquel on attribue des vertus magiques de protection. 3. les tables de la boutique, remplies d’objets de toutes sortes. / 4. L’inscription est en langue arabe, non en sanscrit.

 

 

 

Texte C – Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), chapitre III.

            [Bouvard et Pécuchet, deux amis, se sont retirés dans une maison à la campagne, où ils étudient successivement toutes les sciences.]

 

 

            Pécuchet continua :

            – « La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une seconde. Un rayon de la Voie lactée met six siècles à nous parvenir – si bien qu’une étoile, quand on l’observe, peut avoir disparu. Plusieurs sont intermittentes[8], d’autres ne reviennent jamais ; – et elles changent de position ; tout s’agite, tout passe. »

            – « Cependant, le Soleil est immobile ? »

            – « On le croyait autrefois. Mais les savants aujourd’hui, annoncent qu’il se précipite vers la constellation d’Hercule ! »

            Cela dérangeait les idées de Bouvard – et après une minute de réflexion :

            – « La science est faite, suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir. »

            Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau[9], à la lueur des astres – et leurs discours étaient coupés par de longs silences.

            Enfin ils se demandèrent s’il y avait des hommes dans les étoiles. Pourquoi pas ? Et comme la création est harmonique[10], les habitants de Sirius[11] devaient être démesurés, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux de Vénus très petits. A moins que ce ne soit partout la même chose ? Il existe là-haut des commerçants, des gendarmes ; on y trafique, on s’y bat, on y détrône des rois !...

            Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel comme la parabole d’une monstrueuse fusée.

            – « Tiens ! » dit Bouvard, « voilà des mondes qui disparaissent. » 

            Pécuchet reprit :

            – « Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles ne seraient pas plus émus que nous ne le sommes maintenant ! De pareilles idées vous renfoncent l’orgueil. »

            – « Quel est le but de tout cela ? »

            – « Peut-être qu’il n’y a pas de but ? »

            – « Cependant ! » et Pécuchet répéta deux ou trois fois « cependant » sans trouver rien de plus à dire.

 

 

            Texte D –  Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir (1968), deuxième partie.

            [Zénon, le personnage principal, est un savant du XVIe siècle qui poursuit librement ses recherches, malgré les dogmes de son époque.]

 

            Rigoureusement, presque à contrecœur, ce voyageur au bout d’une étape de plus de cinquante ans s’obligeait pour la première fois de sa vie à retracer en esprit les chemins parcourus, distinguant le fortuit[12] du délibéré ou du nécessaire, s’efforçant de faire le tri entre le peu qui semblait venir de soi et ce qui appartenait à l’indivis de[13] sa condition d’homme. Rien n’était tout à fait pareil, ni non plus tout à fait contraire, à ce qu’il avait d’abord voulu ou préalablement pensé. L’erreur naissait tantôt de l’action d’un élément dont il n’avait pas suspecté la présence, tantôt d’une bévue dans la supputation du temps, qui s’était avéré plus rétractile ou plus extensible que sur les horloges. A vingt ans, il s’était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l’entendement[14] des œillères, mais sa vie s’était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d’emblée posséder la somme. On n’est pas libre tant qu’on désire, qu’on veut, qu’on craint, peut-être tant qu’on vit. Médecin, alchimiste, artificier, astrologue, il avait porté bon gré mal gré la livrée[15] de son temps ; il avait laissé le siècle imposer à son intellect certaines courbes. Par haine du faux, mais aussi par l’effet d’une fâcheuse âcreté[16] d’humeur, il s’était engagé dans des querelles d’opinions où à un Oui inane[17] répond un Non imbécile. Cet homme sur ses gardes s’était surpris à trouver plus odieux les crimes, plus sottes les superstitions des républiques ou des princes qui menaient sa vie ou brûlaient ses livres ; conversement[18], il lui était arrivé de s’exagérer le mérite d’un benêt mitré[19], couronné ou tiaré[20], dont la faveur lui eût permis de passer des idées aux actes. L’envie d’agencer, de modifier ou de régenter au moins un segment de la nature des choses l’avait entraîné à la remorque des grands de ce monde, édifiant des châteaux de cartes ou chevauchant des fumées. Il faisait le compte de ses chimères[21]. Au Grand Sérail, l’amitié du puissant et malheureux Ibrahim, le vizir de Sa Hautesse, lui avait fait espérer mener à bien son plan d’assainissement des marécages aux alentour d’Andrinople[22] ; il avait eu à cœur une réforme rationnelle de l’hôpital des Janissaires[23] ; on avait commencé par ses soins à racheter çà et là les précieux manuscrits de médecins et d’astronomes grecs, acquis jadis par les savants arabes, et qui, parmi beaucoup de fatras, contiennent parfois une vérité à redécouvrir. Il y avait eu surtout un certain Dioscoride[24] contenant des fragments, plus anciens, de Crateüas[25], qui se trouvait appartenir au Juif Hamon, son collègue auprès du Sultan… Mais la sanglante chute d’Ibrahim avait entraîné avec elle tout cela.

 

 

 

[1]. nuées : nuages.

[2]. partement : départ.

[3]. référence à un épisode de la Bible dans lequel Dieu permet par ce moyen à un personnage d’achever la défaite de ses ennemis.

[4]. branle : mouvement.

[5]. et sans que… dans les airs : et si mes fioles n’avaient pas été en nombre insuffisant, j’aurais été, probablement, devant leurs yeux enlevé dans les airs.

[6]. olivâtre : dont le teint est de la couleur verdâtre de l’olive.

[7]. marmotter : dire de manière confuse ou indistincte, en parlant entre ses dents.

[8]. sont intermittentes : disparaissent puis reparaissent.

[9]. vigneau : hauteur aménagée d’un jardin.

[10]. harmonique : proportionnée.

[11]. Sirius : étoile la plus brillante du ciel.

[12]. fortuit : qui arrive par hasard.

[13]. l’indivis de : ce qui appartient à.

[14]. entendement : intelligence.

[15]. la livrée : le costume, l’uniforme.

[16]. âcreté : irritation.

[17]. inane : sans valeur.

[18]. conversement : inversement

[19]. un benêt mitré : la mitre est la coiffe portée par certains religieux. «Benêt » signifie : « niais, naïf ».

[20]. tiaré : qui porte une « tiare ». La tiare est la coiffure haute du pape..

[21]. chimères : illusions.

[22]. Andrinople : ville de Turquie, appelée aujourd’hui Edirne.

[23]. Janissaires : soldat d’élite de l’armée turque.

[24]. Dioscoride : médecin du Ier siècle de notre ère.

[25]. Crateüas : physicien grec.

 

I. Questions sur le corpus (6 points) :

Vous répondrez aux deux questions suivantes :

  1. Montrez que les personnages de ces textes sont, chacun à leur manière, en quête de connaissance. (3 points)
  2. Par quels moyens la curiosité ou la désillusion des personnages sont-elles mises en valeur ? (3 points)

 

II. Ecriture (14 points) :

Vous traiterez, au choix, l’un des deux exercices suivants :

 

  • Commentaire :

Vous ferez le commentaire du texte A (Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires de la Lune), en vous aidant du parcours de lecture suivant :

1) Vous montrerez comment s’organise le récit d’une aventure romanesque.

2) Vous vous demanderez comment s’exprime la surprise du narrateur devant un monde nouveau.

 

  • Dissertation :

Vous répondrez à la question suivante dans un développement composé :

Le personnage de roman permet-il d’ouvrir les yeux du lecteur ou bien lui offre-t-il au contraire un moyen d’échapper à la réalité ?

 

  • Invention :

Ecrivez les épisodes précédant le texte B (Balzac, La peau de chagrin).

Vous raconterez comment l’antiquaire est venu en possession du talisman, et vous mettrez en valeur le pouvoir mystérieux de cet objet qu’il n’a jamais réussi à offrir à personne.

Vous veillerez à respecter les choix d’écriture du texte initial (type de narration, temps du récit, …). Votre texte aura une longueur d’une quarantaine de lignes environ.

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