Roman S-ES 2018

Roman et Isolement

Objet d’étude :

Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.

CORPUS :

Texte A – Stendhal, Le Rouge et le noir, Ière partie, chapitre 10 (1830).

Texte B – Guy de Maupassant, Bel-Ami, Ière partie, chapitre 2 (1880).

Texte C – Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Ière partie : « Combray », chapitre I (1913).

Texte D – Georges Perec, Un homme qui dort (1967).

 

Texte A – Stendhal, Le Rouge et le noir (1830), Ière partie, chapitre 10 .

Julien Sorel, fils d’un charpentier, rêve de gloire militaire. Employé comme précepteur des enfants de M. de Rênal, il obtient, après une dispute, une augmentation de son traitement.

            « J’ai gagné une bataille », se dit-il aussitôt qu’il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, « j’ai donc gagné une bataille ! »

            Ce mot lui peignait en beau toute sa position et rendit à son âme quelque tranquillité.

            « Me voilà avec cinquante francs d’appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ? »

            Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l’homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de colère, acheva de rasséréner l’âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D’énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s’élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l’ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s’arrêter.

            Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l’eût oublié lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. « Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m’étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. »

            Julien debout sur son grand rocher regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher ; quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.

            C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

 

Texte B – Maupassant, Bel-Ami (1880), Ière partie, chapitre 2.

Duroy, pauvre et sans emploi, trouve grâce à un de ses amis un poste de journaliste. Un soir, il est invité par cet ami à dîner avec le directeur du journal.

            Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.

            N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.

            Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était pas même reconnu ; il s'était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'œil.

            Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant.

            Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.

            Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d'avoir été vu, minaudant[1] ainsi, par quelque invité de son ami.

            En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer.             Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : « Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.

 

Texte CMarcel Proust, Du côté de chez Swann (1913), Première partie : « Combray », chapitre I.

Au début du roman, le narrateur évoque les angoisses et les plaintes de son enfance, lorsqu’il devait aller se coucher.

            Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée[2] d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes[3] de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent[4], mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

 

Texte D – Georges Perec, Un homme qui dort (1969).

Le personnage principal est un étudiant qui a décidé, un jour d’examen, de rompre avec toute vie sociale. Ce passage se situe vers la fin du roman.

          Le piège, c’était ce sentiment parfois presque exaltant, cet orgueil, cette sorte d’ivresse ; tu croyais n’avoir besoin que de la ville, de ses pierres et de ses rues, des foules qui t’entraînaient, besoin seulement d’un fragment de comptoir à la Petite Source[5], d’une place avancée dans un cinéma de quartier ; besoin seulement de ta chambre, ton antre, ta cage, ton terrier, où tu reviens chaque jour, d’où tu repars chaque jour, ce lieu presque magique où plus rien désormais ne s’offre à ta patience, même plus une fissure au plafond, même plus une veine dans le bois de l’étagère, même plus une fleur sur le papier peint. Tu étales, encore une fois, les cinquante-deux cartes sur ta banquette étroite ; tu cherches, encore une fois, l’improbable solution du labyrinthe informe.

            Tu as perdu tes pouvoirs. Tu ne sais plus suivre la lente dérive des bulles et des brindilles à la surface de ta cornée. Nul visage, nulle chevauchée victorieuse, nulle ville à l’horizon ne se laissent déchiffrer au travers des fissures et des ombres.

            Le piège : cette illusion dangereuse d’être – comment dire ? – infranchissable, de n’offrir aucune prise au monde extérieur, de glisser intouchable, yeux ouverts regardant devant eux, percevant tout, les plus petits détails, ne retenant rien. Somnambule éveillé, aveugle qui verrait. Être sans mémoire, sans frayeur.

            Mais il n’y a pas d’issue, pas de miracle, nulle vérité. Des carapaces, des cuirasses. Depuis ce jour suffocant où tout a commencé, où tout s’est arrêté. Tu rases les murs sales des rues noires, heurtant de ta main droite les pierres des perrons, les briques des façades. Tu t’assieds, jambes ballantes, au-dessus de la Seine, pendant des heures à regarder l’inappréciable remous que creuse l’arche d’un pont. Tu étires les quatre as de tes cinquante-deux cartes étalées. Combien de fois as-tu refait les mêmes gestes mutilés, les mêmes trajets qui ne conduisent jamais nulle part ? Tu n’as d’autre secours que tes refuges de quatre sous, ta patience imbécile, les mille et un détours qui chaque fois te ramènent à ton point de départ. Des squares aux musées, des cafés aux cinémas, des berges aux jardins, les salles d’attente dans les gares, les halls des grands hôtels, les monoprix, les librairies, les galeries de peinture, les couloirs du métro. Les arbres, les pierres, l’eau, les nuages, le sable, la brique, la lumière, le vent, la pluie : seule compte ta solitude : quoi que tu fasses, où que tu ailles, tout ce que tu vois n’a pas d’importance, tout ce que tu fais est vain, tout ce que tu cherches est faux. Seule existe la solitude, que tôt ou tard, chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désastreuse ; chaque fois, tu demeures seul, sans secours, en face d’elle, démonté ou hagard, désespéré ou impatient.

            Tu t’es arrêté de parler et seul le silence t’a répondu. Mais ces mots, ces milliers, ces millions de mots qui se sont arrêtés dans ta gorge, les mots sans suite, les cris de joie, les mots d’amour, les rires idiots, quand donc les retrouveras-tu ?

 

[1]. minaudant : prenant des mines, des expressions de visage.

[2]. valve : moitié de la coquille / rainurée : à cannelures, à entailles.

[3]. les vicissitudes : les ennuis.

[4]. contingent :  qui est le fruit du hasard.

[5]. la Petite-Source : brasserie où le personnage a pris l’habitude de se rendre.

 

I. QUESTION SUR LE CORPUS (4 points) :

Les personnages de ces romans font-ils la même expérience de l’isolement ?

 

II. ÉCRITURE (16 points) :

• Commentaire :

            Vous ferez le commentaire du texte de Georges Perec (Texte D).

 

• Dissertation :

Selon vous, un lecteur de roman peut-il s’attacher à un personnage qui n’accomplit pas de grandes actions ?

Vous répondrez à cette question dans un développement composé, qui s’appuiera sur des références littéraires choisies dans les textes du corpus, dans les lectures faites en classe et dans vos lectures personnelles.

 

• Invention :

A la suite du texte de Marcel Proust (Texte C), le narrateur reconstitue un épisode de sa vie qu’il avait oublié. Racontez l’apparition de ce souvenir, en expliquant la joie qu’éprouve le narrateur et les raisons qui ont conduit à son oubli.

Vous veillerez à conserver les choix narratifs du narrateur du texte de Proust.

 

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