Argumentation STI2D 2016

Argumentation et Souveraineté

La question de l’homme dans les genres de l’argumentation,

du XVIe siècle à nos jours.

Corpus :

Texte A – Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699, Cinquième livre.

Texte B – Florian, Fables, 1792, Livre I, fable VIII, « Le Calife ».

Texte C – Victor Hugo, Hernani, 1830, Acte IV, scène 2.

Texte D – Pascal Quignard, Sur l’idée d’une communauté de solitaires, 2015, chapitre 3.

 

Texte A – Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699, Cinquième livre.

Télémaque, fils d’Ulysse, voyage en Méditerranée à la recherche de son père en compagnie du vieux Mentor, chargé de son éducation. Sur l’île de Crète, une assemblée de sages est chargée de choisir un nouveau roi, digne de succéder au juste roi Minos, fondateur de leurs lois. Devant l’intelligence de Télémaque, les Crétois lui proposent le trône, mais Télémaque le refuse.

            « Puisque les dieux nous ôtent l’espérance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu’un qui puisse commander avec cette modération ? »

            « Je connais – leur dis-je[1] d’abord – un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimé en moi : c’est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler et il m’a inspiré toutes les réponses que vous venez d’entendre. »

            En même temps toute l’assemblée jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main. Je racontais les soins qu’il avait eus de mon enfance, les périls dont il m’avait délivré, les malheurs qui étaient venus fondre sur moi dès que j’avais cessé de suivre ses conseils.

            D’abord on ne l’avait point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais, quand on s’appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d’élevé ; on remarqua la vivacité de ses yeux et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu’aux moindres actions. On le questionna ; il fut admiré : on résolut de le faire roi.

            Il s’en défendit sans s’émouvoir : il dit qu’il préférait les douceurs d’une vie privée à l’éclat de la royauté ; que les meilleurs rois étaient malheureux en ce qu’ils ne faisaient presque jamais les biens qu’ils voulaient faire et qu’ils faisaient souvent, par la surprise[2] des flatteurs, les maux qu’ils ne voulaient pas. Il ajouta que, si la servitude[3] est misérable, la royauté ne l’est pas moins, puisqu’elle est une servitude déguisée. « Quand on est roi – disait-il – on dépend de tous ceux dont on a besoin pour se faire obéir. Heureux celui qui n’est point obligé de commander ! Nous ne devons qu’à notre seule patrie, quand elle nous confie l’autorité, le sacrifice de notre liberté pour travailler au bien public. »

            Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandèrent quel homme ils devaient choisir.

            « Un homme – répondit-il – qui vous connaisse bien, puisqu’il faudra qu’il vous gouverne, et qui craigne de vous gouverner. Celui qui désire la royauté ne la connaît pas ; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant point ? Il la cherche pour lui, et vous devez désirer un homme qui ne l’accepte que pour l’amour de vous. »

 

Texte B – Florian, Fables, 1792, Livre I, fable VIII, « Le Calife ».

Autrefois dans Bagdad le calife Almamon[4]
Fit bâtir un palais plus beau, plus magnifique,
Que ne le fut jamais celui de Salomon.
Cent colonnes d'albâtre[5] en formaient le portique ;
L'or, le jaspe, l'azur[6], décoraient le parvis[7] ;
Dans les appartements embellis de sculpture,
Sous des lambris[8] de cèdre, on voyait réunis
Et les trésors du luxe et ceux de la nature,
Les fleurs, les diamants, les parfums, la verdure,
Les myrtes[9] odorants, les chefs-d'œuvre de l'art,
            Et les fontaines jaillissantes
            Roulant leurs ondes bondissantes
            A côté des lits de brocart[10].
Près de ce beau palais, juste devant l'entrée,
Une étroite chaumière[11], antique et délabrée,
D'un pauvre tisserand était l'humble réduit.
            Là, content du petit produit
D'un grand travail, sans dette et sans soucis pénibles,
            Le bon vieillard, libre, oublié,
            Coulait des jours doux et paisibles,
            Point envieux, point envié.
            J'ai déjà dit que sa retraite[12]
            Masquait le devant du palais.
Le vizir[13] veut d'abord, sans forme de procès,
            Qu'on abatte la maisonnette ;
Mais le calife veut que d'abord on l'achète.
Il fallut obéir : on va chez l'ouvrier[14],
On lui porte de l'or. « Non, gardez votre somme,
            Répond doucement le pauvre homme ;
Je n'ai besoin de rien avec mon atelier :
Et, quant à ma maison, je ne puis m'en défaire ;
C'est là que je suis né, c'est là qu'est mort mon père ;
            Je prétends y mourir aussi.
Le calife, s'il veut, peut me chasser d'ici ;
            Il peut détruire ma chaumière :
            Mais, s'il le fait, il me verra
Venir, chaque matin, sur la dernière pierre
            M'asseoir et pleurer ma misère :
Je connais Almamon, son cœur en gémira. »
Cet insolent discours excita la colère
Du vizir, qui voulait punir ce téméraire[15],
Et sur-le-champ raser sa chétive[16] maison.
            Mais le calife lui dit : « Non,
J'ordonne qu'à mes frais elle soit réparée ;
            Ma gloire tient à sa durée :
Je veux que nos neveux, en la considérant,
Y trouvent de mon règne un monument auguste :
En voyant le palais, ils diront : Il fut grand ;
En voyant la chaumière, ils diront : Il fut juste. » 


Texte C – Victor Hugo, Hernani, 1830, Acte IV, scène 2.

Tandis qu’une assemblée de Grands Electeurs se réunit pour désigner le nouvel empereur germanique, le roi Don Carlos, qui espère être nommé, médite devant la tombe de Charlemagne.

Don Carlos, seul.

Qui me conseillera ?... –

                                               Il tombe à deux genoux devant le tombeau.

                                    Charlemagne ! c’est toi ! 

Oh ! puisque Dieu, pour qui tout obstacle s’efface,

Prend nos deux majestés et les met face à face,

Verse-moi dans le cœur, du fond de ce tombeau,

Quelque chose de grand, de sublime et de beau !

Oh ! par tous ses côtés fais-moi voir toute chose !

Montre-moi que le monde est petit, car je n’ose

Y toucher. Montre-moi que sur cette Babel[17]

Qui du pâtre[18] à César[19] va montant jusqu’au ciel,

Chacun en son degré se complaît[20] et s’admire,

Voit l’autre par-dessous et se retient d’en rire.

Apprends-moi tes secrets de vaincre et de régner,

Et dis-moi qu’il vaut mieux punir que pardonner[21] !

– N’est-ce pas ? – S’il est vrai qu’en son lit solitaire

parfois une grande ombre, au bruit que fait la terre,

S’éveille, et que soudain son tombeau large et clair

S’entrouvre, et dans la nuit jette au monde un éclair ;

Si cette chose est vraie, empereur d’Allemagne,

Oh ! dis-moi ce qu’on peut faire après Charlemagne !

Parle ! dût en parlant ton souffle souverain

Me briser sur le front cette porte d’airain !

Ou plutôt, laisse-moi seul dans ton sanctuaire[22]

Entrer ; laisse-moi voir ta face mortuaire ;

Ne me repousse pas d’un souffle d’aquilons[23] ;

Sur ton chevet de pierre accoude-toi. Parlons.

Oui, dusses-tu me dire, avec ta voix fatale,

De ces choses qui font l’œil sombre et le front pâle,

Parle, et n’aveugle pas ton fils épouvanté,

Car ta tombe sans doute est pleine de clarté !

Ou, si tu ne dis rien, laisse en ta paix profonde

Laisse, qu’il te mesure à loisir, ô géant ;

Car rien n’est ici-bas si grand que ton néant !

Que la cendre, à défaut de l’ombre, me conseille !

 

Texte D – Pascal Quignard, Sur l’idée d’une communauté de solitaires, 2015, chap. 3 (texte intégral du chapitre).

Chapitre 3 – Hiu-yeou et Tch’ao-fou

            Au temps de l’empereur Ti Yao[24] vivait Hiu-yeou. L’empereur Ti Yao envoya à Hiu-yeou une troupe de ses meilleurs officiers pour le convaincre d’accepter l’empire.

            Hiu-yeou fut pris d’une nausée qu’il ne sut pas contrôler devant l’émissaire[25] à la seule idée que l’empereur eût songé à lui offrir de diriger le monde. La main sur la bouche, pour retenir le renvoi d’un peu de bile, il ne voulut rien répondre.

            Il se retira dans sa cellule[26].

            Le lendemain, bien avant l’aube, alors que les officiers dormaient encore, furtivement, il s’enfuit.

            Il arrive au pied du mont Tsi-chan.

            La crète était prise dans le brouillard.

            Sous ses yeux s’étendait un lieu si désert qu’il désira aussitôt s’y établir.

            Il considéra longuement, tout autour de lui, les roches qui pourraient l’abriter.

            Il posa son baluchon sous l’une d’entre elles.

            Alors il descendit à la rivière pour se laver les oreilles.

            Tch’ao-fou poussa plus loin que Hiu-yeou le dédain[27] des choses politiques et le dégoût de l’administration des communautés. Tch’ao-fou vivait dans un petit ermitage[28], bien caché sous les feuillages, que nul ne pouvait voir, à mi-pente du mont Tsi-chan, juste au-dessus de la vallée. Il possédait en tout et pour tout un champ qu’il avait laissé retourner à l’état sauvage et un bœuf qui était plutôt un vieil auroch[29] plein de barbe. Alors qu’il descendait le flanc de la montagne pour aller faire boire son bœuf antique dans la rivière, Tch’ao-fou vit Hiu-yeou accroupi sur la rive, penchant la tête à droite, puis inclinant la tête sur la gauche, en train de se laver les oreilles.

            Tch’ao-fou s’approcha de Hiu-yeou.

            Après l’avoir salué humblement à plusieurs reprises, il lui demanda la raison de ces gestes rythmés et répétitifs qui concernaient ses deux oreilles délicates et roses.

            – Cela m’intrigue, dit-il. Voilà pourquoi je me permets de vous demander le motif des mouvements que vous faites.

            Hiu-yeou rétorqua :

            – L’empereur Ti Yao m’a proposé de prendre les rênes de l’empire. Voilà pourquoi vous me voyez en train de me laver, avec beaucoup de soin, les pavillons de mes oreilles ainsi que le petit couloir qui s’y enfonce.

            Tout le haut du corps de Tch’ao-fou frémit.

            Il considéra en pleurant la rivière Ying.

            Tch’ao-fou tira son vieux bœuf par le licou[30].

            Il ne lui permit plus de boire dans la rivière où Hiu-yeou avait lavé des oreilles qui avaient entendu une semblable proposition. 

 


[1]. Le narrateur de l’histoire est Télémaque.

[2]. surprise : ici, dans le sens de « ruse ».

[3]. servitude : esclavage.

[4]. Almamon : calife de la lignée des Abbassides, qui a régné à Bagdad de 813 à 833.

[5]. albâtre : pierre calcaire blanche utilisée en architecture.

[6]. jaspe, azur : minéraux précieux et colorés utilisés comme ornements en architecture.

[7]. parvis : espace qui se trouve devant le palais.

[8]. lambris : revêtement de menuiserie décorant un mur.  

[9]. myrte : arbuste aux fleurs parfumées.

[10]. brocart : étoffe de soie multicolore, ornée de fils d’or et d’argent.

[11]. chaumière : maison rurale de construction modeste.

[12]. sa retraite : le lieu où il vivait retiré. 

[13]. vizir : ministre du calife.

[14]. l’ouvrier : le tisserand.

[15]. téméraire : audacieux.                                        

[16]. chétive : fragile.

[17]. cette Babel : l’Empire. Allusion à l’épisode de la tour de Babel, dans la Bible, que les hommes entreprennent d’élever jusqu’à la hauteur du ciel.

[18]. pâtre : berger.

[19]. César : nom des empereurs romains.

[20]. se complaît : se plaît à soi-même.

[21]. entouré d’ennemis et de traîtres, Don Carlos est tenté par la vengeance.

[22]. dans ton sanctuaire : dans ton tombeau.

[23]. aquilons : vents violents et froids venus du nord.

[24]. Empereur chinois légendaire.

[25]. émissaire : messager.

[26]. dans sa cellule : dans la pièce où il vivait retiré du monde.

[27]. dédain : mépris.

[28]. ermitage : lieu retiré, où habite un ermite.

[29]. auroch : espèce ancienne de la famille des bovidés.

[30]. licou : harnais attaché à la tête d’un animal.

 

I. Questions sur le corpus (6 points) :

Vous répondrez de manière synthétique aux deux questions suivantes :

 

1. Dans les textes du corpus, quelles réflexions la fonction de souverain soulève-t-elle ? (3 points)

2. Comment, dans ces différents textes, la référence à des personnages exemplaires contribue-t-elle à l’argumentation ? (3 points)

 

 

II. Ecriture (14 points) :

Vous traiterez, au choix, l’un des trois exercices suivants :

  • Commentaire :

Vous ferez le commentaire du texte B (Florian, « Le Calife ») en vous appuyant sur le parcours de lecture suivant :

1) Vous étudierez le tableau contrasté de la richesse et de la pauvreté.

2) Vous montrerez comment, dans ce texte, le récit est mis au service de l’argumentation.

  • Dissertation :

L’apologue est un petit récit dont la visée est de transmettre un message à caractère moral.

Cette forme d’argumentation vous paraît-elle la plus efficace pour traiter la question de l’homme en général ?

Vous répondrez à cette question dans un développement composé, en vous appuyant sur des exemples tirés aussi bien du corpus que de vos lectures personnelles.

  • Invention :

Vous avez le choix entre diriger un empire ou vous retirer dans la solitude.

Dans un apologue, vous précisez les circonstances dans lesquelles vous devez prendre cette décision, et vous expliquez votre choix par une moralité explicite.

 

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