Argumentation S-ES 2017

Argumentation et Réflexivité

Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours.

Corpus :

Texte A – Michel de Montaigne, Essais, « Au lecteur », 1580.

Texte B – Pierre Corneille, L’Illusion comique, Acte V, scène dernière, 1635.

Texte C – Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, « Première page », 1983.

Texte D – Thomas Clerc, Poeasy, « Couleurs / Lettres », 2017.

Annexe – Norman Rockwell, Triple autoportrait, 1960.

 

Texte A – Michel de Montaigne, Essais, « Au lecteur » (1580).

Au lecteur

       C’est ici un livre de bonne foi, Lecteur. Il t'avertit dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée : je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré de beautés empruntées[1]. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïve[2], autant que la révérence[3] publique me l'a permis. Que si j'eusse été parmi ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, Lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison[4] que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc.

De Montaigne, ce 12 de juin 1580.

 

Texte B – Pierre Corneille, L’Illusion comique, Acte V, scène dernière (1635).

[Pridament est à la recherche de son fils Clindor, disparu depuis dix ans. Le magicien Alcandre le conduit dans une grotte et lui montre la vie de Clindor, qu’il fait apparaître devant ses yeux. Alors que Pridament voit finalement mourir Clindor, Alcandre lui révèle qu’il s’agissait d’une pièce de théâtre.]

Pridamant

Mon fils comédien !

Alcandre

                                               D’un art si difficile
Tous les quatre[5] au besoin en ont fait leur asile ;
Et, depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N’est que la triste fin d’une pièce tragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons et lui dans leur métier
Ravissent dans Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand équipage
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer,
Qu’alors que sur la scène il se fait admirer[6].

Pridamant

J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte ;
Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte.
Est-ce là cette gloire et ce haut rang d’honneur
Où le devait monter l’excès de son bonheur[7] ?

Alcandre

Cessez de vous en plaindre. À présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre[8] ;
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien[9] de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands ;
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
Même notre grand roi, ce foudre de la guerre
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
Prêter l’œil et l’oreille au Théâtre-François :
C’est là que le Parnasse[10] étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
D’ailleurs, si par les biens on prise[11] les personnes,
Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

 

Texte C – Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, « Première page » (1986).

[Dans ce roman, le narrateur est un écrivain qui raconte sa tentative d’écrire un livre et son échec.]

            Au commencement, une phrase très courte. Une demi-douzaine de mots seulement ; des mots simples, les premiers venus, ou presque. Chargés avant tout de signifier qu’ici s’achève un silence. Mais aussitôt après, sans même un alinéa, débuterait une longue phrase au conditionnel, une de ces périodes[12] à l’ancienne où tout serait avec soin combiné – le choix des verbes, la charpente logique, le nombre des segments, la longueur et la durée de chacun – pour capter d’abord puis tenir en éveil la curiosité du lecteur, pour lui faire parcourir pas à pas (comme un enfant qu’on promène dans les allées d’un jardin qu’il visite pour la première fois, comme un hôte à qui l’on fait les honneurs d’une maison où il n’a encore jamais pénétré) le cercle entier des propositions successives, distribuées – dans leur diversité très composée – autour d’un axe unique, et pour enfin le faire trébucher, à travers un dédale d’incises[13] et de parenthèses, sur un ultime obstacle (le plus inattendu peut-être à la fin d’un tel parcours), une clausule[14] qui ne conclut rien.

            La suite bien sûr se maintiendrait à ce brillant niveau. Chaque phrase frapperait. Par sa justesse. Par sa force. Et dans leur succession rapide, elles formeraient ensemble une chaîne d’une éclatante logique.

            C’est pourtant sur l’aspect extérieur de la page que l’œil d’abord glisserait, puis s’attarderait, car le jeu des blancs autour des lettres donnerait au texte une apparence insolite : les caractères, soigneusement diversifiés et savamment dispersés, construiraient une architecture diaphane où le vide semblerait tout emplir. Le corps opaque de chaque mot se coulerait là de biais, discrètement, comme prêt à s’évanouir dans la blancheur qui l’assiège. Et, le regard errant au milieu des signes, on oublierait que ces signes composent des mots et que ces mots ont peut-être un sens.

            Ce serait donc le commencement d’une œuvre forte (comme un alcool), et dure (comme l’acier), multiple aussi et foisonnante (comme tout ce qu’on pourra imaginer de multiple et de foisonnant) : un beau morceau de prose descriptive, une de ces pages où semblent s’être donné rendez-vous quelques-unes des principales qualités prônées par les vieux maîtres : fermeté de la syntaxe, précision des termes, puissance oratoire. Mais ce qui ferait surtout le prix de cette séquence initiale, c’est qu’y paraîtrait au grand jour le juste rapport entre le sens, les images et les sons, une adéquation presque parfaite entre le mouvement dessiné par les mots et leur charge intime. Le temps d’une page au moins, la rhétorique aurait cessé d’être serve[15].

            Et c’est seulement au terme de cette page, insolente et belle comme un manifeste, que se ferait entendre, sortie d’on ne sait où, de quelque lieu d’exil ou de solitude sans doute, une voix au timbre impressionnant. Mais aucun auditeur ne saurait exactement reproduire ce qu’elle aurait dit. Et l’on apprendrait, beaucoup plus tard, qu’il y était question de commencement, de mots et de silence.

 

Texte D – Thomas Clerc, Poeasy, « Couleurs / Lettres » (2017), éd. Gallimard, coll. « L’arbalète ».

Couleurs / Lettres

Aux couleurs inouïes

je me laissai d’abord prendre et séduire,

aux mille nuances

fraîchement sorties des tubes

d’une pression simple de la main ;

elles sentaient bon en outre

et auraient flatté l’ouïe si elles l’eussent pu,

douces aux sens, saturantes,

mais je me dis alors, je le perçus plutôt,

que je me lasserais vite de ces tons forcés

de ruisselantes cascades, de flore polychrome,

tyrien émeraude ivoire[16] millésimés[17]

et jetant un coup d’œil latéral sur

des formes plus stables, quoiqu’elles

fussent toutes en noir, uniformément noires,

et variant moins a priori

je me dis que leur mélange à elles serait de beaucoup

plus grand effet

– et je choisis les lettres.

 

Annexe – Norman Rockwell, Triple autoportrait (1960).

 

Rockwell_Triple_autoportrait.jpg
Rockwell_Triple_autoportrait
 

[1]. empruntées : maniérées, artificielles.

[2]. naïve : spontanée, naturelle.

[3]. la révérence : la bienséance.

[4]. ce n’est pas raison : ce n’est pas raisonnable.

[5]. tous les quatre : Clindor et les comédiens de sa troupe.

[6]. v. 10-13 : les riches costumes appartiennent bien à Clindor, et ne lui servent pas seulement à être admiré sur la scène.

[7]. l’excès de son bonheur : sa haute condition sociale.

[8]. l’idolâtre : l’admire.

[9]. l’entretien : le sujet des conversations.

[10]. Le Parnasse : lieu où se trouvent les Muses.

[11]. priser : donner de l’estime.

[12]. période : longue phrase construite avec harmonie.

[13]. incise : proposition insérée à l’intérieur d’une phrase.

[14]. clausule : dernière partie d’un discours ou d’un énoncé.

[15]. serve : servile, esclave.

[16]. tyrien émeraude ivoire : noms de couleurs (tyrien : rose ; émeraude : vert ; ivoire : blanc cassé).

[17]. millésimé : qui porte un chiffre correspondant à son année de production.

 

I. Question de corpus (4 points) :

Comment, dans les textes du corpus, s’exprime un projet de vie ou d’écriture ?

 

II. Ecriture (16 points) :

Vous traiterez, au choix, un des trois sujets suivants :

• Commentaire :

Vous ferez le commentaire du texte C (Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres).

• Dissertation :

« Je suis moi-même la matière de mon livre » (Texte A).

Pensez-vous, comme Montaigne, qu’un écrivain ou un artiste soit la matière de ses œuvres ?

• Invention :

En vous inspirant des textes du corpus, imaginez le texte d’un auteur de votre choix  qui exprimerait sa propre vocation.

Votre texte aura, selon votre choix, une forme narrative, poétique, théâtrale ou argumentative.

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