Argumentation S-ES 2018

Argumentation et Connaissance

CORPUS :

Texte A – Blaise Pascal, Pensées, « Disproportion de l’homme » (1669).

Texte B – Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, « Bornes de l’esprit humain » (1764).

Texte C – Gérard de Nerval, Les Chimères, « Vers dorés » (1854).

Texte D – Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs (2016).

 

Texte A – Blaise Pascal, Pensées, « Disproportion de l’homme » (1669).

            Car enfin qu’est‑ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. La fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable.

            Également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti, que fera‑t‑il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.

            Manque d’avoir[1] contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion avec elle.

            C’est une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption[2] aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute[3] qu’on ne peut former ce dessein[4] sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.

            Quand on est instruit, on comprend que, la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux‑mêmes[5] et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ?

            Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles où nous appelons un point indivisible celui au‑delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible[6] infiniment et par sa nature.

            De ces deux infinis des sciences, celui de grandeur[7] est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre à traiter toutes choses.

 

Texte B – Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif (1764), lettre B.

BORNES DE L’ESPRIT HUMAIN

            Elles sont partout, pauvre docteur[8]. Veux-tu savoir comment ton bras et ton pied obéissent à ta volonté, et comment ton foie n’y obéit pas ? Cherches-tu comment la pensée se forme dans ton chétif[9] entendement[10], et cet enfant dans l’utérus de cette femme ? Je te donne du temps pour me répondre. Qu’est-ce que la matière ? Tes pareils ont écrit dix mille volumes sur cet article ; ils ont trouvé quelques qualités de cette substance : les enfants les connaissent comme toi. Mais cette substance, qu’est-ce au fond ? et qu’est-ce que tu as nommé esprit, du mot latin qui veut dire souffle[11], ne pouvant faire mieux parce que tu n’en as pas d’idée ?

            Regarde ce grain de blé que je jette en terre, et dis-moi comment il se relève pour produire un tuyau chargé d’un épi. Apprends-moi comment la même terre produit une pomme au haut de cet arbre, et une châtaigne à l’arbre voisin. Je pourrais te faire un in-folio[12] de questions, auxquelles tu ne devrais répondre que par quatre mots : Je n’en sais rien.

            Et cependant tu as pris tes degrés[13], et tu es fourré[14], et ton bonnet l’est aussi, et on t’appelle maître. Et cet orgueilleux imbécile, revêtu d’un petit emploi, dans une petite ville, croit avoir acquis le droit de juger et de condamner ce qu’il n’entend pas !

            La devise de Montaigne[15] était : Que sais-je ? et la tienne est : Que ne sais-je pas ?

 

Texte C – Gérard de Nerval, Les Chimères, « Vers dorés » (1854).

VERS DORÉS

Eh quoi ! tout est sensible.

Pythagore[16]

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils[17] l'univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant ;
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose[18] ;
« Tout est sensible ! » – Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie[19] :
À la matière même un verbe[20] est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !


Texte D – Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs (2016), chapitre 2.

            Tout au long de cette période – notre grande attente, cette jeunesse maritime qui a fait de nous des amoureux de l’eau – nous n’avons cessé de recueillir des signes que les hommes étaient ici l’espèce dominante, et celle avec laquelle nous allions devoir négocier si nous voulions nous implanter. Une des choses qui nous ont le plus interloqués, à l’époque, est qu’ils avaient cherché à établir le contact avec nous. À l’affut d’autres formes de vie, ils avaient entrepris d’envoyer des ondes dans l’espace et de déployer des paraboles géantes sur les hauts plateaux cristallins pour tenter d’en capter. Ils ont même été nombreux à penser (cela n’a pas duré, mais ceux qui ont vécu des moments de ce genre ont trouvé cela horriblement gênant) que nous étions venus parce que nous avions reçu ces signaux – et en quelque sorte pour ne pas laisser l’invitation sans réponse. Ils nous appelaient, en somme, et donc nous accourions. Pourquoi nous appelaient-ils ? Eh bien, nous ont-ils répété dès que nous avons eu les moyens de les comprendre, parce qu’ils se sentaient seuls. Dans l’immensité de l’espace. Cela leur paraissait paradoxal. Si l’univers est infini, raisonnaient-ils, comment pourrions-nous être seuls ? Ils n’avaient pas tort sur ce point, et ce n’est pas cela à proprement parler que nous avons trouvé embarrassant. Notre présence après tout témoignait de façon assez éloquente du bien-fondé de cette question. Mais s’ils n’étaient pas seuls dans l’espace, ils n’étaient pas tout seuls sur cette planète non plus, et ils semblaient pour la plupart n’en avoir qu’une conscience diffuse. Ces animaux qu’ils élevaient, qu’ils chassaient, qu’ils pêchaient depuis des millénaires ne leur faisaient pas des compagnons suffisants. Ils les avaient rejetés, les avaient relégués loin des villes, avaient résolu, avec une fermeté de plus en plus systématique au fil du temps, que ce seraient pour eux des figures d’autrui négligeables. Cent milliards sur la terre, mille milliards dans les mers : ils tuaient, chaque année, beaucoup plus d’animaux qu’il n’était mort d’hommes au cours de toutes les guerres depuis le début de leur histoire, mais ils ne les appelaient pas victimes, n’appelaient pas ça la guerre, et ne voyaient dans ce système qu’un moyen de se nourrir. Les espèces d’amphibiens, d’oiseaux et de mammifères qu’ils menaient à l’extinction méritaient bien sûr de survivre, ils en tombaient d’accord sans peine quand on les questionnait là-dessus, mais pas au point toutefois de les laisser entraver le développement partout impératif. Confrontés aux visages d’énigme des animaux, ils avaient l’impression de ne pas pouvoir en être compris, la frustration, réciproquement, de ne pas saisir ce qui se passait en eux – ce qui, concluaient-ils, signifiait bien qu’il ne devait pas se passer grand-chose, derrière cet affairement naïf, au-delà de l’activité bruyante et répétitive de l’instinct.

            Les hommes ne voulaient plus être seuls, mais ils ne s’entendaient qu’avec ceux qui leur étaient semblables presque en tous points. Ils n’étaient qu’une poignée à anticiper que les autres, par définition presque, ne sont jamais comme on l’attend. Ils se déchiraient entre eux, creusaient la distance orgueilleuse avec le reste du vivant, et ne pouvaient pourtant pas s’empêcher de jouer, pour se faire peur, pour voir plus haut, avec l’hypothèse d’une altérité[21] radicale qui viendrait subitement désaxer leur vision du monde et chambouler leurs certitudes.

 

[1]. manque d’avoir : faute d’avoir.

[2]. présomption : arrogance.

[3]. il est sans doute : il n’y a pas de doute.

[4]. dessein : projet.

[5]. ne se soutiennent pas d’eux-mêmes : ne se démontrent pas sans une référence à d’autre principes.

[6]. quoique divisible :  quoiqu’il soit divisible.  

[7]. celui de grandeur : l’infinité des recherches possibles dans les sciences.

[8]. docteur : savant, qui a le grade de docteur.

[9]. chétif : faible.

[10]. entendement : faculté de comprendre.

[11]. « esprit » vient du latin spiritus signifiant : « souffle », « inspiration », « intelligence ».

[12]. in-folio : livre de grand format.

[13]. tu as pris tes degrés : tu as gravi les échelons de ta profession.

[14]. tu es fourré : les docteurs de l’université portaient une robe et une coiffe fourrées au XVIIIe siècle.

[15]. Montaigne : auteur des Essais (publiés entre 1580 et 1588).  

[16]. Pythagore : philosophe et mathématicien grec (VIe s. avant notre ère), à qui sont attribués les Vers dorés, poème philosophique.

[17]. conseils : délibérations, réflexions.

[18]. allusion aux aimants.

[19]. épier : observer.

[20]. un verbe : une parole.

[21]. altérité : caractère de ce qui est autre.

 

I. QUESTION SUR LE CORPUS (4 points) :

Quelles possibilités et quelles limites les textes du corpus donnent-ils à l’homme ?

II. ÉCRITURE (16 points) :

• Commentaire :

            Vous ferez le commentaire du texte de Vincent Message (Texte D).

• Dissertation :

Selon vous, la lecture des textes littéraires permet-elle de faire des progrès dans la connaissance ?

Vous répondrez à cette question dans un développement composé, qui s’appuiera sur des références littéraires choisies dans les textes du corpus, dans les lectures faites en classe et dans vos lectures personnelles.

• Invention :

Rédigez un discours qui fera l’éloge d’une des matières que vous étudiez, en montrant les avantages qu’il est possible de tirer de cette étude.

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