Argumentation S-ES 2015

Argumentation et Relation à l'étranger

Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation

du XVIème à nos jours

Corpus :

Texte A – Montaigne, Essais, III, chapitre IX, 1588

Texte B – Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires du Soleil, 1657

Texte C – Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, Chapitre 2, 1773

Texte D – Lévi-Strauss, Race et Histoire, chapitre 3, 1952

 

Texte A – Michel de Montaigne, « De la vanité », Essais, III, chapitre IX (1588).

[Dans ce long essai qui analyse la vanité humaine, Montaigne évoque sa façon de voyager. Refusant les chemins tracés d’avance, les idées préconçues, il se montre curieux de tout ce qui est différent.]

                Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il fait laid à droite, je prends à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m’arrête. En faisant ainsi, je ne vois à la vérité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il est vrai que j’en trouve la superfluité toujours superflue, et marque de l’empêchement[1] en la délicatesse[2] même et en l’abondance. Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J’y retourne ; c’est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite, ni courbe. Ne trouvé-je point où je vais, ce qu’on m’avait dit ? Comme il advient souvent que les jugements d’autrui ne s’accordent pas aux miens, et les ai trouvés plus souvent faux, je ne plains pas ma peine ; j’ai appris que ce qu’on disait n’y est point.

                J’ai la complexion du corps libre[3] et le goût commun[4], autant qu’homme du monde. La diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d’étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d’olive, chaud ou froid, tout m’est un, et si un que, vieillissant, j’accuse[5] cette généreuse faculté, et aurai besoin que la délicatesse et le choix arrêtât l’indiscrétion[6] de mon appétit et parfois soulageât mon estomac. Quand j’ai été ailleurs qu’en France et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses[7] d’étrangers.

                J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi non barbares, puisqu’elles ne sont françaises ? Encore sont-ce les plus habiles qui les ont reconnues, pour en médire. La plupart ne prennent l’aller que pour le venir[8]. Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu.

                Ce que je dis de ceux-là me ramentait[9], en choses semblables, ce que j’ai parfois aperçu en aucuns[10] de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte, nous regardent comme gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles comme nous sommes à[11] eux. On dit bien vrai qu’un honnête homme c’est un homme mêlé.

 

Texte B – Savinien Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires du Soleil (1657).

 [Au cours de son voyage dans le Soleil, un voyageur découvre la République des oiseaux. On l’emprisonne dès son arrivée. Un procès est organisé contre lui. C’est Guillemette de la Charnue, une perdrix, qui prononce les principales accusations portées contre le voyageur.]

                « La première et la plus fondamentale loi pour la manutention[12] d’une république, c’est l’égalité ; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer pour ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés. Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?

                « Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire[13] dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre ; ils en feront plutôt de bois, qu’ils n’en aient, et je crois même qu’ils se chatouillent des fausses espérances de l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-être les effraye, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique monarchie et de cet empire si naturel de l’homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là. Cependant en conséquence de cette principauté ridicule, il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres il fait un prix à la noblesse. Il pense que le soleil s’est allumé pour l’éclairer à nous faire la guerre ; que Nature nous a permis d’étendre nos promenades dans le ciel afin seulement que de notre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices[14] ; et quand Dieu mit des entrailles dedans notre corps, qu’il n’eut intention que de faire un grand livre où l’homme pût apprendre la science des choses futures.

                « Hé ! bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable ? Celui qui l’a conçu pouvait-il mériter un moindre châtiment que de naître homme ? Ce n’est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de raison, j’excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut d’entendement[15] ; mais pour celles qui ne sont filles que de la volonté, j’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des laniers[16], des faucons et des vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude[17] de leur semblable, ou nous livrer entre ses mains.

                « Cette seule considération est si pressante, que je demande à la cour qu’il soit exterminé de la mort triste[18]. »

                Tout le barreau frémit de l’horreur d’un si grand supplice.

 

Texte C – Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville (1773), chapitre II, « Les adieux du vieillard ».

[Bougainville, un navigateur européen, est arrivé avec son équipage jusqu’à l’île de Tahiti. Tandis que les habitants de l’île déplorent la fin de son séjour, un vieillard resté à l’écart s’adresse à lui.]

                Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou[19] ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ! Lorsqu’on t’a enlevé une de tes méprisables bagatelles  dont ton bâtiment[20] est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons plus troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices[21], ni de tes vertus chimériques[22]. »

 

Texte D – Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire (1952), chapitre 3 : « L’ethnocentrisme ».

[Lévi-Strauss publie ce texte à l’invitation de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture), qui souhaite publier une série de brochures traitant du problème du racisme.]

                 L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarti­culation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

                Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure – avec toutes celles de la même collection – en présente justement la réfutation. Il suffira de remarquer ici qu’il recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie « les hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion ? – les « bons », les « excellents, les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’« œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier de gré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour chercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers, afin de vérifier par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction.

                Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.

 

[1]. Empêchement : gêne.

[2]. Délicatesse : raffinement.

[3]. Libre : qui s’adapte à tout.

[4]. Commun : qui accepte tout.

[5]. J’accuse : je me plains.

[6]. Indiscrétion : manque de modération.

[7]. Epaisses : remplies.

[8]. Le venir : le retour.

[9]. Ramentait : rappelait.

[10]. Aucuns : quelques-uns.

[11]. A : pour.

[12]. La manutention : le maintien, le gouvernement.

[13]. Empire : pouvoir, domination.

[14]. Auspices : présage tiré de l’observation des oiseaux.

[15]. Entendement : faculté de comprendre.

[16]. Laniers : oiseaux de proie, dressés pour la chasse.

[17]. Gorge chaude : partie du gibier donnée aux oiseaux de proie.

[18]. La mort triste consiste à soumettre le condamné à des chants si mélancoliques qu’il finit par se consumer de chagrin.

[19]. Orou : Nom d’un homme tahitien qui s’est pris d’amitié pour les voyageurs européens.

[20]. Bâtiment : bateau.

[21]. Factices : faux.

[22]. Chimériques : illusoires.

 

I. Question sur le corpus (4 POINTS)

Que révèle, dans les quatre textes, le contact avec l’étranger ?

 

II. Ecriture (16 POINTS)

Vous traiterez, au choix, un des trois sujets suivants :

• Commentaire :

Vous rédigerez le commentaire du texte de Diderot (Texte C), extrait du Supplément au Voyage de Bougainville (1773).

• Dissertation :

Le détour par l’autre vous paraît-il un moyen efficace pour dénoncer les travers de sa propre société ?

Vous répondrez à cette question en un développement composé, en vous appuyant sur les textes du corpus ainsi que sur les œuvres et les extraits étudiés en classe.

• Sujet d’invention :

A votre tour, à la manière de Cyrano de Bergerac et Diderot, imaginez le discours d’un personnage fictif faisant le procès de l’humanité au XXIème siècle. Vous veillerez à insérer ce discours dans une narration qui permettra d’identifier clairement ce personnage et de contextualiser son discours.

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