Le modèle américain est communément associé à la réussite professionnelle et sociale, interprétée comme le signe de la grâce divine. Le revers en serait des inégalités criantes et aux antipodes de nos sociétés européennes plus équilibrées puisque rien ne pourrait s’opposer à la destinée qui rend les uns riches, les autres pauvres, dans un Etat d’ailleurs très souvent gouverné par des présidents millionnaires et jusqu’au XIXe siècle propriétaires d’esclaves. Mais les choses sont plus compliquées quand on y regarde de plus près. Tout d’abord, l’argent est aussi tabou de l’autre côté de l’Atlantique que du nôtre et l’égalité chère aux révolutionnaires de 1789 n’est pas étrangère aux Américains car c’est bien la recherche de l’égalité religieuse que les Pères pèlerins sont venus chercher outre Atlantique comme le mentionne la Déclaration d’indépendance de 1776.

Si autour de John Smith se trouvent toutes sortes de professions avides de gains en monnaie sonnante et trébuchante, les premiers Américains croient pouvoir ériger dans le Nouveau monde, ce "Nouvel Israël" où le partage est la règle. On retrouve ici le « communisme apostolique » décrit par Harvey Wish (1950). La promesse d’instituer un « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple » (entendu comme peuple de Dieu, y compris chez A. Lincoln) est formulée dès le premier pied posé à terre. Et si John Winthrop n'est pas choqué par l’existence des inégalités sociales, c'est pour lui une façon de dire qu’il faut renforcer l’union de toutes les forces vives pour améliorer la situation de chacun. Patriotisme et « destinée du peuple » s’entremêlent donc, à condition que ce peuple fasse l’effort d’accepter la réussite des autres. Le juriste anglais défend bien ici l’unité du peuple, non son fractionnement en couches différenciées : à l’unité politique doit correspondre l’unité des Chrétiens[1].

La philanthropie, qui recouvre aujourd’hui des champs variés (du financement des universités aux centres pour SDF aux Etats-Unis jusqu’aux  fondations pour nos quartiers difficiles en France) s’inscrit dans ces gènes religieuses des affairés « Pères fondateurs ». Mais contrairement à ce que Max Weber avance à propos de la vocation naturelle des Puritains au profit, les catholiques n’étaient pas en reste : il suffit de se rappeler l’ascension fulgurante des grandes dynasties marchandes, et catholiques, du nord de l’Italie à partir du XIIIe siècle. Il est vrai toutefois qu’une éthique de la réussite individuelle, de l’effort personnel, du mérite égoïste s’est épanouie aux Etats-Unis dans les milieux calvinistes, mais la fortune n’est pas dès les origines l’étalon de la grâce. Ce qui compte avant tout c’est la manière dont le citoyen américain gravit les échelons. L’approvisionnement du compte bancaire passe après, ainsi que l'affichage de sa fortune d'ailleurs.

Plus radicale est la position de Thomas Paine, ferme partisan du nivellement des revenus pour le « bien commun », dans un pays pourtant pas si inégalitaire que cela au XVIIIe siècle. Cette quête d’harmonie sociale n’est pas étrangère à la conquête territoriale, seule manière finalement d’accorder à tous les moyens de s’élever socialement en s’accaparant les terres des Amérindiens (Cf. la loi de 1862 sur le "settlement"). C’est donc au nom de la démocratie américaine que la frontière ne cesse d’être repoussée vers l’ouest, avec le dollar comme horizon et la Bible comme boussole.

A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis vivent un Gilded Age (Mark Twain), que l’on traduit par « âge doré » ou « âge d’or », et qui doit beaucoup au rattrapage industriel et à la constitution de grands groupes capitalistiques (Carnegie, Rockefeller etc.) dont les dirigeants, menacés par les lois antitrust, ont pu légitimer l’existence en recourant à un récit mêlant la Bible et les théories de Darwin. Comme l’écrit les Temps Nouveaux le 11 juin 1907, « Rockefeller devenu le plus grand producteur de pétrole a conçu l’idée gigantesque d’exploiter tous ses concitoyens, en leur imposant, par voie de trusts, un prix double et même triple pour le pétrole. Ses chers concitoyens, une fois « tondus », il a élargi le domaine de ses bienfaits, en y englobant le vieux monde ». Le magnat du pétrole John Rockefeller est encore « l’homme qui est capable de dépenser 1000 francs par minute » (La Liberté, 24 sept. 1908) ; le miracle que constitue la fortune de Rockefeller ne fait pas de doute et doit inspirer tous les croyants. Dans L’Evangile de l’argent, Andrew Carnegie écrit, rassurant ; « Les pauvres profitent de ce que les riches ne pouvaient pas se permettre auparavant. Ce qui était le luxe est devenu le nécessaire de la vie», puis plus loin « Il ne reste donc qu'un seul mode d'utilisation des grandes fortunes ; mais en cela nous avons le véritable antidote contre les inégalités temporaires la répartition des richesses, la réconciliation entre les riches et les pauvres - un règne de l'harmonie - un autre idéal, différent, en fait, de celui du communiste car contrairement à lui, il rejette le renversement total de notre civilisation ». La fortune des uns et le confort plus grand des autres garantissent finalement la survie de la civilisation américaine car c’est la vertu qui a déterminé cette répartition des rôles. Le « rêve américain »[2] s’incarne ainsi dans deux types d’acteurs : le milliardaire qui a réussi et le pauvre qui peut le rejoindre s’il s’en donne la peine, avec l’aide de la grâce divine reconnaissante de ses vertus. Le concept de «rêve américain »  est associé à la seule acquisition de biens, mais aussi à la capacité donnée à chacun de s’élever socialement, ce qui correspond à une complète transformation spirituelle. Tout pauvre est donc un riche potentiel. Dès lors, rien ne justifie l’esprit de révolte contre le système capitaliste. Le démuni doit moins se prononcer politiquement sur la pertinence et le coût d’un Welfare state, que sur les valeurs qui étayent le modèle de l’accomplissement personnel et du respect des libertés individuelles martelées dans les sermons chaque dimanche matin. Le vote républicain parmi les classes sociales les moins favorisées n’est par conséquent pas si iconoclaste que cela car il suit la tradition américaine : les valeurs comptent plus que le porte-monnaie. Le New Deal de Roosevelt ne fut même pas une parenthèse voire un coup d’arrêt à cette trajectoire puisqu’il n’a consisté finalement qu’à revenir aux fondamentaux prononcés au XVIIIe siècle puisqu’il n’a pas donné lieu à une « chasse aux riches », mais a plutôt consisté à armer les plus pauvres contre la crise. Il initie d’ailleurs l’avènement de la « société de consommation » des années 1950 et 1960 car consommer devient un critère d’appartenance à la nation et d’adhésion au modèle de la réussite.

 

 

 

[1] Extrait de A Modell of a Christian Charity, 1630 : « There is a time when a Christian must sell all and give to the poor, as they did in the Apostles’ times. There is a time also when Christians (though they give not all yet) must give beyond their ability ».

[2] Formule de James Truslow Adams, The Epic of America, 1931