L’Etat-providence naît à partir du moment où le droit détermine un certain nombre de missions incombant à l’Etat qui doit veiller à protéger sa population des risques sociaux. La charité chrétienne, ou même les mutuelles nées au XIXe siècle ne peuvent correspondre à cette vocation ; la première relève majoritairement d’un altruisme intéressé, tandis que les autres ne servent que des intérêts corporatistes. C’est en réalité au XIXe siècle que les Etats commencent à prendre soin des populations fragiles ou à risque ; là, les préoccupations sociales se mêlent aux objectifs sécuritaires. Les premières lois encadrant le travail des enfants ou les risques professionnels naissent après 1850 en Europe occidentale. Les droits octroyés par l’Etat se généralisent à beaucoup de pays, à de plus en plus de catégories et couvrent des risques plus nombreux.

Avec le Wohlfahrtstaat, l’Allemagne de Bismarck, mais aussi la IIIe République et beaucoup de pays voisins de la France (Belgique, Suisse, Italie) accordent les premiers droits aux salariés de l’industrie, secteur le plus concerné par les risques. Un objectif secondaire est le renforcement  des liens entre le citoyen et l’Etat et, plus idéologiquement couper l’herbe sous le pied aux syndicalistes révolutionnaires en instaurant la paix sociale. La IIIe République s’attelle ainsi à la constitution d’un corpus de lois visant à protéger les populations considérées comme faibles (loi de protection de l’enfance en 1889, loi sur les accidents du travail en 1898 par exemple).

Mais il faut attendre la période post-1945 pour que l’Etat-providence détermine les règles d’une prise en charge collective et solidaire des risques de la vie (accidents, maladies, chômage, handicap, vieillesse etc.). L’Etat-providence naît alors ; il est celui qui assure le bien-être (welfare) de la collectivité nationale ou modifie la répartition de ce bien-être au moyen de lois, de règlementations, de versements de revenus de transfert. Il n’est pas l’Etat qui planifie, gère des entreprises publiques ou aménage le territoire, mais un Etat social ou protecteur. Différents textes du XXe siècle inspirent la démarche du législateur. L’annexe de la constitution de l’OIT (1919) est un premier jalon. Elle est rédigée sous le patronage du leader syndical américain Samuel Gompers et indique que « le travail n'est pas une marchandise ». Plus loin, elle affirme que « la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs, coopérant sur un pied d'égalité avec ceux des gouvernements, participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun ». L’Etat-providence participe de cette manière à la cohésion de la nation fondée sur la solidarité de ses membres ; il est l’une des conditions du pacte social, et même du pacte politique. Quatre autres textes fondateurs fixent les grands principes de l’Etat-providence : la Charte de l’Atlantique (1941), le rapport Beveridge (1942), la Charte du CNR pour la France (1943) et surtout la Déclaration de Philadelphie (1944) adoptée par la conférence de l’OIT et qui reprend les principes fondateurs de la constitution de 1919. Elle associe « paix durable » et « justice sociale », sans préciser si cette paix est internationale ou civile. Après les traumatismes de la guerre, il est en effet temps pour les Etats de mettre en œuvre ces principes ou de les approfondir. Après 1944, le système assurantiel  allemand hérité de la période bismarckienne et le système assistanciel anglais guident alors les réformateurs français et les travaux du GPRF dont le gaulliste Pierre Laroque et le communiste Ambroise Croizat sont les chevilles ouvrières. Le système mis en place en Allemagne après 1883 consistait en une protection obligatoire fondée sur les cotisations des salariés et des entreprises, une participation non proportionnelle aux risques. Le deuxième système est guidé par trois principes ; universalité de la protection, uniformité des prestations et unité de gestion par l’Etat, le Parlement britannique votant un budget annuel. Il  est davantage présent dans les pays méditerranéens (Italie, Espagne, Grèce). En Italie par exemple, les organisations caritatives sont placées après 1890 sous la tutelle de l’Etat avant une première loi en 1898 qui instaure l’obligation du système de prévoyance professionnelle. Le Stato sociale sous le fascisme s’inscrit dans la continuité des réformes antérieures mais c’est avec la République italienne que les héritages bismarckien et fasciste fusionnent pour accélérer la mise en place d’un Etat social dans les années 1960[1].

Entre 1945 et 1947, la France met en place la Sécurité sociale qui emprunte aux deux modèles : financement par les cotisations sociales mais également par des recettes fiscales. Les Assedic (inscription et suivi des chômeurs) et l’UNEDIC (régime de l’assurance chômage) sont mis en place en 1958, avant l’ANPE (1967)[2]. L’extension des droits aux agriculteurs exploitants, aux indépendants du commerce et de l’industrie et aux professions libérales rend compte de l’universalité de l’institution française ; une universalité étendue en 1978 même à ceux qui n’exercent pas d’activité professionnelle. Fondée sur le paritarisme, la maîtrise des dépenses relève des pouvoirs publics qui, depuis les années 1970, n’ont pas cessé de commander rapports, livres blancs et d’organiser des états généraux au fur et à mesure du creusement des déficits. Ces derniers sont d’abord liés au vieillissement des populations occidentales, a fortiori lorsqu’il s’agit des cohortes très nombreuses du baby-boom  et à la hausse du chômage.

A partir des années 1980 et au nom d’une « bonne gouvernance », des politiques monétaristes soutenues par les néo-libéraux de l’école de Chicago dont les représentants les plus connus sont F. Hayek et M. Friedman, qui attaquent frontalement l’Etat-providence. Pour les néo-libéraux, l’économie capitaliste doit s’autoréguler et c’est aux individus seuls de pallier ses défaillances. Adeptes de l'école des "choix publics" de James Buchanan et de la « corporate gouvernance »,  R Reagan et M. Thatcher estiment que les "choix" du Marché seront toujours meilleurs que ceux d'un Etat soumis aux pressions des électeurs ou que ceux fixés par des instances collectives. Il faut donc réduire le périmètre de l’Etat. La condamnation des welfare queens par les reaganiens n’est qu’un aspect anecdotique d’un mouvement plus large qui a pour perspective le dépérissement de l’Etat au nom d’un monde qui ne doit être gouverné qu’à l’aune des calculs d’utilité économique. Les Linda Taylor n’ont qu’à bien se tenir et se bouger pensent-ils. L’incompatibilité entre l’économie de marché et l’Etat-providence semble définitive. Pourtant, à y regarder de plus près, l’Etat-providence est bien au service de l’économie de marché ; d’abord parce que les revenus de transferts de l’Etat-providence sont indispensables à la bonne santé d’une population que l’économie de marché souhaite productive, puis parce que ces mêmes revenus sont recyclés dans l’économie de marché : prospérité du Big Pharma, revenus confortables des médecins, transformation des remboursements en dépenses courantes. L’Etat-providence, condition de l’existence d’une démocratie sociale, a trouvé ici sa légitimité, même aux yeux des plus hostiles au big government. Il reste pourtant un défi à relever, celui de la responsabilisation des assurés qui considèrent l’Etat-providence comme un guichet. Dès lors, fraudes et abus ne peuvent que prospérer. En réalité, ces dysfonctionnements ne sont que le résultat d’une déliquescence de l’esprit civique que les démocraties occidentales ont nourri en adoptant, ici ou là, les éléments de la doxa la plus libérale. Doit-on se résigner, ainsi que le souligne Alain Supiot, au triomphe de la foi dans le Marché, « version sécularisée de la divine Providence », qui assujettit de plus en plus le droit et même la loi aux intérêts particuliers et au calcul, et voir ainsi disparaître l’Etat-providence ?

 

[1] Le Service national de santé est créé en 1978

[2] L’UNEDIC fusionne avec l’ANPE en 2008 pour donner naissance à Pôle Emploi.