Les poncifs ont la vie dure en dépit de nombreux articles universitaires qui nuancent, sinon rejettent cette façon dont l’histoire américaine est saucissonnée en phases ou cycles alternant interventionnisme et isolationnisme[1]. En réalité, les Etats-Unis sont toujours intervenus pour exercer une influence, pour défendre leurs intérêts ou pour augmenter leur territoire. Pour la période qui concerne le programme d’ECS débutant en 1913, il faut remonter aux dernières années du XIXe siècle pour comprendre la politique américaine en 1913. 

Une nation élue

Assez tôt, certains acteurs cultivent le sentiment de supériorité des Américains et justifient des politiques expansionnistes au nom d’une « race anglo-saxonne », supérieure aux autres. Josiah Strong, secrétaire de l’Alliance évangélique, dans une perspective social-darwinienne déclare dans The New Era, or The Coming Kingdom (1893) son admiration pour les fondateurs des Etats-Unis, supérieurs en tout aux Européens. Ce sentiment de supériorité raciale se retrouve chez John Burgess, professeur à Columbia et théoricien de l’Etat et de la Nation - il eut pour élève Theodore Roosevelt - et qui justifie la vision de la Greater America de Marshall Everett[2] en 1899. Ce dernier écrit “Our flag has been planted in two hemispheres, and there it remains, the symbol of liberty and law, of peace and progress. Who will withdraw from the people over whom it floats its protecting folds?  Who will haul it down?  "The peace we have won is not a selfish truce of arms, but one  whose conditions presage good to humanity” (Exciting Experiences in Our Wars with Spain and the Filipinos , 1899). Burgess trouve en réalité en Mahan un modèle politique.

Ce sentiment de supériorité rejoint  l’idée de « destinée manifeste » popularisée en 1844, par John O’Sullivan dans la Democratic Review.  Les Américains doivent peupler le continent et y installer leur modèle politique, reproductible pour toute l’Amérique et même au-delà. Persuadés de l’universalité de leurs valeurs, porteurs d’une sorte d’impérialisme humanitaire et bienveillant, ces auteurs diffusent un messianisme optimiste et libérateur à l’instar des « Pères fondateurs » du XVIIe siècle.

Les pèlerins du Mayflower (1620) et les puritains  ont entretenu une vision religieuse du destin du pays. Dès 1630, l’avocat puritain et fondateur de la colonie de la baie du Massachusetts, John Winthrop, l’exprime dans son sermon « A Model of Christian Charity ». Il y déclare que les puritains du Nouveau Monde ont la mission divine de construire une Cité sur la colline (City upon a hill), nouvel Eden, loin de l’Europe pourrie par l’immoralité et le péché – une mise à distance qui se traduit par la suite à l’échelle locale avec passion pour les périphéries urbanisées composées d’habitations individuelles réunies autour de la community, loin des centres réputés criminogènes.

De la même manière, la devise In God we trust » (née en 1864), qui devient officielle en 1956, doit être comprise ainsi : Dieu a mis sa confiance dans le peuple américain pour guider le monde. Elle est tirée d’une strophe du Star-Spangled Banner, l’hymne national. C’est donc bien plus qu’une simple fidélité et obéissance à Dieu. Elle est complétée par One Nation under God, diffusée après en 1954 en pleine Guerre froide. Elle signifie que la prospérité et la puissance sont des dons de Dieu et répondent à l’étatisme du New Deal que les conservateurs dénoncent. Dès lors, toute intervention extérieure est légitimée au nom de cette élection divine face à la puissance sans Dieu qu'est l'URSS. Ces deux devises se situent dans le prolongement d’un «  nouvel ordre des siècles » inscrit sur les dollars en 1935 et connue depuis la fin du XVIIIe siècle.  Les Américains ont donc vocation à instaurer une nouvelle humanité. Cette vision peut se résumer au mot "exceptionnalisme" ; une notion qui inspire la Déclaration d’indépendance de 1776 et  qui pousse les Américains à considérer leur modèle politique (au sens large) comme universel. Ceci est bien ancré dans les mentalités américaines, y compris au plus bas de l’échelle sociale, même s’il est évident qu’elle cache des intérêts plus terre à terre. Durant les années 1930, l'exceptionnalisme véhiculé par la chanson God Bless America d’Irvin Berlin sonne même comme un appel pour aller au secours des Juifs persécutés par les nazis. Pour comprendre tout cela, il faut se référer aux travaux de Kevin Kruse qui a démontré dans One Nation under God (Basic Books, 2015) que le puritanisme est envisagé après 1945 comme une arme politique contre les « collectivistes », incarnés par le camp communiste. Dans une interview récente, l’auteur associe même les deux « âmes sœurs » que sont le capitalisme et le christianisme.

Faire le bien dans le monde tout en poussant ses pions sur l’échiquier mondial

Par conséquent et en changeant d’échelle, les Américains ont un devoir à l'échelle mondiale  ; celui de répandre leurs valeurs chrétiennes de liberté et de charité, quitte pour cela à faire une entorse à la règle de séparation entre la sphère politique et la sphère religieuse ; ce que George Bush fait par exemple  en 2003 en lançant la guerre contre l’Irak, même si le mot "croisade" alors utilisé fait controverse puisqu'il a été utilisé très souvent dans d'autres cadres que la guerre. Très tôt, la vocation de la puissance américaine s’exprime en dehors des frontières.

La doctrine Monroe  défendue en 1823 par Jamers Monroe (président de 1817 à 1825) fait de l’Amérique entière « une chasse gardée ». L’Amérique doit échapper à l’Europe, au « Vieux monde », dépassé et sans promesse. La puissance projette ainsi ses frontières morales au-delà de ses frontières politiques pour signifier au monde que l’Amérique entière est soumise à une doctrine américaine définie comme libératrice de l'humanité toute entière et participant d’un « anticolonialisme impérial » (Jay Sexton). Les Etats-Unis se posent donc comme seuls défenseurs de la liberté en Amérique et promettent de lutter contre le colonialisme européen. C’est donc bien au nom de la liberté que l’impérialisme yankee est mis en oeuvre, même si tout cela nous apparaît aujourd’hui comme assez hypocrite. C’est aussi une façon pour les Etats-Unis de poursuivre leur construction en tant que nation, en s'éloignant encore davantage du « Vieux continent » (ce dernier syntagme devrait d'ailleurs être banni des copies). C’est la raison pour laquelle il faut considérer les coups de force du XIXe siècle comme des prolongements de cette vocation à libérer les peuples.

La politique de la canonnière imposée au Japon en 1853-1854 et débouchant sur le traité de Kanagawa entre les représentants du shogun et le Commodore Perry (4 navires de guerre) ouvre par la force le pays au libre-échange. Le traité de commerce qui suit en 1858 permet l’ouverture des ports japonais aux commerçants américains. D'autres traités font entrer Japon dans le jeu international, l’oblige à céder plusieurs concessions, dont Yokohama. Les accords commerciaux expliquent également le discrédit qui pèse sur le shogun et finalement l’avènement de l’ère Meiji ishin (rénovation) en 1868.

Plus tard, le conflit avec l’Espagne en 1898 sous prétexte de l’explosion de l’USS Maine dans la baie de La Havane, permet aux Américains de s’emparer des Philippines, de Guam, de Cuba, de Porto Rico, en même temps qu’ils font main basse sur Hawaï convoité depuis 1894. L’amiral George Dewey, parti de Hong-Kong pour se diriger aux Philippines, rencontra l’indépendantiste Aguinaldo et promit même l’indépendance aux Philippines. William Hearst, propriétaire du New York Journal, justifie l’attaque en évoquant une torpille espagnole alors que l’explosion du navire américain était probablement un accident. Quoi qu’il en soit, le Traité de Paris signé avec l’Espagne en décembre 1898 établit une projection de la puissance américaine sur les mers ; projection défendue par l’amiral Alfred Mahan dans le cadre du renforcement du « sea power » (puissance maritime) qu'il définit dans son ouvrage clé The influence of Sea Power upon History, 1660-1783 (1890).  C’est finalement au nom de l’anti-impérialisme que les Etats-Unis deviennent impérialistes. En témoigne encore l’Amendement Platt (1901), du sénateur républicain Orville Platt, qui autorise le stationnement de troupes américaines sur le sol cubain.  Dans le prolongement de l’amendement Teller, Cuba autorise ainsi les Etats-Unis à intervenir pour la préservation de son indépendance de Cuba ! La base du Guantanamo est installée par la suite grâce au traité américano-cubain de 1903.

La politique interventionniste du « big stick » du président républicain Theodore Roosevelt[3] n’est donc que le prolongement d’une politique déjà en œuvre à l’intérieur des frontières comme il l’a défendue dans The Winning of the West (1889-1896)[4]. Ce président républicain, auteur également de La guerre navale en 1812, imbibé de néo-darwinisme et engagé volontaire dans la guerre avec l’Espagne à la tête des Rough Riders (cavaliers durs à cuir), a un mentor en la personne du sénateur Henry Cabot Lodge. Ce dernier est un virulent patriote, qui aux côtés d’Albert Beveridge, défend l’interventionnisme et la constitution d’une puissante marine de guerre. Rares sont ceux comme Mark Twain, qui, après avoir cru à l’universalité des valeurs américaines, osent s’opposer à l’impérialisme[5].

Voici comment Theodore Roosevelt justifie la conquête de terres dans les années 1890 : « I should welcome any war, for I think this country needs one ». Theodore Roosevelt impose au Panama un protectorat déguisé permettant à Washington de contrôler le canal éponyme, ainsi que les finances et le commerce du pays. La mer des Caraïbes se transforme progressivement en « lac américain ». Dans son Corollaire de 1904, Roosevelt soutient cette mainmise en évoquant à nouveau la nécessité de répandre les idéaux de liberté et de justice, que seul le « peuple élu », américain donc.[6]. En 1904, l’écrivain américain O’Henry, dans Cabbages and Kings, évoque les « républiques bananières » (dénoncées par Pablo Neruda) ; des républiques d'Amérique centrale soumises aux grandes firmes américaines protégées par l’US Army et les gouvernements corrompus locaux. Là, comme en 1898, l'armée américaine use de tactiques contre-insurrectionnelles (donc avec des exactions à l'encontre des populations civiles), qu'elle saura remobiliser lors de la guerre du Vietnam (1963-1973). 

Son successeur, William Taft (président républicain de 1909 à 1913, mais ancien Secrétaire d’Etat à la Guerre de Roosevelt) ajoute au Corollaire (intervention au Nicaragua dès son entrée en fonction) la « diplomatie du dollar » dont l’objectif est de multiplier investissements et les échanges avec les pays étrangers pour exercer, sinon leur imposer, une influence politique. La politique étrangère américaine ne passe donc pas par les canaux traditionnels de la diplomatie de tradition européenne ; le dollar devient une arme. Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, les interventions à l’étranger se poursuivent (Mexique, République dominicaine, Cuba). En 1915, le débarquement à Haïti autorise même les troupes américaines à y rester 19 ans ! Au sortir de la guerre, l’économie de l’Amérique latine est largement dominée par les Etats-Unis. En 1918, il y eut également une brève intervention des troupes américaines à Vladivostok dans le cadre de la lutte anti-bolchévique .

Conclusion

Les Etats-Unis mobilisent leur identité, très marquée par le christianisme, pour agir dans le monde en tant que puissance prométhéenne, mais cette politique relève aussi du pragmatisme que tout Etat sait mettre en œuvre pour la défense de ses intérêts économiques et sa survie. L’outillage idéologique a justifié un certain nombre d’interventions militaires qui n’ont cessé de renforcer la position stratégique des Etats-Unis, en particulier après 1898. Ces éléments expliquent la difficulté à user du terme « isolationnisme » comme aiguillon de la politique extérieure américaine avant 1913. Dans cette fenêtre chronologique qui va de la la fi du XIXe siècle à 1913, le recours à des critères raciaux n’a pas été écarté pour exalter la primauté de la nation américaine ; les peuples immatures pour se gouverner doivent se soumettre à un peuple « magistral » (Th.Roosevelt). La "guerre juste" a permis aux Américains de constituer un empire suffisamment vaste pour rivaliser avec la puissance de l’Europe ; il en était de leur « devoir devant Dieu » (A.Beveridge).

 

 

[1] On pourra se référer ici aux travaux de Maya Kandel https://journals.openedition.org/ideas/5702


 

 

[3] Voir également RICARD, Serge. Théodore Roosevelt et l’Amérique impériale. Nouvelle édition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[5] « And so I am an anti-imperialist. I am opposed to having the eagle put its talons on any other land », New York Herald, 15 octobre 1900.