La géopolitique, définie comme méthodologie pour expliquer les conflits et les rapports entre les Etats, intègre aujourd’hui les sociétés et leurs représentations. Or cette prise en compte marque durablement l’école allemande dès le XIXe siècle. De l'autre côté du Rhin, la géopolitique prend aussi une dimension plus dialectique à partir du moment où l’Etat allemand, unifié tardivement, naît d’un conflit majeur. La géopolitique vise aussi à « territorialiser l’espace comme l’expression de conflit politique » ; c’est d’autant plus vrai en Allemagne que la plupart des géopoliticiens allemands ont été des officiers éminents comme Friedrich Ratzel ou Karl Haushofer. Pour ce dernier, la géopolitique illustre par exemple une lutte pour la survie d’un peuple. Cette vision, à la fois organiciste et belliciste de la géopolitique, explique le dénigrement de la discipline jusqu’aux années 1970 car elle a été considérée comme base doctrinale des stratégies agressives de conquête des deux Reich allemands.

L'Allemagne et la géopolitique

L’Allemagne n’existe pas en tant qu’Etat-nation avant le 18 janvier 1871 lorsque l’empire (le IIe Reich) est proclamé par Guillaume Ier à Versailles. Le pays passe de plus de 22 Etats princiers à un Etat unifié, mais c’est la « Petite Allemagne » qui se constitue ainsi, sans l’Autriche que la Prusse a pourtant battue à Sadowa en 1866. Le chancelier Otto von Bismarck, ministre-président et ministre des Affaires étrangères, jubile mais limite les ambitions territoriales de son pays à l’annexion de l’Alsace-Moselle (plutôt que l’Alsace-Lorraine). Auparavant, la Confédération germanique avait pris la relève du Saint-Empire Romain Germanique (1815) et de la Confédération du Rhin (1806). Dans la première, présidée par l’Autriche, étaient regroupés 39 Etats et principautés, autant dire que le morcellement politique était important. Là, la rivalité entre la Prusse des Hohenzollern et les Habsbourg de Vienne s’exprima avec force. Les Allemands minoritaires dans la partie dominée par l’Autriche (20 % de la population), sont très majoritaires en Prusse (90 %) ; une Prusse, qui a acquis une partie de la Saxe et de la Westphalie et qui rayonne économiquement et culturellement depuis Berlin, réunissant les grands savants comme Fichte, Humboldt ou Müller et Hegel. En mai 1832, la fête de Hambach (Palatinat bavarois), rassemblant 30 000 Allemands, célèbre à la fois la patrie et la liberté. Ce réveil culturel installe durablement l’étendard noir/rouge/jaune comme signe de ralliement et d’unité des Allemands. Après la victoire contre l’Autriche, la Confédération de l’Allemagne du Nord (1867-1871) à la tête de laquelle il y a la Prusse, rassemble ensuite 22 Etats et marque le début d’une unité portée par ce royaume septentrional. Cela rapproche l’Allemagne du projet pangermaniste esquissé par Johann Fichte (Discours à la nation allemande, 1807). C’est dans ce contexte que se déploient les travaux du géographe Friedrich Ratzel  (Géographie politique, 1901) qui est considéré comme le père de la géopolitique allemande. Auteur dans la Zeitschrift für Politik, fondée et dirigée par le général Karl Haushofer (1869-1946), Ratzel a élaboré les 7 lois d’expansion de l’Etat. Déterministe, Ratzel n’envisageait que de vastes ensembles comme espaces vitaux et vivables, à la manière du biologiste disciple de Haeckel qu’il était. L’étendue (Raum), les frontières (Grenzen), et la position (Lage) fournissent les paramètres de ce que Ratzel appelle l’organisation politique du sol, notion au coeur de son Anthropogéographie très darwinienne. Il développe en effet une théorie de la croissance des Etats définis comme des organismes biologiques dont la survie et la prospérité dépendent de l’occupation du sol : ces Etats peuvent s’étendre, se contracter, vivre, naître, croître, mourir. Ils doivent se déployer sur une étendue correspondant à leur évolution, ce qui peut justifier un élargissement de leurs frontières. C’est la raison pour laquelle Albert Demangeon considérait la théorie de Ratzel comme déterministe et dangereuse.

A sa suite, Joseph-Ludwig Reimer en 1911 expose “la plus grande Allemagne”. Il est l’un des théoriciens du pangermanisme. Auteur en 1905 de Une Allemagne pangermaniste[1], il est partisan d’une politique de conquête et d’annexion tous azimuts (il défendit la tripartition de la France). Pour Reimer, un Etat musst steigen oder sinken (doit s’élever ou s’effondrer) et de prendre l’exemple frappant de Rome. L’Allemagne doit donc jouer le rôle de primus inter pares si elle ne veut pas disparaître.

Ces deux auteurs exercent une influence considérable sur les ligues pangermanistes et les ligues coloniales. Dans ce schéma, il n’y a pas vraiment d’idée de « race », mais plutôt de civilisation, de Kultur ; la vision raciale de l’Allemagne s’imposant plus tardivement. Il n’est donc pas directement constitutif du nazisme. D’ailleurs, même chez l’idéologue allemand Paul de Lagarde, la « germanité » se définit par une « âme » spécifique, et non une « race ».

Il faut aussi évoquer Karl Haushofer Haushofer, militaire de carrière lui aussi, ayant servi dans l’artillerie dans la Somme, et fondateur du Journal de géopolitique en 1924 (Zeitschrift für Geopolitik). Il développa la théorie de l’espace vital (Lebensraum) et définit la géopolitique comme une « activité politique dans un espace naturel » ; en somme une géopolitique en action  ainsi que le dit Andreas Dorpalen[2]. Durant l’entre-deux-guerres, sa proximité avec les milieux nazis ne fait pas de doute. Il put grâce aux relations qu’il avait avec Rudolf Hess devenir le président de l’Association des géopoliticiens allemands à Heidelberg. Il reçut en 1939 la médaille de l’Ordre de l’aigle allemand en raison de ses conseils avisés à la Wehrmacht et devint ferme partisan du pacte germano-soviétique.

Beaucoup d’auteurs lui ont fait un faux procès, l’accusant par là de servir la doctrine nazie, lui dont la femme était juive, et qui n’a jamais adhéré au NSDAP. Par ailleurs, le fils de Haushofer, Albrecht, conseiller de Rudolf Hess souhaitait mettre fin à la guerre contre les Anglais. Il aurait été à l’origine de la défection de ce dernier en 1941, avant d’être fusillé en 1945 par les SS. Son père, emprisonné à Dachau, s’empoisonna avec son épouse en mars 1946.

Dans le sillage de MacKinder, Haushofer divise le monde en espaces majeurs, chacun commandé par une puissance hégémonique. On retrouve ici le concept véhiculé par la pensée décisionniste schmittienne de grand espace (Grossraum). Ce sont ainsi les concepts de PanEuropa, PanAsien, PanAmerika qu’il met en avant ; l’Afrique étant située dans le même espace que l’Europe. Soutenant une lecture verticale de l’espace mondial, Haushofer est partisan d’un nombre limité d’Etats qui doivent diriger les autres. Il distingue trois facteurs de puissance :

-Lage (position/situation)

-Raum (espace, territoire)

-Raumsinn (sens de l’espace, organisation).

Représentation que le film de Frank Capra, The Nazis Strike (1942) expose en quelques minutes.

Pour le géographe allemand en effet, « l’espace n’est pas seulement le véhicule de la puissance, il est la puissance ». Par ailleurs, l’Asie s’organiserait en une aire de « coprospérité » dont le Japon prendrait la tête. Rappelons que Haushofer a été l’un des conseillers très écouté de l’état-major japonais entre 1908 et 1909.

Enfin, on en vient à la dimension raciste de la géopolitique : ce courant préexiste au nazisme et fait écho à la géographie raciale avec Hans Günther,  membre du NSDAP dès 1933 et auteur en 1935 de Rassenkunde des deutschen Volkes (Ethnogenèse du peuple allemand).

Il rejoint le géographe et historien Ewald Banse[3] auteur en 1933 de Raum und Volk im Weltkriege (Espace et peuple dans la guerre mondiale), dont la traduction anglaise est « German, prepare for war ». Cet héritier de Haushofer initie une géographie culturelle imprégnée d’idéologie nazie. Il considère que les paysages et les lieux, font partie de l’âme allemande car ils sont les produits du Volksgeist (esprit du peuple) ; une dernière notion que l’on retrouve chez Herder et qui signifie que l’Allemand doit trouver dans les lieux qui l’entourent (Umwelt) la possibilité de son épanouissement et de son expansion. 

Pour conclure, la pensée géopolitique allemande ne peut se comprendre sans prise en compte de la spécificité de la construction de l’Etat allemand ; une construction lente et partielle, puisque le Reich est finalement amputé de territoires germanophones. On doit aussi tenir compte de sa situation centrale en Europe, qui a pu nourrir l’angoisse de l’encerclement (Einkreisung) et donc justifier par là les ambitions expansionnistes. Enfin, on ne peut faire l’impasse sur les frustrations vécues par les responsables allemands quant à la faiblesse de l’empire colonial avant 1914. L’expansionnisme que défend la quasi totalité des auteurs provient aussi de ce sentiment de puissance secondaire et en inadéquation avec la réussite économique.

Cette pensée, instrumentalisée par le nazisme, est évidemment complètement discréditée en 1945 car elle a pu servir à justifier les pires crimes, aux dépens d’ailleurs de leurs auteurs parfois. C’est même toute la géopolitique qui est dénigrée au point que des mots resteront tabous pendant longtemps dans les amphithéâtres universitaires allemands comme Blut, Boden, Volk etc.

 

 

[1] Joseph Ludwig Reimer, Ein pangermanistisches Deutschland. Versuch über die Konsequenzen der gegenwärtigen wissenschaftlichen Rassenbetrachtung für unsere politischen und religiösen Probleme, Berlin, Luckhardt, 1905.

[2] Andreas Dorpalen, The World of General Haushofer : Geopolitics in Action, NY, 1942, 337p.

[3] Pour approfondir, on se réfèrera à l’article de Catherine Repussard, « Ewald Banse : orientaliste et « géographe de l’âme » », Recherches germaniques, HS 12 | 2017, 103-117 (en ligne : https://journals.openedition.org/rg/828)

Pour aller plus loin, voir l'article d'Yves Lacoste dans La revue pour l'histoire du CNRS "La géopolitique : une histoire contrastée" (en ligne)