Les poncifs ont la vie dure. Quatre années après la défaite de Donald Trump face à Joe Biden, la question du contrôle de la frontière mexicano-américaine et du caractère immoral de la politique migratoire trumpienne nourrit toujours les copies des candidats aux concours. En 2023, sous Joe Biden, 5.6 millions de migrants ont pourtant été expulsés tandis qu’environ 1.6 million ont pu entrer dans le territoire américain, et ce, malgré l’arrêt la construction de ce fameux mur en 2021. Un rappel historique doit permettre de comprendre ce que représente l’enjeu de la question dans un pays où la frontière est nimbée d’une sacralité constitutive de la nation et du territoire américain. 

  • Jeunesse et porosité de la frontière entre Mexique et Etats-Unis

Cette frontière s’est constituée au XIXe siècle. Le Texas et les « patriotes » américains ont eu recours à la violence pour établir cette frontière dans les années 1830 et 1840. La victoire contre le Mexique s’est soldée par l’annexion  de la Californie et du Texas, ainsi que tout le sud-ouest américain. Le traité de Guadalupe-Hidalgo (1848) permit en effet la mainmise sur le Colorado, l’Arizona, le Nevada et le Nouveau Mexique trois ans après l’annexion d’un Texas acquis à Washington après la fondation de l’éphémère république du Texas par des Blancs américains (1845). Dès lors, la frontière est de plus en plus surveillée, notamment par les Texas Rangers, également connus sous le nom de Frontier Battalion (bataillon de la frontière). Il ne s’agissait pas seulement de contrôler les flux de Mexicains potentiellement hostiles mais aussi d’interdire la fuite des esclaves vers le Mexique et de mieux contrôler les populations indiennes encore réfractaires à l’autorité de Washington. La première loi visant à réguler les migrations clandestines date de 1882. Elle concerne des immigré chinois qui ont commencé à entrer principalement par le Mexique, après que le Canada ait adopté une taxe sur l'immigration chinoise. Mais l’essor agricole de la Californie et la croissance de l’économie pétrolière au Texas facilitent l’arrivée de travailleurs saisonniers mexicains (braceros ou manoeuvre) avant qu’un programme officiel ne soit scellé avec le Mexique en 1942. Une tolérance relative s’installe dans un vide juridique apparent qui satisfait les entreprises américaines friandes de cette main d’oeuvre bon marché. Les braceros vont et viennent assez librement de part et d’autre de la frontière. En 1924 est pourtant créée la Border Patrol, une force armée fédérale chargée de surveiller la frontière tout au long de l'année. Initialement, ces fonctionnaires s'occupaient davantage des trafiquants d'alcool de l'époque de la Prohibition que des immigrants mexicains. 

  • La question de la frontière devient une question de politique intérieure

Longue de plus de 3000 kms, c’est la frontière la plus traversée au monde : plus de 300 millions de passages chaque année. La coût annuel de sa gestion est estimé à 4 milliards de dollars (on rappelle ici que le budget de Frontex pour l’UE ne dépasse pas 1 milliard d’euros). Matériellement constituée de cours d’eau (le fleuve -canal le Rio Grande jusqu’à El Paso), de désert ou fondue dans l’étalement urbain de villes-jumelles (twin-cities), elle est soumise depuis 1965 à une législation américaine qui a mis fin au système des quotas qui prévalait depuis les années 1920. En 1969 sous Richard Nixon, un plan anti-drogue (« Intercept ») provoque la quasi fermeture de la frontière, sans résultat. Dans les années 1980, la montée du chômage motive l’Etat fédéral a mieux contrôler les flux, quitte à légaliser les migrants illégaux installés depuis longtemps. Les flux se résorbent quelque peu mais les entreprises américaines sont friandes de cette main d’oeuvre peu chère. Avant même la signature de l’ALENA (1992), G.Bush avait fait voter une loi autorisant 500 000 puis 700 000 entrées annuelles (1990). En février 1994, l'administration du démocrate Bill Clinton élabore un nouveau plan d'immigration qui donne la priorité à la sécurité, à l'expulsion et à la réécriture du droit d’asile, poussant les immigrants légaux à demander la citoyenneté. Des pouvoirs accrus sont accordés aux forces de l'ordre locales dans les États frontaliers (Texas, Arizona, Nouveau-Mexique, Californie) dans le but de bloquer les immigrants sur les itinéraires de contrebande, ce qui a involontairement entraîné une augmentation du nombre de décès de migrants dans les régions éloignées. Puis, les attentats du 11 septembre 2001 débouchent sur un renforcement de la sécurisation de la frontière et la création de 10 000 postes de patrouilleurs, à quoi s’ajoute le Minutemen Project (milice privée en charge de la surveillance et de l’interception des migrants). En 2006, avec la ratification de la Secure Fence Act de G.Bush, les États-Unis ont entrepris la construction de 1000 kilomètres de clôtures. La crise de 2008 et la montée de la violence liée aux trafics de drogue participent à la réduction du nombre de passages. Dès 2012, les arrestations augmentent (plus de 300 000) grâce aux opérations "Safeguard" en Arizona et l'initiative "Arizona Border Control Initiative" (ABCI) le long de la frontière de l’État. L’administration démocrate n’est donc pas plus tolérante à l’égard des migrants que l’administration républicaine. 

  • Une militarisation croissante de la frontière 

Donald Trump inscrit son action dans une histoire plus longue, celle de la militarisation de la frontière depuis le XIXe siècle. Si des centaines de kilomètres de « mur » ont été construits sous son mandat (sans arriver au bout du projet, puisque moins de 460 miles de barrière ont été construits, souvent en remplacement de clôtures délabrées.), l’arrivée de D.Trump au pouvoir en 2016 ne rompt pourtant pas fondamentalement avec les politiques antérieures et ses décisions se prolongent d’une certaine manière après lui. Il y avait déjà en 2017 près de 1052 kms de clôtures sécurisées. Entre 2016 et 2017, il propose la construction de 1400 kms à 1600 kms de « mur », le reste de la frontière étant protégée par des obstacles naturels. Elu sur ce programme très protectionniste et isolationniste (slogan America First), un décret de janvier 2017 vise à accélérer la construction de la clôture et à bannir les migrants venus des pays accusés de soutenir le terrorisme (pays arabes pour l’essentiel, d’où l’expression Arab Ban).  

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Nombre d’arrestations à la frontière entre janvier 2016 et novembre 2020

Non content de l’application de la mesure qui voit se dresser contre elle des obstacles administratifs, il parvient pourtant à décréter une mesure qui vise à séparer les parents de leurs enfants à la frontière mexicaine en janvier 2018 avant qu’un juge n’abroge la mesure. C’est en mars 2019 que Donald Trump menace de fermer totalement la frontière. Le résultat fut effectivement une chute du nombre de migrants traversant la frontière et du nombre de ceux appréhendés par la Border Patrol ; 400 000 en 2020 (contre près de 900 000 en 2019), mais les mailles du filet frontalier peinent à se resserrer en raison de discontinuités liées à la présence de propriétés privées. Finalement, le «  mur de Trump » n’a fait que compléter des dispositifs déjà en place, et ce, sur une longueur modeste : environ 750 kilomètres (458 miles, dont 226 en Arizona, 100 au Nouveau Mexique, 77 en Californie, 55 au Texas). L’arrivée de Joe Biden se traduit par une hausse vertigineuse du nombre de migrants illégaux : plus de 2,2 millions en 2021. En 2023, les Etats-Unis ont supprimé le Titre 42, un décret  qui facilitait les expulsions pour des raisons sanitaires. Datant du XIXe siècle, utilisée une fois en 1929, elle a été reprise par Donald Trump en 2020 et prolongée par l'administration Biden. Si cette décision prouve une plus grande tolérance de Biden à l’égard des clandestins, la possibilité de rester sur le territoire américain et de légaliser sa situation est plus difficile et plus longue (5 ans). Le temps que la véracité des informations communiquées électroniquement sur l’application CBP One (Customs and Border Protection) lancée en 2020 soit vérifiée décourage nombre de migrants. Dès leur arrivée au pouvoir, les démocrates soutiennent qu’un mur est inefficace et constitue un gaspillage financier et pourtant en juin 2024 l'administration démocrate a annoncé la signature d'un décret visant à fermer en partie la frontière avec le Mexique. L’on sait aussi que Biden a connu des difficultés sur l’immigration depuis 2022, les Républicains en faisant un levier d’influence pour voter les crédits en faveur de l’Ukraine. Le « mur de Trump » est finalement le mur de beaucoup de présidents américains. 

 

Notes

L’expression provient d’une phrase prononcée par D.Trump lui-même le 21 avril 2016 à Harrisburg en Pennsylvanie, « Un jour, quand je ne serai plus là, ils l'appelleront le mur Trump". 

En 1942 est voté le Mexican Farm Labor Program, 1942

En 1965 est voté l'Immigration and Nationality Act