La classe de neige : texte de la première lecture analytique

Plus tard, longtemps, jusqu'à maintenant, Nicolas essaya de se rappeler les dernières paroles que lui avait adressées son père. Il lui avait dit au revoir à la porte du chalet, répété des conseils de prudence, mais Nicolas était tellement gêné de sa présence, il avait tellement hâte de le voir repartir qu'il n'avait pas écouté. Il lui en voulait d'être là, d'attirer les regards qu'il devinait moqueurs et s'était dérobé, en baissant la tête, au baiser d'adieu. Dans l'intimité familiale, ce geste lui aurait valu des reproches mais il savait qu'ici, en public, son père n'oserait pas.

La classe de neige d’Emmanuel Carrère – 1995-

1ère lecture analytique

Premier chapitre en entier

 

Plus tard, longtemps, jusqu'à maintenant, Nicolas essaya de se rappeler les dernières paroles que lui avait adressées son père. Il lui avait dit au revoir à la porte du chalet, répété des conseils de prudence, mais Nicolas était tellement gêné de sa présence, il avait tellement hâte de le voir repartir qu'il n'avait pas écouté. Il lui en voulait d'être là, d'attirer les regards qu'il devinait moqueurs et s'était dérobé, en baissant la tête, au baiser d'adieu. Dans l'intimité familiale, ce geste lui aurait valu des reproches mais il savait qu'ici, en public, son père n'oserait pas.

Avant, dans la voiture, ils avaient dû parler. Nicolas, assis à l'arrière, trouvait difficile de se faire entendre à cause du bruit de la soufflerie, poussée au maximum pour désembuer les vitres. Son souci était de savoir s'ils trouveraient sur la route une station Shell. Pour rien au monde, cet hiver, il n'aurait consenti à ce qu'on achète de l'essence ailleurs, car Shell donnait des bons permettant de gagner un bonhomme en plastique dont le dessus se soulevait comme le couvercle d'une boîte, découvrant le squelette et les organes : on pouvait les retirer, les remettre et ainsi se familiariser avec l'anatomie du corps humain. L'été précédent, dans les stations Fina, on gagnait des matelas pneumatiques et des bateaux gonflables. Ailleurs, c'étaient des illustrés, dont Nicolas avait la collection complète. Il se jugeait privilégié, au moins de ce point de vue, à cause du métier de son père qui passait son temps sur les routes et devait faire le plein tous les deux ou trois jours. Avant chacune de ses tournées, Nicolas se faisait indiquer l'itinéraire sur la carte, calculait le nombre de kilomètres et les convertissait en bons qu'il rangeait dans le coffre-fort, de la taille d'une boîte à cigares, dont il était le seul à connaître la formule. Ses parents le lui avaient offert à Noël -"pour tes petits secrets", avait dit son père - et il avait tenu à l'emporter dans son sac. Il aurait bien voulu, pendant le voyage, recompter les bons et calculer combien il lui en fallait encore, mais le sac était dans le coffre de la voiture et son père avait refusé de s'arrêter pour l'ouvrir : on profiterait d'une étape. Finalement, il n'y eut pas de station Shell, ni d'étape avant le chalet. Voyant Nicolas déçu, son père promit de rouler suffisamment d'ici la fin de la classe de neige pour gagner l'écorché anatomique. S'il lui confiait les bons, il le trouverait pour son retour à la maison.

La dernière partie du trajet s'effectua sur des petites routes, pas assez enneigées pour devoir mettre les chaînes, et cela aussi déçut Nicolas. Auparavant, ils avaient roulé sur l'autoroute. A un moment, la circulation ralentit, puis s'immobilisa pendant quelques minutes. Le père de Nicolas, énervé, tapota le volant en grognant que ce n'était pas normal, un jour de semaine au mois de février. De la banquette arrière, Nicolas ne pouvait voir que son profil perdu, sa nuque épaisse engoncée dans le col du pardessus. Ce profil et cette nuque exprimaient le souci, une fureur amère et butée. Enfin les voitures se remirent à rouler. Le père de Nicolas soupira, se détendit un peu : ce devait-être juste un accident, dit-il. Nicolas fut choqué par ce ton de soulagement : comme si un accident, parce qu'il provoquait seulement un bouchon de courte durée, résorbé avec l'arrivée des secours, pouvait être considéré comme une chose désirable. Il était choqué mais aussi plein de curiosité. Le nez collé à la vitre, il espérait voir les voitures en accordéon, les corps sanglants qu'on emportait sur les civières dans le tournoiement des gyrophares, mais il ne vit rien du tout et son père, surpris, dit que non, finalement, ça ne devait pas être ça. Le bouchon disparu, son mystère subsista.