Texte de la troisième lecture analytique
Par prof le 06 février 2016, 18:55 - textes des lectures analytiques - Lien permanent
Le reste du voyage, Nicolas se demanda quelles avaient été ses dernières paroles. Une brève réponse sans doute, faite à Patrick dans la voiture. Il avait décidé de ne plus parler, plus jamais. C'était la seule protection qu'il pouvait à présent imaginer. Plus un mot, on ne tirerait plus rien de lui. Il deviendrait un bloc de silence, une surface lisse et pluvieuse contre quoi le malheur rebondirait sans trouver de porte.
Le reste du voyage, Nicolas se demanda quelles avaient été ses dernières paroles. Une brève réponse sans doute, faite à Patrick dans la voiture. Il avait décidé de ne plus parler, plus jamais. C'était la seule protection qu'il pouvait à présent imaginer. Plus un mot, on ne tirerait plus rien de lui. Il deviendrait un bloc de silence, une surface lisse et pluvieuse contre quoi le malheur rebondirait sans trouver de porte. Les autres lui parleraient, s'ils voulaient, s'ils osaient, et il ne leur répondrait pas. Ne les entendrait pas. Il n'entendrait pas ce que lui dirait sa mère, vérité ou mensonge, ce serait sans doute un mensonge. Elle raconterait que son père avait eu un accident lors de sa tournée, que pour une raison ou pour une autre on ne pouvait pas lui rendre visite à l'hôpital. Ou bien qu'il était mort, et on n'irait pas davantage à son enterrement ni se recueillir sur sa tombe. On changerait encore de ville, on changerait encore de nom, dans l'espoir de lasser le silence et la honte qui seraient désormais leur lot, mais ce ne serait plus son affaire, lui se tairait, se tairait toujours.
Arrivé aux abords de la ville, Patrick relut l'adresse qu'on lui avait écrite sur un bout de papier et demanda à Nicolas s'il savait comment aller chez lui. Nicolas ne répondit pas. Il répéta sa question, cherchant à attraper son regard dans le rétroviseur, mais Nicolas baissa les yeux et il n'insista pas. Il s'arrêta devant un agent de police, qui le renseigna. Puis ils roulèrent à travers la banlieue, sous la pluie. La rue où habitait Nicolas était dans le mauvais sens, il fallut faire le tour du pâté de maisons, mais il y avait une place libre juste devant la porte. Patrick y gara la voiture, s'y reprenant à deux fois pour le créneau. Il fit descendre Nicolas et le prit par la main, comme un petit enfant. Mais il ne parla pas, ne répéta pas son prénom. Son visage vidé n'exprimait plus rien.
Dans l'étroite entrée de l'immeuble, Patrick regarda les noms au-dessus des boîtes aux lettres. Il avait deviné que Nicolas ne l'aidera pas à trouver. Ils attendirent en silence l'ascenseur. Les portes coulissantes chuintèrent en se refermant sur eux. Patrick tarda plus qu'il n'était habituel à presser le bouton de l'étage. Il avait gardé la main de Nicolas dans la sienne et la serrait très fort. Dans le miroir sombre qui tapissait la cloison, Nicolas vit qu'il pleurait. La boîte où ils étaient enfermés sembla s'enfoncer dans le sol, puis, d'une secousse, s'éleva. On entendait les câbles grincer. Nicolas espéra que la cabine s'arrêterait entre deux étages et qu'ils y resteraient toujours. Ou bien qu'une fois montée assez haut elle se détacherait, plongerait à toute allure dans le puits noir où ils s'engloutiraient.
Le palier était un long couloir sans fenêtres, bordé de portes, et la sienne se trouvait au fond. Le bouton de la minuterie luisait faiblement dans la pénombre. Patrick n'alluma pas. Ils avancèrent tous les deux dans le couloir, très lentement. Nicolas se rappela la phrase de Patrick le matin : "Qu'est-ce que va être sa vie?" Ils atteignirent la porte, derrière laquelle on n'entendait aucun bruit. Patrick leva la main vers le bouton de la sonnette, attendit encore plus longtemps que dans l'ascenseur, enfin appuya. Doucement, il dégagea son autre main de celle de l'enfant. Il ne pouvait plus rien pour lui maintenant. La moquette, à l'intérieur de l'appartement, étouffait les pas, mais Nicolas savait que la porte allait s'ouvrir, qu'à cet instant sa vie commencerait et que dans cette vie, pour lui, il n'y aurait pas de pardon.
Emmanuel Carrère la classe de neige, chapitre 31 en entier 1995