Je m’éveillai, engourdi, dans une barque grinçante qui dansait sur la houle. L’eau était calme et bientôt le lent mouvement infligé par les vagues cessa tout à fait, laissant l’embarcation glisser sur la surface étale. Le soleil était presque couché, et de lourds nuages d’orage roulaient dans le ciel assombri ; l’air était lourd et le silence troublé seulement par la rame en même temps que le flot.

Je ne vis rien, tout d’abord, couché que j’étais dans le fond de la barque, que le ciel au-dessus de ma tête et, de part et d’autre de celle-là, de longues bandelettes de cuir ou de tissu rêche habillant les jambes les plus squelettiques que j’ai jamais vue. Tournant la tête des deux côtés, je vis que ces jambes se terminaient par des pieds de momie, dont la peau de parchemin menaçait de tomber en poussière. Ils étaient nus et portaient des traces que je préférai ne pas examiner de trop près. J’attendis d’avoir totalement repris mes sens pour me relever ; à cette occasion, je me rendis compte que j’étais enveloppé dans un long tissu blanc qui entravait mes mouvements et me rendait plus malhabile qu’un nouveau-né. Un vague malaise sourdait en mon corps et me nouait les entrailles.

Une fois debout, je pus à loisir observer autour de moi : la barque glissait sur une eau noire aux reflets de poison, huileuse, et dont les rares remous découvraient les sommets de rochers déchiquetés sur lesquelles le frêle esquif se serait vu éventré à coup sûr. Au loin se détachait une forme encore basse, ramassée, dont la vue dans cette lueur rasante d’orage me donna des frissons d’angoisse. Le silence devenait oppressant, et je me rendis compte soudainement que chaque coup de rame semblait nous rapprocher de ce lointain péril.

Je me retournai vers le rameur, pour m’apercevoir qu’il maniait en réalité une longue gaffe, gravée, blanche et polie comme de l’ivoire. Sa silhouette disparaissait dans les plis d’un habit de cuir sombre et de tissu noir ; son visage était caché par un capuchon large ; tout cela rapiécé visiblement de nombreuses fois, et déchiré plus souvent encore. Son long manteau s’effilochait. Je tentai vainement de lui adresser la parole. Pas une fois il ne me répondit, ni ne fit quoi que ce fut pour tenter d’apaiser ma peur, laquelle alla croissant à mesure que le temps passait. Simplement il finit par relever la tête, laissant voir son visage ; la stupeur me figea sur place. Son nez et sa bouche n’étaient que des trous, des plaies dont les lèvres ne se seraient jamais refermées ; sa peau si tendue qu’on eut dit du parchemin ou du cuir disposé sur une écritoire ; de cheveux ou de poils, on en aurait vainement cherché sur son chef glabre.

D’un mouvement du menton il me fit signe de m’asseoir. J’obéis sans un mot, les yeux fixés sur les siens dans une fascination morbide. Ses globes oculaires roulaient dans leurs orbites comme deux sphères en os, dont ils avaient la couleur passée et jaunie. Cela ne semblait pas l’empêcher de voir, cependant, et il me regarda m’installer jusqu’à ce que mon coude heurte quelque chose de dur et que, pris de curiosité, je me détourne pour voir ce que j’avais bousculé.

C’était une sorte de boite tendue de draps blancs et décorée de roses d’un rouge sanguinolent. Le couvercle était entrouvert ; j’y vis une invitation à jeter un coup d’œil à l’intérieur. L’effroi me figea sur place, et je sentis un filet de sueur glacée dégouliner le long de ma colonne vertébrale. Je refermai violemment le couvercle et me retournai en hâte, croisant de nouveau le regard de mon sinistre nocher. Le souffle court, je m’efforçai de penser à autre chose tandis que nous nous rapprochions de plus en plus de la forme que j’avais devinée au loin.

Le nocher ralentit pour esquiver les récifs rocheux gardant ce qui se révélât être une île, et dont la simple description provoque encore en moi la même terreur que sa vue. Deux hautes falaises encadraient une forêt de cyprès, arbres des morts dont le feuillage foncé était plus noir que vert. Un muret de pierres plus haut que moi délimitait le bord de l’île, percé d’un portail flanqué de deux colonnes, ou plutôt deux bornes, du haut desquelles deux monstrueux canidés tricéphales paraissaient m’attendre. Le portail même semblait une bouche béant sur un sous-bois obscur et embrumé ; des lambeaux de brouillard en sourdaient tandis que d’épaisses vapeurs tourbillonnaient aux pieds des troncs. Je pouvais sentir de là où je me trouvais la mortelle fraîcheur qui s’en dégageait.

Mon capitaine manœuvra pour que la proue aille cogner sur les marches de pierre permettant de franchir le portail. Je restai là, figé, n’osant faire un geste mais tremblant de tous mes membres, terrorisé par ce portail qui semblait vouloir m’engloutir. J’avais en effet la certitude que, si je posais le pied sur cette île, j’étais condamnée à ne jamais revoir le monde des vivants.

C’est alors que les dogues postés de part et d’autre du portail s’animèrent, s’ébrouant comme au sortir de l’eau pour se débarrasser de celle du Léthé. Leurs yeux me fixaient, leurs mâchoires claquaient, et un sourd grondement montait de leurs poitrines sur lesquelles dégoulinaient des filets de bave ; ils tendirent vers moi six cous serpentins, et je constatai que leurs têtes du milieu étaient aveugles, leurs yeux crevés par je ne sais quels objets pointus. Cependant, en dépit de leur cécité, elles me dévisageaient avec une grande insistance, et parfois manifestaient de l’étonnement devant ce qu’elles constataient – quel que put être leur constat. Pour finir, elles eurent à l’adresse de la silhouette noire ce qui me parut une marque de respect, émirent un sifflement bref et reprirent leur position initiale de gardiens statufiés. Je me sentis alors poussé en avant et, pour ne pas perdre l’équilibre, j’avançai instinctivement sur les marches de pierre : le froid me saisit, tandis que dans mon esprit l’image de ce que j’avais vu dans la boite tournoyait sans fin, hideuse vérité.

Je revins à moi presque immédiatement - à ce qu’il me sembla du moins, car j’avais été débarrassé de mon linge blanc -, le nez dans la terre grasse et glacé jusqu’aux os par la brume. Me relevant, je vis une demi-douzaine de silhouettes entre les arbres, parmi lesquelles mon noir nocher. Elles semblaient attendre, dans différentes postures, que je veuille bien me réveiller et remarquer leur présence. Mon guide pour la première fois s’adressa à moi, d’une voix rocailleuse comme un éboulement :
- Vous voilà certes, monsieur, dans une singulière posture. Votre érudition vous aura sans doute renseigné sur la présente situation, toutefois, je prendrai la liberté de vous préciser ce que vous n’avez pu découvrir seul.

Il se tourna vers ses compagnons, tous cachés comme lui dans l’ombre de lourdes capes.
- Laissez-moi vous présenter les habitants de cette île peu ordinaire. Mon premier compagnon a pour nom Anubis, guide des morts dans l’antique Egypte.

A ces mots l’une des silhouettes s’avança et rejeta sa cape, dévoilant le corps d’un guerrier vêtu d’un pagne brodé d’or et d’azur, les bras ceints de deux gaines accueillant de longs poignards, un sabre égyptien passé dans un fourreau sur son dos. Son cou était entouré par un collier d’or pur et ouvragé et un pectoral luisait doucement sur sa gorge. Sa tête de chacal s’abaissa en un signe bref et sec, puis il recula, bras croisés.
- Mon second compère vient d’Asie, où on le nomme Shinigami.

Un homme au trait fin comme ses membres me fit un discret signe de la main, me laissant remarquer une allure de dandy rehaussée par ses nombreuses bagues, emplies chacune d’un liquide que je devinai empoisonné. Il s’adossa ensuite à un arbre dans une nonchalance pleine de grâce.
- Mes deux alter-egos viennent l’une de France, l’autre de petite Bretagne : voici la Camarde et l’Ankou.

Un homme et une femme vêtus de noir, la peau pâle, le cheveu blond, et portant chacun une faux aiguisée, plièrent le genou. Je remarquai que l’instrument de l’homme était emmanché à l’envers, mais n’osai en faire la remarque.
- Et la dernière demoiselle de notre confrérie : Hell, terreur des Scandinaves.

Une étrange créature s’avança vers moi, et je sentis mon cœur près d’exploser dans ma poitrine, tant le mélange d’amour et d’épouvante que je ressentais pour elle me mettait au supplice. Son côté droit, visage, cou, épaule, gorge, bras, tronc et jambe, était d’une perfection d’ange et dénudé presque entièrement par le long voile dont les plis seuls la vêtaient. Des cheveux d’or et de miel cascadaient dans son dos, sa peau était d’une blancheur fraîche de lys, et son œil rieur, et sa bouche mutine, tout en elle suscitait l’amour. Mais son côté gauche était celui d’un cadavre, rongé par les vers, flétri par le temps et l’humidité ; son sourire paraissait soudain plein de fiel, et lorsqu’elle me serra la main je me sentis pris dans un étau d’horreur, de glace et de haine qui sourdait de tout son corps. Elle me susurra à l’oreille : « Voudriez-vous, monsieur, vous joindre à notre funèbre confrérie ? » Je ne répondis rien, perdant de nouveau le contrôle de mes sens ; mais soyez assurés que j’aurais refusé.

Je crus voir, tandis que je glissai vers une bienheureuse inconscience, les lèvres du nocher remuer et me demander « Et moi, qui suis-je, monsieur ? » A quoi je répondis, ou du moins je le crois, « Charon, le passeur des Enfers. » mais j’ignore si les mots franchirent ou non mes lèvres. Et je m’abandonnai à l’oubli.

A mon réveil j’étais affalé, la plume à la main, sur ma thèse « Du lien entre les différentes entités psychopompes », mon livre d’art ouvert sur « L’Île des Morts » d’Arnold Böcklin. Je cherchais à me remettre de ce cauchemar quand mon  ami Lucien, en entrant sans frapper selon son habitude, me demanda : « Ça mais, mon pauvre Uriel, où diable as-tu été te promener aujourd’hui ? » Et devant mon air étonné, car je n’étais pas sorti de la journée dans l’espoir d’avancer dans ma rédaction, il me désigna sur mon habit des traces de terre grasse et des feuilles de cyprès. « Ma parole, ajouta-t-il, on jurerait que tu as visité un cimetière. »