01fév.2017
La bête humaine
En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d’une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenêtre, s’y accouda.
C’était impasse d’Amsterdam, dans la dernière maison de droite, une haute maison où la Compagnie de l’Ouest logeait certains de ses employés. La fenêtre, au cinquième, à l’angle du toit mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchée large trouant le quartier de l’Europe, tout un déroulement brusque de l’horizon, que semblait agrandir encore, cet après-midi-là, un ciel gris du milieu de février, d’un gris humide et tiède, traversé de soleil.
En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de Rome se brouillaient, s’effaçaient, légères. À gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants, aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immense, où l’œil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la bouillotterie séparaient des autres, plus petites, celles d’Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture ; tandis que le pont de l’Europe, à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée, que l’on voyait reparaître et filer au-delà, jusqu’au tunnel des Batignolles. Et, en bas de la fenêtre même, occupant tout le vaste champ, les trois doubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s’écartaient en un éventail dont les branches de métal, multipliées, innombrables, allaient se perdre sous les marquises. Les trois postes d’aiguilleur, en avant des arches, montraient leurs petits jardins nus. Dans l’effacement confus des wagons et des machines encombrant les rails, un grand signal rouge tachait le jour pâle.
Pendant un instant, Roubaud s’intéressa, comparant, songeant à sa gare du Havre. Chaque fois qu’il venait de la sorte passer un jour à Paris, et qu’il descendait chez la mère Victoire, le métier le reprenait. Sous la marquise des grandes lignes, l’arrivée d’un train de Mantes avait animé les quais ; et il suivit des yeux la machine de manœuvre, une petite machine-tender, aux trois roues basses et couplées, qui commençait le débranchement du train, alerte besogneuse, emmenant, refoulant les wagons sur les voies de remisage. Une autre machine, puissante celle-là, une machine d’express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans l’air calme. Mais toute son attention fut prise par le train de trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n’apercevait pas celle-ci, arrêtée au delà du pont de l’Europe ; il l’entendait seulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés, en personne que l’impatience gagne. Un ordre fut crié, elle répondit par un coup bref qu’elle avait compris. Puis, avant la mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts, la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant. Et il vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers les charpentes de fer. Tout un coin de l’espace en était blanchi, tandis que les fumées accrues de l’autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière, s’étouffaient des sons prolongés de trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques tournantes. Une déchirure se produisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et un train d’Auteuil, l’un montant, l’autre descendant, qui se croisaient.
Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui prononçait son nom, le fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur la terrasse du quatrième, un jeune homme d’une trentaine d’années, Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie de son père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses sœurs, Claire et Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans, adorables, menant le ménage avec les six mille francs des deux hommes, au milieu d’un continuel éclat de gaieté. On entendait l’aînée rire, pendant que la cadette chantait, et qu’une cage, pleine d’oiseaux des îles, rivalisait de roulades.
— Tiens ! monsieur Roubaud, vous êtes donc à Paris ?… Ah ! oui, pour votre affaire avec le sous-préfet !
De nouveau accoudé, le sous-chef de gare expliqua qu’il avait dû quitter Le Havre, le matin même, par l’express de six heures quarante. Un ordre du chef de l’exploitation l’appelait à Paris, on venait de le sermonner d’importance. Heureux encore de n’y avoir pas laissé sa place.
— Et madame ? demanda Henri.
Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes. Son mari l’attendait là, dans cette chambre dont la mère Victoire leur remettait la clef, à chacun de leurs voyages, et où ils aimaient déjeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave femme était retenue en bas, à son poste de la salubrité. Ce jour-là, ils avaient mangé un petit pain à Mantes, voulant se débarrasser de leurs courses d’abord. Mais trois heures étaient sonnées, il mourait de faim.
Henri, pour être aimable, posa encore une question :
— Et vous couchez à Paris ?
Non, non ! ils retournaient tous deux au Havre le soir, par l’express de six heures trente. Ah ! bien ! oui, des vacances ! On ne vous dérangeait que pour vous flanquer votre paquet, et tout de suite à la niche !
Un moment, les deux employés se regardèrent, en hochant la tête. Mais ils ne s’entendaient plus, un piano endiablé venait d’éclater en notes sonores. Les deux sœurs devaient taper dessus ensemble, riant plus haut, excitant les oiseaux des îles. Alors, le jeune homme, qui s’égayait à son tour, salua, rentra dans l’appartement ; et le sous-chef, seul, demeura un instant les yeux sur la terrasse, d’où montait toute cette gaieté de jeunesse. Puis, les regards levés, il aperçut la machine qui avait fermé ses purgeurs, et que l’aiguilleur envoyait sur le train de Caen. Les derniers floconnements de vapeur blanche se perdaient, parmi les gros tourbillons de fumée noire, salissant le ciel. Et il rentra, lui aussi, dans la chambre.
Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut un geste désespéré. À quoi diable Séverine pouvait-elle s’attarder ainsi ? Elle n’en sortait plus, lorsqu’elle était dans un magasin. Pour tromper la faim qui lui labourait l’estomac, il eut l’idée de mettre la table. La vaste pièce, à deux fenêtres, lui était familière, servant à la fois de chambre à coucher, de salle à manger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit drapé de cotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde, son armoire normande. Il prit, dans le buffet, des serviettes, des assiettes, des fourchettes et des couteaux, deux verres. Tout cela était d’une propreté extrême, et il s’amusait à ces soins de ménage, comme s’il eût joué à la dînette, heureux de la blancheur du linge, très amoureux de sa femme, riant lui-même du bon rire frais dont elle allait éclater, en ouvrant la porte. Mais, lorsqu’il eut posé le pâté sur une assiette, et placé, à côté, la bouteille de vin blanc, il s’inquiéta, chercha des yeux. Puis, vivement, il tira de ses poches deux paquets oubliés, une petite boîte de sardines et du fromage de gruyère.
La demie sonna. Roubaud marchait de long en large, tournant, au moindre bruit, l’oreille vers l’escalier. Dans son attente désœuvrée, en passant devant la glace, il s’arrêta, se regarda. Il ne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le roux ardent de ses cheveux frisés eût pâli. Sa barbe, qu’il portait entière, restait drue, elle aussi, d’un blond de soleil. Et, de taille moyenne, mais d’une extraordinaire vigueur, il se plaisait à sa personne, satisfait de sa tête un peu plate, au front bas, à la nuque épaisse, de sa face ronde et sanguine, éclairée de deux gros yeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son front de la barre des jaloux. Comme il avait épousé une femme plus jeune que lui de quinze années, ces coups d’œil fréquents, donnés aux glaces, le rassuraient.
Il y eut un bruit de pas, Roubaud courut entre-bâiller la porte. Mais c’était une marchande de journaux de la gare, qui rentrait chez elle, à côté. Il revint, s’intéressa à une boîte de coquillages, sur le buffet. Il la connaissait bien, cette boîte, un cadeau de Séverine à la mère Victoire, sa nourrice. Et ce petit objet avait suffi, toute l’histoire de son mariage se déroulait. Déjà trois ans bientôt. Né dans le Midi, à Plassans, d’un père charretier, sorti du service avec les galons de sergent-major, longtemps facteur-mixte à la gare de Mantes, il était passé facteur-chef à celle de Barentin ; et c’était là qu’il l’avait connue, sa chère femme, lorsqu’elle venait de Doinville, prendre le train, en compagnie de mademoiselle Berthe, la fille du président Grandmorin. Séverine Aubry n’était que la cadette d’un jardinier, mort au service des Grandmorin ; mais le président, son parrain et son tuteur, la gâtait tellement, faisant d’elle la compagne de sa fille, les envoyant toutes deux au même pensionnat de Rouen, et elle-même avait une telle distinction native, que longtemps Roubaud s’était contenté de la désirer de loin, avec la passion d’un ouvrier dégrossi pour un bijou délicat, qu’il jugeait précieux. Là était l’unique roman de son existence. Il l’aurait épousée sans un sou, pour la joie de l’avoir, et quand il s’était enhardi enfin, la réalisation avait dépassé le rêve : outre Séverine et une dot de dix mille francs, le président, aujourd’hui en retraite, membre du Conseil d’administration de la Compagnie de l’Ouest, lui avait donné sa protection. Dès le lendemain du mariage, il était passé sous-chef à la gare du Havre. Il avait sans doute pour lui ses notes de bon employé, solide à son poste, ponctuel, honnête, d’un esprit borné, mais très droit, toutes sortes de qualités excellentes qui pouvaient expliquer l’accueil prompt fait à sa demande et la rapidité de son avancement. Il préférait croire qu’il devait tout à sa femme. Il l’adorait.
Lorsqu’il eut ouvert la boîte de sardines, Roubaud perdit décidément patience. Le rendez-vous était pour trois heures. Où pouvait-elle être ? Elle ne lui conterait pas que l’achat d’une paire de bottines et de six chemises demandait la journée. Et, comme il passait de nouveau devant la glace, il s’aperçut, les sourcils hérissés, le front coupé d’une ligne dure. Jamais au Havre il ne la soupçonnait. À Paris, il s’imaginait toutes sortes de dangers, des ruses, des fautes. Un flot de sang montait à son crâne, ses poings d’ancien homme d’équipe se serraient, comme au temps où il poussait des wagons. Il redevenait la brute inconsciente de sa force, il l’aurait broyée, dans un élan de fureur aveugle.
Séverine poussa la porte, parut toute fraîche, toute joyeuse.
— C’est moi… Hein ? tu as dû croire que j’étais perdue.
Dans l’éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince et très souple, grasse pourtant avec de petits os. Elle n’était point jolie d’abord, la face longue, la bouche forte, éclairée de dents admirables. Mais, à la regarder, elle séduisait par le charme, l’étrangeté de ses larges yeux bleus, sous son épaisse chevelure noire.
Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l’examiner, du regard trouble et vacillant qu’elle connaissait bien, elle ajouta :
— Oh ! j’ai couru… Imagine-toi, impossible d’avoir un omnibus. Alors, ne voulant pas dépenser l’argent d’une voiture, j’ai couru… Regarde comme j’ai chaud.
— Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu viens du Bon Marché.
Mais, tout de suite, avec une gentillesse d’enfant, elle se jeta à son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite main potelée.
— Vilain, vilain, tais-toi !… Tu sais bien que je t’aime.
Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentait restée si candide, si droite, qu’il la serra éperdument dans ses bras. Toujours ses soupçons finissaient ainsi. Elle, s’abandonnait, aimant à se faire cajoler. Il la couvrait de baisers, qu’elle ne rendait pas ; et c’était même là son inquiétude obscure, cette grande enfant passive, d’une affection filiale, où l’amante ne s’éveillait point.
— Alors, tu as dévalisé le Bon Marché ?
— Oh ! oui. Je vais te conter… Mais, auparavant, mangeons. Ce que j’ai faim !… Ah ! écoute, j’ai un petit cadeau. Dis : Mon petit cadeau.
Elle lui riait dans le visage, de tout près. Elle avait fourré sa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu’elle ne sortait pas.
— Dis vite : Mon petit cadeau.
Lui, riait aussi, en bon homme. Il se décida.
— Mon petit cadeau.
C’était un couteau qu’elle venait de lui acheter, pour en remplacer un qu’il avait perdu et qu’il pleurait, depuis quinze jours. Il s’exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout de suite, il allait s’en servir. Elle était ravie de sa joie ; et, en plaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié ne fût pas coupée.
— Mangeons, mangeons, répéta-t-elle. Non, non ! je t’en prie, ne ferme pas encore. J’ai si chaud !
Elle l’avait rejoint à la fenêtre, elle demeura là quelques secondes, appuyée à son épaule, regardant le vaste champ de la gare. Pour le moment, les fumées s’en étaient allées, le disque cuivré du soleil descendait dans la brume, derrière les maisons de la rue de Rome. En bas, une machine de manœuvre amenait, tout formé, le train de Mantes, qui devait partir à quatre heures vingt-cinq. Elle le refoula le long du quai, sous la marquise, fut dételée. Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs de tampons annonçaient l’attelage imprévu de voitures qu’on ajoutait. Et, seule, au milieu des rails, avec son mécanicien et son chauffeur, noirs de la poussière du voyage, une lourde machine de train omnibus restait immobile, comme lasse et essoufflée, sans autre vapeur qu’un mince filet sortant d’une soupape. Elle attendait qu’on lui ouvrît la voie, pour retourner au Dépôt des Batignolles. Un signal rouge claqua, s’effaça. Elle partit.
— Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne ! dit Roubaud en quittant la fenêtre. Les entends-tu taper sur leur piano ?… Tout à l’heure, j’ai vu Henri, qui m’a dit de te présenter ses hommages.
— À table, à table ! cria Séverine.
Et elle se jeta sur les sardines, elle dévora. Ah ! le petit pain de Mantes était loin ! Cela la grisait, quand elle venait à Paris. Elle était toute vibrante du bonheur d’avoir couru les trottoirs, elle gardait une fièvre de ses achats au Bon Marché. En un coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies de l’hiver, préférant tout y acheter, disant qu’elle y économisait son voyage. Aussi, sans perdre une bouchée, ne tarissait-elle pas. Un peu confuse, rougissante, elle finit par lâcher le total de la somme qu’elle avait dépensée, plus de trois cents francs.
— Fichtre ! dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi, pour la femme d’un sous-chef !… Mais tu n’avais à prendre que six chemises et une paire de bottines ?
— Oh ! mon ami, des occasions uniques !… Une petite soie à rayures délicieuses ! un chapeau d’un goût, un rêve ! des jupons tout faits, avec des volants brodés ! Et tout ça pour rien, j’aurais payé le double au Havre… On va m’expédier, tu verras !
Il avait pris le parti de rire, tant elle était jolie, dans sa joie, avec son air de confusion suppliante. Et puis, c’était si charmant, cette dînette improvisée, au fond de cette chambre où ils étaient seuls, bien mieux qu’au restaurant. Elle, qui d’ordinaire buvait de l’eau, se laissait aller, vidait son verre de vin blanc, sans savoir. La boîte de sardines était finie, ils entamèrent le pâté avec le beau couteau neuf. Ce fut un triomphe, tellement il coupait bien.
— Et toi, voyons, ton affaire ? demanda-t-elle. Tu me fais bavarder, tu ne me dis pas comment ça s’est terminé, pour le sous-préfet.
Alors, il conta en détail la façon dont le chef de l’exploitation l’avait reçu. Oh ! un lavage de tête en règle ! Il s’était défendu, avait dit la vraie vérité, comment ce petit crevé de sous-préfet s’était obstiné à monter avec son chien dans une voiture de première, lorsqu’il y avait une voiture de seconde, réservée pour les chasseurs et leurs bêtes, et la querelle qui s’en était suivie, et les mots qu’on avait échangés. En somme, le chef lui donnait raison d’avoir voulu faire respecter la consigne ; mais le terrible était la parole qu’il avouait lui-même : « Vous ne serez pas toujours les maîtres ! » On le soupçonnait d’être républicain. Les discussions qui venaient de marquer l’ouverture de la session de 1869, et la peur sourde des prochaines élections générales rendaient le gouvernement ombrageux. Aussi l’aurait-on certainement déplacé, sans la bonne recommandation du président Grandmorin. Encore avait-il dû signer la lettre d’excuse, conseillée et rédigée par ce dernier.
Séverine l’interrompit, criant :
— Hein ? ai-je eu raison de lui écrire et de lui faire une visite avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir ton savon… Je savais bien qu’il nous tirerait d’affaire.
— Oui, il t’aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le bras long, dans la Compagnie… Vois donc un peu à quoi ça sert, d’être un bon employé. Ah ! on ne m’a point ménagé les éloges : pas beaucoup d’initiative, mais de la conduite, de l’obéissance, du courage, enfin tout ! Eh bien ! ma chère, si tu n’avais pas été ma femme, et si Grandmorin n’avait pas plaidé ma cause, par amitié pour toi, j’étais fichu, on m’envoyait en pénitence, au fond de quelque petite station.
Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlant à elle-même :
— Oh ! certainement, c’est un homme qui a le bras long.
Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus au loin, cessant de manger. Sans doute elle évoquait les jours de son enfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de Rouen. Jamais elle n’avait connu sa mère. Quand son père, le jardinier Aubry, était mort, elle entrait dans sa treizième année ; et c’était à cette époque que le président, déjà veuf, l’avait gardée près de sa fille Berthe, sous la surveillance de sa sœur, madame Bonnehon, la femme d’un manufacturier, également veuve, à qui le château appartenait aujourd’hui. Berthe, son aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épousé M. de Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petit homme sec et jaune. L’année précédente, le président était encore à la tête de cette cour, dans son pays, lorsqu’il avait pris sa retraite, après une carrière magnifique. Né en 1804, substitut à Digne au lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris, ensuite procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premier président à Rouen. Riche à plusieurs millions, il faisait partie du conseil général depuis 1855, on l’avait nommé commandeur de la Légion d’honneur, le jour même de sa retraite. Et, du plus loin qu’elle se souvenait, elle le revoyait tel qu’il était encore, trapu et solide, blanc de bonne heure, d’un blanc doré d’ancien blond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sans moustaches, avec une face carrée que les yeux d’un bleu dur et le nez gros rendaient sévère. Il avait l’abord rude, il faisait tout trembler autour de lui.
Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises :
— Eh bien, à quoi donc penses-tu ?
Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise et secouée de peur.
— Mais à rien.
— Tu ne manges plus, tu n’as donc plus faim ?
— Oh ! si… Tu vas voir.
Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranche de pâté qu’elle avait dans son assiette. Mais il y eut une alerte : ils avaient fini le pain d’une livre, pas une bouchée ne restait pour manger le fromage. Ce furent des cris, puis des rires, lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond du buffet de la mère Victoire, un bout de pain rassis. Bien que la fenêtre fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeune femme, qui avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissait guère, plus rose et plus excitée par l’imprévu de ce déjeuner bavard, dans cette chambre. À propos de la mère Victoire, Roubaud en était revenu à Grandmorin : encore une, celle-là, qui lui devait une belle chandelle ! Fille séduite dont l’enfant était mort, nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère, plus tard femme d’un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, à Paris, d’un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque la rencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d’autrefois, en faisant d’elle aussi une protégée du président ; et, aujourd’hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la garde des cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu’il y a de meilleur. La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s’en faisait près de quatorze cents, avec la recette, sans compter le logement, cette chambre, où elle était même chauffée. Enfin, une situation bien agréable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, le mari, avait apporté ses deux mille huit cents francs de chauffeur, tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de nocer aux deux bouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de quatre mille francs, le double de ce que lui, sous-chef de gare, gagnait au Havre.
— Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraient pas tenir les cabinets. Mais il n’y a pas de sot métier.
Cependant, leur grosse faim s’était apaisée, et ils ne mangeaient plus que d’un air alangui, coupant le fromage par petits morceaux, pour faire durer le régal. Leurs paroles aussi se faisaient lentes.
— À propos, cria-t-il, j’ai oublié de te demander… Pourquoi as-tu donc refusé au président d’aller passer deux ou trois jours à Doinville ?
Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaire leur visite du matin, tout près de la gare, à l’hôtel de la rue du Rocher ; et il s’était revu dans le grand cabinet sévère, il entendait encore le président leur dire qu’il partait le lendemain pour Doinville. Puis, comme cédant à une idée soudaine, il leur avait offert de prendre le soir même, avec eux, l’express de six heures trente, et d’emmener ensuite sa filleule là-bas, chez sa sœur, qui la réclamait depuis longtemps. Mais la jeune femme avait allégué toutes sortes de raisons, qui l’empêchaient, disait-elle.
— Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal à ce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu’à jeudi, je me serais arrangé… N’est-ce pas ? dans notre position, nous avons besoin d’eux. Ce n’est guère adroit, de refuser leurs politesses ; d’autant plus que ton refus a eu l’air de lui causer une vraie peine… Aussi n’ai-je cessé de te pousser à accepter, que lorsque tu m’as tiré par mon paletot. Alors, j’ai dit comme toi, mais sans comprendre… Hein ! pourquoi n’as-tu pas voulu ?
Séverine, les regards vacillants, eut un geste d’impatience.
— Est-ce que je puis te laisser tout seul ?
— Ce n’est pas une raison… Depuis notre mariage, en trois ans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi une semaine. Rien ne t’empêchait d’y retourner une troisième.
La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné la tête.
— Enfin, ça ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à des choses qui me déplaisent.
Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu’il ne la forçait à rien. Pourtant, il reprit :
— Tiens ! tu me caches quelque chose… La dernière fois, est-ce que madame Bonnehon t’aurait mal reçue ?
Oh ! non, Mme Bonnehon l’avait toujours très bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avec de magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans ! Depuis son veuvage, et même du vivant de son mari, on racontait qu’elle avait eu souvent le cœur occupé. On l’adorait à Doinville, elle faisait du château un lieu de délices, toute la société de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature. C’était dans la magistrature que Mme Bonnehon avait eu beaucoup d’amis.
— Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t’ont battu froid.
Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe avait cessé d’être pour elle ce qu’elle était autrefois. Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec son nez rouge. À Rouen, les dames vantaient beaucoup sa distinction. Aussi un mari comme le sien, laid, dur, avare, semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et la rendre mauvaise. Mais non, Berthe s’était montrée convenable à l’égard de son ancienne camarade, celle-ci n’avait aucun reproche précis à lui adresser.
— C’est donc le président qui te déplaît, là-bas ?
Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d’une voix égale, fut reprise d’impatience.
— Lui, quelle idée !
Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyait seulement à peine. Il s’était réservé, dans le parc, un pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle déserte. Il sortait, il rentrait, sans qu’on le sût. Jamais sa sœur, du reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivée. Il prenait une voiture à Barentin, se faisait conduire de nuit à Doinville, vivait des journées dans son pavillon, ignoré de tous. Ah ! ce n’était pas lui qui vous gênait, là-bas.
— Je t’en parle, parce que tu m’as raconté vingt fois que, dans ton enfance, il te faisait une peur bleue.
— Oh ! une peur bleue ! tu exagères, comme toujours… Bien sûr qu’il ne riait guère. Il vous regardait si fixement, de ses gros yeux, qu’on baissait la tête tout de suite. J’ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur en imposait, avec son grand renom de sévérité et de sagesse… Mais, moi, il ne m’a jamais grondée, j’ai toujours senti qu’il avait un faible pour moi…
De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au loin.
— Je me souviens… Quand j’étais gamine et que je jouais avec des amies, dans les allées, s’il venait à paraître, toutes se cachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d’être en faute. Moi, je l’attendais, tranquille. Il passait, et en me voyant là, souriante, le museau levé, il me donnait une petite tape sur la joue… Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait une faveur à obtenir de lui, c’était toujours moi qu’elle chargeait de la demande. Je parlais, je ne baissais pas les regards, et je sentais les siens qui m’entraient sous la peau. Mais je m’en moquais bien, j’étais si certaine qu’il accorderait tout ce que je voudrais !… Ah ! oui, je me souviens, je me souviens ! Là-bas, il n’y a pas un taillis du parc, pas un corridor, pas une chambre du château, que je ne puisse évoquer en fermant les yeux.
Elle se tut, les paupières closes ; et, sur son visage chaud et gonflé, semblait passer le frisson de ces choses d’autrefois, les choses qu’elle ne disait point. Un instant, elle demeura ainsi, avec un petit battement des lèvres, comme un tic involontaire qui lui tirait douloureusement un coin de la bouche.
— Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud, qui venait d’allumer sa pipe. Non seulement il t’a fait élever comme une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatre sous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage… Sans compter qu’il doit te laisser quelque chose, il l’a dit devant moi.
— Oui, murmura Séverine, cette maison de la Croix-de-Maufras, cette propriété que le chemin de fer a coupée. On y allait parfois passer huit jours… Oh ! je n’y compte guère, les Lachesnaye doivent le travailler pour qu’il ne me laisse rien. Et puis, j’aime mieux rien, rien !
Elle avait prononcé ces dernières paroles d’une voix si vive, qu’il s’en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant de ses yeux arrondis.
— Es-tu drôle ! On assure que le président a des millions, quel mal y aurait-il à ce qu’il mît sa filleule dans son testament ? Personne n’en serait surpris, et ça arrangerait joliment nos affaires.
Puis, une idée qui lui traversa le cerveau, le fit rire.
— Tu n’as peut-être pas peur de passer pour sa fille ?… Car, tu sais, le président, malgré son air glacé, on en chuchote de raides sur son compte. Il paraît que, du vivant même de sa femme, toutes les bonnes y passaient. Enfin, un gaillard qui, aujourd’hui encore, vous trousse une femme… Mon Dieu ! va, quand tu serais sa fille !
Séverine s’était levée, violente, le visage en flamme, avec le vacillement effrayé de son regard bleu, sous la masse lourde de ses cheveux noirs.
— Sa fille, sa fille !… Je ne veux pas que tu plaisantes avec ça, entends-tu ! Est-ce que je puis être sa fille ? est-ce que je lui ressemble ?… Et en voilà assez, parlons d’autre chose. Je ne veux pas aller à Doinville, parce que je ne veux pas, parce que je préfère rentrer avec toi au Havre.
Il hocha la tête, il l’apaisa du geste. Bon, bon ! du moment que ça lui donnait sur les nerfs. Il souriait, jamais il ne l’avait vue si nerveuse. Le vin blanc sans doute. Désireux de se faire pardonner, il reprit le couteau, s’extasiant encore, l’essuyant avec soin ; et, pour montrer qu’il coupait comme un rasoir, il s’en taillait les ongles.
— Déjà quatre heures un quart, murmura Séverine, debout devant le coucou. J’ai encore quelques courses… Il faut songer à notre train.
Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peu d’ordre dans la chambre, elle retourna s’accouder à la fenêtre. Lui, alors, lâchant le couteau, lâchant sa pipe, quitta la table à son tour, s’approcha d’elle, la prit par derrière, entre ses bras, doucement. Et il la tenait enlacée ainsi, il avait posé le menton sur son épaule, appuyé la tête contre la sienne. Ni l’un ni l’autre ne bougeait plus, ils regardaient.
Sous eux, toujours, les petites machines de manœuvre allaient et venaient sans repos ; et on les entendait à peine s’activer, comme des ménagères vives et prudentes, les roues assourdies, le sifflet discret. Une d’elles passa, disparut sous le pont de l’Europe, emmenant au remisage les voitures d’un train de Trouville, qu’on débranchait. Et, là-bas, au-delà du pont, elle frôla une machine venue seule du Dépôt, en promeneuse solitaire, avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde pour le voyage. Celle-ci s’était arrêtée, demandant de deux coups brefs la voie à l’aiguilleur, qui, presque immédiatement, l’envoya sur son train, tout formé, à quai sous la marquise des grandes lignes. C’était le train de quatre heures vingt-cinq, pour Dieppe. Un flot de voyageurs se pressait, on entendait le roulement des chariots chargés de bagages, des hommes poussaient une à une les bouillottes dans les voitures. Mais la machine et son tender avaient abordé le fourgon de tête, d’un choc sourd, et l’on vit le chef d’équipe serrer lui-même la vis de la barre d’attelage. Le ciel s’était assombri vers les Batignolles ; une cendre crépusculaire, noyant les façades, semblait tomber déjà sur l’éventail élargi des voies ; tandis que, dans cet effacement, au lointain, se croisaient sans cesse les départs et les arrivées de la Banlieue et de la Ceinture. Par delà les nappes sombres des grandes halles couvertes, sur Paris obscurci, des fumées rousses, déchiquetées, s’envolaient.
— Non, non, laisse-moi, murmura Séverine.
Peu à peu, sans une parole, il l’avait enveloppée d’une caresse plus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu’il tenait ainsi à pleins bras. Elle le grisait de son odeur, elle achevait d’affoler son désir, en cambrant les reins pour se dégager. D’une secousse, il l’enleva de la fenêtre, dont il referma les vitres du coude. Sa bouche avait rencontré la sienne, il lui écrasait les lèvres, il l’emportait vers le lit.
— Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle. Je t’en prie, pas dans cette chambre !
Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin, encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris. Cette pièce trop chauffée, cette table où traînait la débandade du couvert, l’imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumait le sang, la soulevait d’un frisson. Et pourtant elle se refusait, elle résistait, arc-boutée contre le bois du lit, dans une révolte effrayée, dont elle n’aurait pu dire la cause.
— Non, non, je ne veux pas.
Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales. Il tremblait, il l’aurait brisée.
— Bête, est-ce qu’on saura ? Nous retaperons le lit.
D’habitude, elle s’abandonnait avec une docilité complaisante, chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu’il était de service de nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir à lui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c’était de la sentir comme jamais il ne l’avait eue, ardente, frémissante de passion sensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale de son visage. Il y avait là une femme qu’il ne connaissait point. Pourquoi se refusait-elle ?
— Dis, pourquoi ? Nous avons le temps.
Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle ne paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fût ignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit se tenir tranquille.
— Non, non, je t’en supplie, laisse-moi !… Je ne sais pas, ça m’étrangle, rien que l’idée, en ce moment… Ça ne serait pas bien.
Tous deux était tombés assis au bord du lit. Il se passa la main sur la face, comme pour s’en ôter la cuisson qui le brûlait. En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa un gros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu’elle l’aimait bien tout de même. Un instant, ils restèrent de la sorte, sans parler, à se remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec une vieille bague d’or, un serpent d’or à petite tête de rubis, qu’elle portait au même doigt que son alliance. Toujours il la lui avait connue là.
— Mon petit serpent, dit Séverine d’une voix involontaire de rêve, croyant qu’il regardait la bague et éprouvant l’impérieux besoin de parler. C’est à la Croix-de-Maufras, qu’il m’en a fait cadeau, pour mes seize ans.
Roubaud leva la tête, surpris.
— Qui donc ? le président ?
Lorsque les yeux de son mari s’étaient posés sur les siens, elle avait eu une brusque secousse de réveil. Elle sentit un petit froid glacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien, étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.
— Mais, continua-t-il, tu m’as toujours dit que c’était ta mère qui te l’avait laissée, cette bague.
Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchée dans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouer l’étourdie. Mais elle s’entêta, ne se possédant plus, inconsciente.
— Jamais, mon chéri, je ne t’ai dit que ma mère m’avait laissé cette bague.
Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.
— Comment ? tu ne m’as jamais dit ça ? Tu me l’as dit vingt fois !… Il n’y a pas de mal à ce que le président t’ait donné une bague. Il t’a donné bien autre chose… Mais pourquoi me l’avoir caché ? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère ?
— Je n’ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.
C’était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu’elle se perdait, qu’il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles ; mais il n’était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l’aveu sortir malgré elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout près, afin de mieux suivre, dans l’effarement épouvanté de ses yeux, ce qu’elle ne disait pas tout haut.
— Nom de Dieu ! bégaya-t-il, nom de Dieu !
Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras, devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant, l’oubli d’un mensonge à propos de cette bague, venait d’amener l’évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d’une minute. Il la jeta d’une secousse en travers du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de l’homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des wagons.
— Nom de Dieu de garce ! tu as couché avec !… couché avec !… couché avec !
Il s’enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings, chaque fois qu’il les prononçait, comme pour les lui faire entrer dans la chair.
— Le reste d’un vieux, nom de Dieu de garce !… couché avec !… couché avec !
Sa voix s’étranglait d’une telle colère, qu’elle sifflait et ne sortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sous les coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d’autre défense, elle niait pour qu’il ne la tuât pas. Et ce cri, cet entêtement dans le mensonge, acheva de le rendre fou.
— Avoue que tu as couché avec.
— Non ! non !
Il l’avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l’empêchant de retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui se cache. Il la forçait à le regarder.
— Avoue que tu as couché avec.
Mais, se laissant glisser, elle s’échappa, elle voulut courir vers la porte. D’un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing en l’air ; et, furieusement, d’un seul coup, près de la table, il l’abattit. Il s’était jeté à son côté, il l’avait empoignée par les cheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi par terre, face à face, sans bouger. Et, dans l’effrayant silence, on entendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant les bruits de lutte. C’était Claire qui chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie l’accompagnait à tour de bras.
— Avoue que tu as couché avec.
Elle n’osa plus dire non, elle ne répondit point.
— Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu ! ou je t’éventre !
Il l’aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard. En tombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table ; et elle revoyait l’éclair de la lame, elle crut qu’il allongeait le bras. Une lâcheté l’envahit, un abandon d’elle-même et de tout, un besoin d’en finir.
— Eh bien ! oui, c’est vrai, laisse-moi m’en aller.
Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu’il exigeait si violemment, venait de l’atteindre en pleine figure, comme une chose impossible, monstrueuse. Il semblait que jamais il n’aurait supposé une infamie pareille. Il lui empoigna la tête, il la cogna contre un pied de la table. Elle se débattait, et il la tira par les cheveux, au travers de la pièce, bousculant les chaises. Chaque fois qu’elle faisait un effort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d’un coup de poing. Et cela haletant, les dents serrées, un acharnement sauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser le poêle. Des cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet. Quand ils reprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las de frapper et d’être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle toujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore aux épaules. Et ils soufflèrent. En bas, la musique continuait, les rires s’envolaient, très sonores et très jeunes.
D’une secousse, Roubaud remonta Séverine, l’adossa contre le bois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions, du besoin inextinguible qu’il avait de savoir.
— Ainsi, tu as couché avec, garce !… Répète, répète que tu as couché avec ce vieux… Et à quel âge, hein ? toute petite, toute petite, n’est-ce pas ?
Brusquement, elle venait d’éclater en larmes, ses sanglots l’empêchaient de répondre.
— Nom de Dieu ! veux-tu me dire !… Hein ? tu n’avais pas dix ans, que tu l’amusais, ce vieux ? C’est pour ça qu’il t’élevait à la becquée, c’est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom de Dieu ! ou je recommence !
Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva la main, il l’étourdit d’une nouvelle claque. À trois reprises, comme il n’obtenait pas davantage de réponse, il la gifla, répétant sa question.
— À quel âge, dis-le donc, garce ! dis-le donc ?
Pourquoi lutter ? Son être fuyait sous elle. Il lui aurait sorti le cœur, de ses doigts gourds d’ancien ouvrier. Et l’interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel anéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées très bas, s’entendaient à peine. Et lui, mordu de sa jalousie atroce, s’enrageait à la souffrance dont le déchiraient les tableaux évoqués : il n’en savait jamais assez, il l’obligeait à revenir sur les détails, à préciser les faits. L’oreille aux lèvres de la misérable, il agonisait de cette confession, avec la continuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si elle s’arrêtait.
De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l’enfance, la jeunesse. Était-ce au fond des massifs du grand parc ? était-ce dans le détour perdu de quelque corridor du château ? Déjà le président songeait donc à elle, lorsqu’il l’avait gardée, à la mort de son jardinier et fait élever avec sa fille ? Cela, pour sûr, avait commencé, les jours ou les autres gamines s’enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s’il venait à paraître, tandis qu’elle, souriante, le museau en l’air, attendait qu’il lui donnât en passant une petite tape sur la joue. Et, plus tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de lui, n’était-ce pas qu’elle se sentait maîtresse, alors qu’il l’achetait par ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne et si sévère aux autres ? Ah ! la sale chose, ce vieux se faisant baisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette, la tâtant, l’entamant un peu à chaque heure, sans avoir la patience d’attendre qu’elle fût mûre !
Roubaud haletait.
— Enfin, à quel âge, répète, à quel âge ?
— Seize ans et demi.
— Tu mens !
Mentir, mon Dieu ! pourquoi ? Elle eut un haussement d’épaules plein d’un abandon et d’une lassitude immenses.
— Et, la première fois, où ça s’est-il passé ?
— À la Croix-de-Maufras.
Il hésita une seconde, ses lèvres s’agitaient, une lueur jaune troublait ses yeux.
— Et, je veux que tu me dises, qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Elle resta muette. Puis, comme il brandissait le poing :
— Tu ne me croirais pas.
— Dis toujours… Il n’a pu rien faire, hein ?
D’un signe de tête, elle répondit. C’était bien cela. Et alors, il s’acharna sur la scène, il voulut la connaître jusqu’au bout, il descendit aux mots crus, aux interrogations immondes. Elle ne desserrait plus les dents, elle continuait à dire oui, à dire non, d’un signe. Peut-être ça les soulagerait-il l’un et l’autre, quand elle aurait avoué. Mais lui souffrait davantage de ces détails, qu’elle croyait être une atténuation. Des rapports normaux, complets, l’auraient hanté d’une vision moins torturante. Cette débauche pourrissait tout, enfonçait et retournait au fond de sa chair les lames empoisonnées de sa jalousie. Maintenant, c’était fini, il ne vivrait plus, il évoquerait toujours l’exécrable image.
Un sanglot déchira sa gorge.
— Ah ! nom de Dieu… ah ! nom de Dieu !… ça ne peut pas être, non, non ! c’est trop, ça ne peut pas être !
Puis, tout d’un coup, il la secoua.
— Mais nom de Dieu de garce ! pourquoi m’as-tu épousé ?… Sais-tu que c’est ignoble de m’avoir trompé ainsi ? Il y a des voleuses, en prison, qui n’en ont pas tant sur la conscience… Tu me méprisais donc, tu ne m’aimais donc pas ?… Hein ! pourquoi m’as-tu épousé ?
Elle eut un geste vague. Est-ce qu’elle savait au juste, à présent ? En l’épousant, elle était heureuse, espérant en finir avec l’autre. Il y a tant de choses qu’on ne voudrait pas faire et qu’on fait, parce qu’elles sont encore les plus sages. Non, elle ne l’aimait pas ; et ce qu’elle évitait de lui dire, c’était que, sans cette histoire, jamais elle n’aurait consenti à être sa femme.
— Lui, n’est-ce pas ? désirait te caser. Il a trouvé une bonne bête… Hein ? il désirait te caser pour que ça continue. Et vous avez continué, hein ? à tes deux voyages, là-bas. C’est pour ça qu’il t’emmenait ?
D’un signe, elle avoua de nouveau.
— Et c’est pour ça encore qu’il t’invitait, cette fois ?… Jusqu’à la fin, alors, ça aurait recommencé, ces ordures ? Et, si je ne t’étrangle pas, ça recommencera !
Ses mains convulsées s’avançaient pour la reprendre à la gorge. Mais, ce coup-ci, elle se révolta.
— Voyons, tu es injuste. Puisque c’est moi qui ai refusé d’y aller. Tu m’y envoyais, j’ai dû me fâcher, rappelle-toi… Tu vois bien que je ne voulais plus. C’était fini. Jamais, jamais plus, je n’aurais voulu.
Il sentit qu’elle disait la vérité, et il n’en eut aucun soulagement. L’affreuse douleur, le fer qui lui restait en pleine poitrine, c’était l’irréparable, ce qui avait eu lieu entre elle et cet homme. Il ne souffrait horriblement que de son impuissance à faire que cela ne fût pas. Sans la lâcher encore, il s’était rapproché de son visage, il semblait fasciné, attiré là, comme pour retrouver, dans le sang de ses petites veines bleues, tout ce qu’elle lui avouait. Et il murmura, obsédé, halluciné :
— À la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge… Je la connais, la fenêtre donne sur le chemin de fer, le lit est en face. Et c’est là, dans cette chambre… Je comprends qu’il parle de te laisser la maison. Tu l’as bien gagnée. Il pouvait veiller sur tes sous et te doter, ça valait ça… Un juge, un homme riche à millions, si respecté, si instruit, si haut ! Vrai, la tête vous tourne… Et, dis donc, s’il était ton père ?
Séverine, d’un effort, se mit debout. Elle l’avait repoussé, avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre être vaincu. Violente, elle protestait.
— Non, non, pas ça ! Tout ce que tu voudras, pour le reste. Bats-moi, tue-moi… Mais ne dis pas ça, tu mens !
Roubaud lui avait gardé une main dans les siennes.
— Est-ce que tu en sais quelque chose ? C’est bien parce que tu en doutes toi-même, que ça te soulève ainsi.
Et, comme elle dégageait sa main, il sentit la bague, le petit serpent d’or à tête de rubis, oublié à son doigt. Il l’en arracha, le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel accès de rage. Puis, il marcha d’un bout de la pièce à l’autre, muet, éperdu. Elle, tombée assise au bord du lit, le regardait de ses grands yeux fixes. Et le terrible silence dura.
La fureur de Roubaud ne se calmait point. Dès qu’elle semblait se dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l’ivresse, par grandes ondes redoublées, qui l’emportaient dans leur vertige. Il ne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les sautes du vent de violence dont il était flagellé, retombant à l’unique besoin d’apaiser la bête hurlante au fond de lui. C’était un besoin physique, immédiat, comme une faim de vengeance, qui lui tordait le corps et qui ne lui laisserait plus aucun repos, tant qu’il ne l’aurait pas satisfaite.
Sans s’arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, il bégaya, d’une voix d’angoisse :
— Qu’est-ce que je vais faire ?
Cette femme, puisqu’il ne l’avait pas tuée tout de suite, il ne la tuerait pas maintenant. Sa lâcheté de la laisser vivre exaspérait sa colère, car c’était lâche, c’était parce qu’il tenait encore à sa peau de garce, qu’il ne l’avait pas étranglée. Il ne pouvait pourtant la garder ainsi. Alors, il allait donc la chasser, la mettre à la rue, pour ne jamais la revoir ? Et un nouveau flot de souffrance l’emportait, une exécrable nausée le submergeait tout entier, lorsqu’il sentait qu’il ne ferait pas même ça. Quoi, enfin ? Il ne restait qu’à accepter l’abomination et qu’à remmener cette femme au Havre, à continuer la tranquille vie avec elle, comme si de rien n’était. Non, non ! la mort plutôt, la mort pour tous les deux, à l’instant ! Une telle détresse le souleva, qu’il cria plus haut, égaré :
— Qu’est-ce que je vais faire ?
Du lit où elle restait assise, Séverine le suivait toujours de ses grands yeux. Dans la calme affection de camarade qu’elle avait eue pour lui, il l’apitoyait déjà, par la douleur démesurée où elle le voyait. Les gros mots, les coups, elle les aurait excusés, si cet emportement fou lui avait laissé moins de surprise, une surprise dont elle ne revenait pas encore. Elle, passive, docile, qui toute jeune s’était pliée aux désirs d’un vieillard, qui plus tard avait laissé faire son mariage, simplement désireuse d’arranger les choses, n’arrivait pas à comprendre un tel éclat de jalousie, pour des fautes anciennes, dont elle se repentait ; et, sans vice, la chair mal éveillée encore, dans sa demi-inconscience de fille douce, chaste malgré tout, elle regardait son mari, aller, venir, tourner furieusement, comme elle aurait regardé un loup, un être d’une autre espèce, Qu’avait-il donc en lui ? Il y en avait tant sans colère ! Ce qui l’épouvantait, c’était de sentir l’animal, soupçonné par elle depuis trois ans, à des grognements sourds, aujourd’hui déchaîné, enragé, prêt à mordre. Que lui dire, pour empêcher un malheur ?
À chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle. Et elle l’attendait au passage, elle osa lui parler.
— Mon ami, écoute…
Mais il ne l’entendait pas, il repartait à l’autre bout de la pièce, ainsi qu’une paille battue d’un orage.
— Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais faire ?
Enfin elle lui saisit le poignet, elle le retint une minute.
— Mon ami, voyons, puisque c’est moi qui ai refusé d’y aller… Je n’y serais jamais plus allée, jamais ! jamais ! C’est toi que j’aime.
Et elle se faisait caressante, l’attirant, levant ses lèvres pour qu’il les baisât. Mais, tombé près d’elle, il la repoussa, dans un mouvement d’horreur.
— Ah ! garce, tu voudrais maintenant… Tout à l’heure, tu n’as pas voulu, tu n’avais pas envie de moi… Et, maintenant, tu voudrais, pour me reprendre, hein ? Lorsqu’on tient un homme par là, on le tient solidement… Mais ça me brûlerait, d’aller avec toi, oui ! je sens bien que ça me brûlerait le sang d’un poison.
Il frissonnait. L’idée de la posséder, cette image de leurs deux corps s’abattant sur le lit, venait de le traverser d’une flamme. Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son désir souillé qui saignait, brusquement se dressa la nécessité de la mort.
— Pour que je ne crève pas d’aller encore avec toi, vois-tu, il faut avant ça que je crève l’autre… Il faut que je le crève, que je le crève !
Sa voix montait, il répéta le mot, debout, grandi, comme si ce mot, en lui apportant une résolution, l’avait calmé. Il ne parla plus, il marcha lentement jusqu’à la table, y regarda le couteau, dont la lame, grande ouverte, luisait. D’un geste machinal, il le ferma, le mit dans sa poche. Et, les mains ballantes, les regards au loin, il restait à la même place, il songeait. Des obstacles coupaient son front de deux grandes rides. Pour trouver, il retourna ouvrir la fenêtre, il s’y planta, le visage dans le petit air froid du crépuscule. Derrière lui, sa femme s’était levée, reprise de peur ; et, n’osant le questionner, tâchant de deviner ce qui se passait au fond de ce crâne dur, elle attendrait, debout elle aussi, en face du large ciel.
Sous la nuit commençante, les maisons lointaines se découpaient en noir, le vaste champ de la gare s’emplissait d’une brume violâtre. Du côté des Batignolles surtout, la tranchée profonde était comme noyée d’une cendre, où commençaient à s’effarer les charpentes du pont de l’Europe. Vers Paris, un dernier reflet de jour pâlissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis que, dessous, les ténèbres amassées pleuvaient. Des étincelles brillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais. Une grosse clarté blanche était là, la lanterne de la machine du train de Dieppe, bondé de voyageurs, les portières déjà closes, et qui attendait pour partir l’ordre du sous-chef de service. Des embarras s’étaient produits, le signal rouge de l’aiguilleur fermait la voie, pendant qu’une petite machine venait reprendre des voitures, qu’une manœuvre mal exécutée avait laissées en route. Sans cesse, des trains filaient dans l’ombre croissante, parmi l’inextricable lacis des rails, au milieu des files de wagons immobiles, stationnant sur les voies d’attente. Il en partit un pour Argenteuil, un autre pour Saint-Germain ; il en arriva un de Cherbourg, très long. Les signaux se multipliaient, les coups de sifflet, les sons de trompe ; de toutes parts, un à un, apparaissaient des fuex, rouges, verts, jaunes, blancs ; c’était une confusion, à cette heure trouble de l’entre chien et loup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait, se frôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant, vague au fond du crépuscule. Mais le feu rouge de l’aiguilleur s’effaça, le train de Dieppe siffla, se mit en marche. Du ciel pâle, commençaient à voler de rares gouttes de pluie. La nuit allait être très humide.
Quand Roubaud se retourna, il avait la face épaisse et têtue, comme envahie d’ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé, son plan était fait. Dans le jour mourant, il regarda l’heure au coucou, il dit tout haut :
— Cinq heures vingt.
Et il s’étonnait : une heure, une heure à peine, pour tant de choses ! Il aurait cru que tous deux se dévoraient là depuis des semaines.
— Cinq heures vingt, nous avons le temps.
Séverine, qui n’osait l’interroger, le suivait toujours de ses regards anxieux. Elle le vit fureter dans l’armoire, en tirer du papier, une petite bouteille d’encre, une plume.
— Tiens ! tu vas écrire.
— À qui donc ?
— À lui… Assieds-toi.
Et, comme elle s’écartait instinctivement de la chaise, sans savoir encore ce qu’il allait exiger, il la ramena, l’assit devant la table, d’une telle pesée, qu’elle y resta.
— Écris… « Partez ce soir par l’express de six heures trente et ne vous montrez qu’à Rouen. »
Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peur s’augmentait de tout l’inconnu, que creusaient devant elle ces deux simples lignes. Aussi s’enhardit-elle jusqu’à lever la tête, suppliante.
— Mon ami, que vas-tu faire ?… Je t’en prie, explique moi…
Il répéta, de sa voix haute, inexorable :
— Écris, écris.
Puis, les yeux dans les siens, sans colère, sans gros mots, mais avec une obstination dont elle sentait le poids l’écraser, l’anéantir :
— Ce que je vais faire, tu le verras bien… Et, entends-tu, ce que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi…
Comme ça, nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide entre nous.
Il l’épouvantait, elle eut un recul encore.
— Non, non, je veux savoir… Je n’écrirai pas avant de savoir.
Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite main frêle d’enfant, la serra dans sa poigne de fer, d’une pression continue d’étau, jusqu’à la broyer. C’était sa volonté qu’il lui entrait ainsi dans la chair, avec la douleur. Elle jeta un cri, et tout se brisait en elle, tout se livrait. L’ignorante qu’elle était restée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu’obéir. Instrument d’amour, instrument de mort.
— Écris, écris.
Et elle écrivit, de sa pauvre main douloureuse, péniblement.
— C’est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut la lettre. À présent, range un peu ici, apprête tout… Je reviendrai te prendre.
Il était très calme. Il refit le nœud de sa cravate devant la glace, mit son chapeau, puis s’en alla. Elle l’entendit qui fermait la porte, à double tour, et qui emportait la clef. La nuit croissait de plus en plus. Un instant, elle resta assise, l’oreille tendue à tous les bruits du dehors. Chez la voisine, la marchande de journaux, il y avait une plainte continue, assourdie : sans doute un petit chien oublié. En bas, chez les Dauvergne, le piano se taisait. C’était maintenant un tapage gai de casseroles et de vaisselle, les deux ménagères s’occupant au fond de leur cuisine, Claire à soigner un ragoût de mouton, Sophie à éplucher une salade. Et elle, anéantie, les écoutait rire, dans la détresse affreuse de cette nuit qui tombait.
Dès six heures un quart, la machine de l’express du Havre, débouchant du pont de l’Europe, fut envoyée sur son train, et attelée. À cause d’un encombrement, on n’avait pu loger ce train sous la marquise des grandes lignes. Il attendait au plein air, contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetée étroite, dans les ténèbres d’un ciel d’encre, où la file des quelques becs de gaz, plantés le long du trottoir, n’alignait que des étoiles fumeuses. Une averse venait de cesser, il en restait un souffle d’une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert, qu’une brume reculait jusqu’aux petites lueurs pâlies des façades de la rue de Rome. Cela était immense et triste, noyé d’eau, çà et là piqué d’un feu sanglant, confusément peuplé de masses opaques, les machines et les wagons solitaires, les tronçons de trains dormant sur les voies de garage ; et, du fond de ce lac d’ombre, des bruits arrivaient, des respirations géantes, haletantes de fièvre, des coups de sifflet pareils à des cris aigus de femmes qu’on violente, des trompes lointaines sonnant, lamentables, au milieu du grondement des rues voisines. Il y eut des ordres à voix haute, pour qu’on ajoutât une voiture. Immobile, la machine de l’express perdait par une soupape un grand jet de vapeur qui montait dans tout ce noir, où elle s’effiloquait en petites fumées, semant de larmes blanches de deuil sans bornes tendu au ciel.
À six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent. Elle venait de rendre la clef à la mère Victoire, en passant devant les cabinets, près des salles d’attente ; et il la poussait, de l’air pressé d’un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque, le chapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage, hésitante, comme brisée de fatigue. Un flot de voyageurs suivait le quai, ils s’y mêlèrent, longèrent la file des wagons, cherchant du regard un compartiment de première vide. Le trottoir s’animait, des facteurs roulaient au fourgon de tête les chariots de bagages, un surveillant s’occupait de caser une famille nombreuse, le sous-chef de service donnait un coup d’œil aux attelages, sa lanterne-signal à la main, pour voir s’ils étaient bien faits, serrés à bloc. Et Roubaud avait enfin trouvé un compartiment vide, dans lequel il allait faire monter Séverine, lorsqu’il fut aperçu par le chef de gare, M. Vandorpe, qui se promenait là, en compagnie de son chef-adjoint des grandes lignes, M. Dauvergne, tous les deux les mains derrière le dos, suivant la manœuvre, pour la voiture qu’on ajoutait. Il y eut des saluts, il fallut s’arrêter et causer.
D’abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s’était terminée à la satisfaction de tout le monde. Ensuite, il fut question d’un accident arrivé le matin au Havre, et que le télégraphe avait transmis : une machine, la Lison, qui, le jeudi et le samedi, faisait le service de l’express de six heures trente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait en gare ; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendant deux jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, et son chauffeur, Pecqueux, l’homme de la mère Victoire. Debout devant la portière du compartiment, Séverine attendait, sans monter encore ; tandis que son mari affectait avec ces messieurs une grande liberté d’esprit, haussant la voix, riant. Mais il y eut un choc, le train recula de quelques mètres : c’était la machine qui refoulait les premiers wagons sur celui qu’on venait d’ajouter, le 293, pour avoir un coupé réservé. Et le fils Dauvergne, Henri, qui accompagnait le train en qualité de conducteur-chef, ayant reconnu Séverine sous sa voilette, l’avait empêchée d’être heurtée par la portière grande ouverte, en l’écartant d’un geste prompt ; puis, s’excusant, très aimable, il lui expliqua que le coupé était pour un des administrateurs de la Compagnie, qui venait d’en faire la demande, une demi-heure avant le départ du train. Elle eut un petit rire nerveux, sans cause, et il courut à son service, il la quitta enchanté, car il s’était dit souvent qu’elle ferait une maîtresse bien agréable.
L’horloge marquait six heures vingt-sept. Encore trois minutes. Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des salles d’attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci, pour revenir près de Séverine. Mais le wagon avait marché, ils durent rejoindre le compartiment vide, à quelques pas ; et, tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d’un effort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elle regardait instinctivement en arrière, pour savoir. C’était un voyageur attardé qui arrivait, n’ayant à la main qu’une couverture, le collet de son gros paletot bleu relevé et si ample, le bord de son chapeau rond si bas sur les sourcils, qu’on ne distinguait de la face, aux clartés vacillantes du gaz, qu’un peu de barbe blanche. Pourtant M. Vandorpe et M. Dauvergne s’étaient avancés, malgré le désir évident que le voyageur avait de n’être pas vu. Ils le suivirent, il ne les salua que trois wagons plus loin, devant le coupé réservé, où il monta en hâte. C’était lui. Séverine, tremblante, s’était laissée tomber sur la banquette. Son mari lui broyait le bras d’une étreinte, comme une prise dernière de possession, exultant, maintenant qu’il était certain de faire la chose.
Dans une minute, la demie sonnerait. Un marchand s’entêtait à offrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encore sur le quai, finissant une cigarette. Mais tous montèrent : on entendait venir, des deux bouts du train, les surveillants fermant les portières. Et Roubaud, qui avait eu la surprise désagréable d’apercevoir, dans ce compartiment qu’il croyait vide, une forme sombre occupant un coin, une femme en deuil sans doute, muette, immobile, ne put retenir une exclamation de véritable colère, lorsque la portière fut rouverte et qu’un surveillant jeta un couple, un gros homme, une grosse femme, qui s’échouèrent, étouffant. On allait partir. La pluie, très fine, avait repris, noyant le vaste champ ténébreux, que sans cesse traversaient des trains, dont on distinguait seulement les vitres éclairées, une file de petites fenêtres mouvantes. Des feux verts s’étaient allumés, quelques lanternes dansaient au ras du sol. Et rien autre, rien qu’une immensité noire, où seules apparaissaient les marquises des grandes lignes, pâlies d’un faible reflet de gaz. Tout avait sombré, les bruits eux-mêmes s’assourdissaient, il n’y avait plus que le tonnerre de la machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant des flots tourbillonnants de vapeur blanche. Une nuée montait, déroulant comme un linceul d’apparition, et dans laquelle passaient de grandes fumées noires, venues on ne savait d’où. Le ciel en fut obscurci encore, un nuage de suie s’envolait sur le Paris nocturne, incendié de son brasier.
Alors, le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que le mécanicien demandât la voie. Il y eut deux coups de sifflet, et là-bas, près du poste de l’aiguilleur, le feu rouge s’effaça, fut remplacé par un feu blanc. Debout à la porte du fourgon, le conducteur-chef attendait l’ordre du départ, qu’il transmit. Le mécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur, démarrant la machine. On partait. D’abord, le mouvement fut insensible, puis le train roula. Il fila sous le pont de l’Europe, s’enfonça vers le tunnel des Batignolles. On ne voyait de lui, saignant comme des blessures ouvertes, que les trois feux de l’arrière, le triangle rouge. Quelques secondes encore, on put le suivre, dans le frisson noir de la nuit. Maintenant, il fuyait, et rien ne devait plus arrêter ce train lancé à toute vapeur. Il disparut.
Commentaires
01 février 2017 | 11:27
le début n'est pas un vraie début nous entrons directement dans l'action
01 février 2017 | 11:41
je suis arrivés au moment où le personnage ce demande pas si sa cher épouse ne le trompe pas et juste après l'auteur nous décri le personnage comme une personne plutôt brutale. Ce qui vient a mettre une sorte de tension chez le lecteur qui se pose la même question que le personnage et si oui comment va réagir le personnage
01 février 2017 | 11:42
De ce que j'ai plus lire de l'œuvre de Emile Zola "la bête humaine" le récit commence par la description d'un lieu qui est d'écrit comme la maison du de l'œuvre de Balzac "le colonel Chabert ". Il dit "Mais, le matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante" ceci me rappelle beaucoup le poêle du colonel Chabert. Le problème de ce livre c'est qu'on ne connait pas les personnages on sait juste qu'il s'appelle Roubaut. Je m'attendait à du fantastique avec le titre de l'œuvre "la bête humaine" car ceci me rappelle l'œuvre de Mary Shelley " Frankenstein ou le Prométhée moderne". Enfin on voit que l'œuvre est 19ème siècle car il y'a des locomotives qui sont apparues pendant la révolution industriel.
01 février 2017 | 11:47
beaucoup de détails nous permettent de nous projeter plus rapidement dans l'action de cette histoire.
01 février 2017 | 11:56
Les action se passant entre les dialogues sont trop précisément expliquée ,il pourrait dire la même chose plus rapidement avec moins de détails; exemple: Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranche de pâté qu’elle avait dans son assiette...il aurait put s'arrêté avant.
01 février 2017 | 12:12
Le premier paragraphe , évoque le quotidien de la mère de Victoire et dans le deuxième , on se centre sur une description de la ville
01 février 2017 | 12:22
Ce texte est trop dur a comprendre il n'a pas d'introduction ce qui rend encore plus dur la compréhension du texte.
01 février 2017 | 12:27
le récit est assez confue je comprend pas trop le début le manque d''introduction me perturbe
01 février 2017 | 12:30
D'après mes connaisances de la troisième , Emile Zola est quelqu'un qui se base sur la description dans ces textes .
04 février 2017 | 10:11
je trouve que ce premier chapitre est déstabilisant pour le lecteur et que le sort de la femme de Roubaud est injuste et honteux pour elle
09 février 2017 | 01:42
Mon Dieu !Comment elle se fait battre par son mari juste pour une erreur commise involontairement lors de ces 16 ans ! Il n'a aucune pitié Roubaud!
10 février 2017 | 15:53
Juste le premier chapitre me fais penser "qu'il y a anguille sous roche " parce que le président qui a des idées loufoques ne me dit rien de bon la suite de l'histoire.
14 février 2017 | 16:03
Plus on entre dans le dialogue , plus je comprend l'histoire . Une bonne cruauté de la part de Roubaud qui enferme sa femme dans l'appartement.
14 février 2017 | 16:52
Il y a des descriptions et des dialogues qui n'ont rien à voir avec l'histoire, c'est un peu lourd pour la compréhension du livre
15 février 2017 | 12:35
Courage...
07 mars 2017 | 22:40
Selon moi, Zola s'intéresse plus au paysage qu'au personnage lui même car le paysage sert à décrire la personnalité du personnage (exemple: "les montées et les descentes" montrent par exemple l'imprévisibilité du personnage). Cela montre aussi l'environnement dans lequel il a grandi.