On ne naît pas écrivain, on n’hérite pas de ce statut. Mes parents étaient peu lecteurs, ouvriers.

Il n'y a pas de vocation non plus. On rêve, enfant, de choses mais pas tellement de ça. C'est un travail qui rapporte peu, en plus. Pour mes parents, c'était clair : « tu seras institutrice ». Pour eux, c'était respectable.

 

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J'étais douée en dessin. J'ai recopié des œuvres de Albrecht Dürer, la jeune fille, la vague de Kanawaga de Hokusai. C'est intéressant, la copie. Ça apprend plein de choses et ça permet de mieux voir les œuvres. Par exemple, aviez-vous remarqué qu'il y a 17 pêcheurs dans la barque ? C'était un passe-temps mais aussi un plaisir. La prof de dessin a recommandé que je fasse les Beaux Arts. Devant le professeur, mes parents n'ont rien dit, mais à la maison, ça n'a pas été pareil : mes parents étaient resté dans l'image de l'artiste du XIXe siècle, de la débauche et de la misère... Il n'était pas question pour eux que je m'engage là-dedans !

J'ai donc fini par faire institutrice. Mais vous savez, dans la vie, quand on veut quelque chose, malgré les obstacles, on arrive à faire ce qu'on veut.

 

Comment donc devient-on écrivain ? Comme souvent, ce sont des rencontres. Des profs pour commencer, même si on comprend cela bien après. J'étais bonne en dessin, comme je l'ai dit, mais aussi en rédaction. En 6e, j'ai eu ce devoir « Vous avez vécu une scène de méchanceté. Racontez. »

Je voulais être à la hauteur du sujet. J'ai écrit 10 pages. En fait, j'avais surtout repris une scène d'un livre que j'avais lu, Le piano à Bretelle de Paul Berna. Il y a une scène où des enfants crèvent le piano à bretelles d'un type en haillon. Vous savez, on n'invente rien à 10 ans, ni à 60 d'ailleurs. J'avais fait tout ce que je pouvais pour rendre cette scène extraordinaire. J'avais planté le décor : crépuscule, réverbère, pluie, chat furtif luisant comme la pluie... Ce sont bien sûr des clichés mais il y a aussi le plaisir des mots. La scène était racontée du point de vue d'une fenêtre.

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Quand la prof me rend ma copie, elle n'est pas notée. Ce n'était pas un travail scolaire. J'étais déçue bien sûr mais ce que m'a dit la prof était très important. Elle m'a dit « Ce n'est pas pour l'école, mais tu as raison de le faire, mais pour toi seulement. Et l'école n'a rien à dire. » Et du coup, je me suis mise à écrire en cachette, en faisant mes devoirs. J'avais un cahier caché sous mon cahier de classe et j'écrivais.

Les mots ne trompent ni ne mentent mais ils doublent. Rien n'a besoin d'être vrai pour être vrai.

Le souvenir ne m'est revenu que plus tard. Les mots que je mets dessus, c'est une fiction. Peut-être que ça n'est jamais arrivé. Mais ce n'est pas important que ce ne soit pas arrivé. Ce qui est important, c'est que cela m'autorise à écrire.

J'ai eu un autre prof qui m'a marquée : en seconde, l'année des dissertations, en trois parties, très rigoureuses... Je préférais l'explication de texte. On étudiait Victor Hugo, dans les manuels Lagarde & Michard qui ont été tant critiqués ensuite mais auxquels je reste finalement attachée : on étudiait le poème de Victor Hugo, « Ô soldats de l'an deux ! ... ».

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Ma prof lisait le texte, avec tout le lyrisme nécessaire :

Ô soldats de l'an deux ! ô guerres ! Épopées !

Contre les rois tirant ensemble leurs épées,

Prussiens, Autrichiens,

Contre toutes les Tyrs et toutes les Sodomes,

Contre le czar du nord, contre ce chasseur d'hommes

Suivi de tous ses chiens,

 

Contre toute l'Europe avec ses capitaines,

Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,

Avec ses cavaliers,

Tout entière debout comme une hydre vivante,

Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante

Et les pieds sans souliers !

 

Au levant, au couchant, partout, au sud, au pôle,

Avec de vieux fusils sonnant sur leur épaule,

Passant torrents et monts,

Sans repos, sans sommeil, coudes percés, sans vivres,

Ils allaient, fiers, joyeux, et soufflant dans des cuivres

Ainsi que des démons !

 

La Liberté sublime emplissait leurs pensées.

Flottes prises d'assaut, frontières effacées

Sous leur pas souverain,

Ô France, tous les jours, c'était quelque prodige,

Chocs, rencontres, combats ; et Joubert sur l'Adige,

Et Marceau sur le Rhin !


Arrivée à la 4e strophe, la prof rigole et dit « alors, là, Totor, tu fais fort ! ». Et elle continue la lecture. Quel choc ! Comment peut-on se montrer aussi familier avec Victor Hugo ! J'en ressentais une haine profonde de la prof. Non pour ce manque de respect, parce que j'ai sentis immédiatement qu'elle avait raison ! Elle m'avait gâchée le poème : jusqu'au bout, je n'ai plus senti qu'emphase, effets faciles. J'ai vu l'écriture de Victor Hugo pour ce qu'elle est : parfois sublime mais parfois aussi trop rapide, trop pleine de facilités, démesurée...

La prof à ce moment pas, ne jouait pas : elle enseignait. En quelques mots, elle pulvérisait la lecture dévote, elle donnait à voir ce qu'est l'art.

Le goût et le jugement ne sont pas des académismes. Il n'y a pas de religion de l'art. Lire, ou fréquenter une œuvre d'art, c'est être à tu et à toi avec l'œuvre. C'est une affaire intime !

Je n'ai pas été dégoutée de Hugo par cette découverte, mais j'ai appris à l'aimer et à comprendre pourquoi il est sublime et pourquoi il ne l'est pas.

Il faut donc se forcer à lire, au-delà du dégoût ou de l'admiration, pour se libérer des préjugés. On doit lire 30 pages au moins, parfois un peu plus, avant de dire j'aime ou je n'aime pas ce livre.

 

Il faut aussi penser à la littérature orale. Vous connaissez les Contes de ma mère l'Oye ? L'oye, ce n'est pas l'oie, la volaille, c'est l'oreille. Ce sont les contes de la littérature orale, qu'on se transmet de bouche à oreille. Il reste encore des peuples sans écriture mais ils ont quand même une littérature. L'intelligence humaine produit toujours des récits. Quand on y pense la littérature écrite n'a que 4 siècles.

Mais la littérature, c'est aussi sous la table de la cuisine. Même dans une famille sans lourd secret (meurtre, inceste, crimes...), il y a des secrets : le secret de la famille, les liens cachés. Écouter ces récits, les histoires des unes et des autres dans la famille, reconstruire ce récit secret, c'est aussi une autre porte d'entrée vers la littérature.

 

Deuxième chose, à propos d'écrire : ça ne se fait pas tout seul. Il faut travailler. Parlons du plagiat : refaire à la manière de. Qu'est-ce qu'on apprend ! Changer les mots dans un texte. Les mots nous appartiennent ! Ne soyez pas intimidés par le dictionnaire : jamais un dictionnaire n'a écrit un poème.

« À l'aventure de la phrase » disait Giono : on ne sait pas où la phrase nous amène.

Les ratures. Je rame sang et eau. Ratures, ratures et repentis. Quand est-ce que c'est fini ? Peut-être que c'est le livre lui-même qui nous abandonne avant que nous l'abandonnions.

 

Être écrivain, c'est une façon de vivre. C'est vivre dans le langage. La langue est vivante, pétrie de la longue histoire des mots, anglais, américains, andalous, turcs, arabes, russes... Être écrivain c'est faire vivre la langue avec soi et à travers soi.

 

 

Comment ça se passe pour l'édition ? Quand on écrit pour son tiroir, je crois qu'on écrit pour personne. Tout écrit, dès qu'il est écrit, court le risque d'être lu. C'est un leurre de croire qu'on peut écrire pour soi. Kafka demandait « qui va te dire que tu es écrivain ? » Pas tes amis, ils t'aiment. Pas tes ennemis, non plus, si tu en as. La critique ? Ils se trompent souvent.

Le public ? Le succès dépend de tellement de choses.

Le seul qui te dit que tu es écrivain, c'est l'éditeur. C'est son métier. Mais quand il te le dit, il ne ment pas parce qu'il prend un risque financier.

Puisqu'on évoque l'argent, vous savez sans doute qu'un livre c'est beaucoup de métiers et beaucoup d'intérêts financiers :

− sur un livre à 10€, il y a, au mieux, 1€ pour l'auteur. Les 9€ restant se partagent entre l'éditeur, le distributeur et le libraire.

Or, l'éditeur est le seul qui peut décider que ce texte a vocation à rapporter de l'argent.

J'ai envoyé mon premier manuscrit à 30 ans. J'en avais plein dans les tiroirs mais l'envie de l'envoyer n'est pas venue tout de suite. Pourtant, je n'avais pas peur qu'on le démolisse. Si je relisais − je ne relis pas − je ne l'écrirais pas comme ça aujourd'hui. Je n'avais pas peur qu'on le démolisse, parce que c'était moi.

La loi du marché est très dure : si votre livre ne rapporte pas, peu d'éditeurs vous suivent. Mais certains le font quand même. Par exemple, Imre Kertész, prix Nobel de littérature, hongrois, a attendu plus de 20 ans pour connaître le succès.

Certains éditeurs ont 3 ou 4 manuscrits par jour. Ils les lisent. Ils les lisent vraiment parce qu'ils ont peur de passer à côté du prochain succès. Ainsi, Acte Sud a raté Harry Potter. Ils ont mis trop de temps à se décider et Gallimard est passé devant.

 

Est-ce que vous avez connu des périodes dans votre vie où vous n'aviez plus envie d'écrire ?

Plus envie, non. Je vous disais, écrivain, c'est un mode de vie. J'observe les jeunes dans le métro, tout le monde le nez dans l'écran. Ils se cachent, ils fuient. Il y a pourtant tellement à voir dans le métro. Plein de micro-événements que je pompe comme un buvard.

Il y a tant de récits à construire, tant de questions sans réponse : Adam avait-il un nombril ? Don Quichotte a-t-il existé ? La fiction, c'est un grand mot : c'est de l'ordre de la feinte, du simulacre. Il s'agit de faire semblant. Elle est où la réalité finalement ? C'est toujours un récit, c'est toujours ce qu'on en dit.

Je tombe ainsi au musée d'Aquitaine qui a consacré deux salles à la traite négrière, au commerce triangulaire. Bordeaux se souvient très tardivement de cette partie de son histoire.

Sur une plaque, je lis « noirs et gens de couleur viennent à Bordeaux au XVIIe siècle. En tant que domestique, ils viennent parfaire leur éducation. » Il faut se méfier de ce qu'on dit. Le code noir est très clair : l'esclave est un objet que le maître a droit de mutiler. C'est un bien meuble. Domestique ? Ils sont esclaves ! Parfaire leur éducation ? Pourquoi, on leur a appris à lire, à écrire peut-être ?

Ce que je veux vous dire par là c'est qu'un roman, c'est une fiction, d'accord. Mais il a la même responsabilité. Le vécu, c'est la valeur molle de la littérature. Tant et tant de chefs-d’œuvre n'ont jamais été vécus. Ils ont pourtant une part de vrai dedans, d'humainement vrai.

Qu'est-ce que l'imagination ? C'est la capacité à se transporter en autrui. Éprouver, par procuration, par la langue, reconstruire l'autre en soi-même.

La connaissance : connaître, ce n'est pas un savoir, c'est naître avec.

C'est pour ça qu'il faut lire. Lire 20 pages avant de se détourner peut-être. Parce que c'est une rencontre avec le langage, et que le langage, c'est l'autre, c'est l'humain.