Un sens en moins

Elle me regardait et m'admirait de haut en bas. J’étais tellement gêné…

En même temps, elle ne pouvait pas savoir que je pouvais sentir son regard. C’est inexplicable, mais c’est comme ça… les aveugles sentent les regards. Elle aussi était gênée. Je le savais car j’entendais sa respiration irrégulière. Lorsque je lui demandai de me verser le thé, je remarquai que quelques gouttes tombèrent à droite à gauche du verre. Ce n'était pas parce qu’elle était maladroite, car les gouttes étaient très fines. Elle était comme perturbée, et j’avais ce sentiment en commun avec elle. Lorsqu’elle me parlait avec sa voix douce, je me sentais apaisé. Je remarquai aussi que sa voix tremblait… tout comme la mienne. Elle avait l'air si douce, si honnête, si pure… Je crois que je commençais à tomber sous son charme… Je pensais déjà à lui demander sa main. Je voulais absolument savoir qui elle était, faire sa connaissance, connaître son passé mais aussi savoir si son futur pourrait se faire en compagnie de moi...

À la fin du repas - car c'était un repas entre nos deux familles - nous nous étions retrouvés seul à seul. Je pris une poignée de mon courage et décidai de lui parler, malgré mon coeur qui n'en pouvait plus de battre :

“Lucie, c'est bien ça ?

_ Oui, c'est mon nom.

_ Nous sommes bien seuls ?"

Je savais très bien que nous étions seuls, puisque je n’entendais que le bruit des autres invités qui se dirigeaient vers la terrasse dans le couloir, ne sentais qu’un seul parfum et n’écoutais qu’une seule poitrine respirer dans la pièce, mais il fallait bien que je commence une discussion...

"Oui, me répondit-elle furtivement.

_ Ecoutez, je ne peux résister à votre charme plus longtemps. Tout à l’heure vous sembliez perturbée, tout comme moi. Vous avez l’air si belle de l'intérieur…"

Mon coeur ne cessait de battre de plus en plus vite, je n'arrivais presque plus à parler… Il me semblait entendre le sien battre autant que le mien à travers sa poitrine...

"Où voulez-vous en venir ? …

_ Je pense déjà.. à vous demander votre main..."

Il y eut un silence. Je ne savais pas exactement ce qui m’avait pris à ce moment-là…un homme qui dès la première fois demande une femme en mariage, est directement pris pour un fou ! Ma raison était en colère contre moi, mais mon coeur lui, me disait qu’il fallait que je le lui demandasse, c'était une envie plus forte que moi. Plus j’entendais et écoutais le silence de la pièce, plus je m’en voulais… Puis d’un coup, cette Lucie, qui me paraissait si charmante, si pure, fut prise d’un grand fou rire. Plus j’entendais son coeur se réchauffer grâce à son rire si gracieux, plus le mien se glaçait. Je ne comprenais pas ce qui la faisait autant rire. Enfin, elle finit par dire, toujours prise de son fou rire : "Mais qui donc se marierait avec un aveugle ? Une personne munie d’un handicap est elle-même un handicap, et je ne compte pas passer le reste de ma vie à voir pour deux personnes !"

Puis d’un coup elle se tue, regrettant sa parole, comme si elle ne s'était pas contrôlée. La chaleur de son visage devenu sûrement de la couleur d’une rose vint jusqu’à moi...

"Jamais personne ne m’avait dit quelque chose d’aussi blessant." Mes larmes me prirent par surprise, car même l’oeil d’un aveugle n’est pas insensible.

On m’avait toujours écarté des autres pour ce genre de remarques. Enfant, je n'étais jamais allé à l'école, je ne sortais pas souvent, mais là, c'était différent. J’étais un homme et elle une femme. À notre âge, je ne savais pas qu’il était possible de se moquer encore de ce genre de choses, d'être aussi cruel. Le problème, c'était que malgré cela, j’avais encore ce sentiment d’amour pour elle qui fleurissait à chaque seconde qui s'écoulait lors de ce moment. Je l’aimais malgré moi.

 

Imène Bend. (4e2)