• extrait d'un entretien au Festival d'Avignon avec Joël Pommerat :

VOUS COMMENCEZ DANS VOTRE ADAPTATION PAR FAIRE APPARAÎTRE UN NARRATEUR QUI RACONTE L’HISTOIRE. POURQUOI ?

Ça me paraissait essentiel de garder l’aspect narratif direct, au début en tout cas. Cette histoire est d’abord racontée avant d’être incarnée. J’ai compris à travers cette expérience, de façon très sensible, à quel point la forme dialoguée était un artifice. Je me suis demandé pourquoi, pour donner une information, il faut faire du dialogue ? Pour moi, le dialogue doit être totalement utile. Shakespeare se permet de faire intervenir des personnages qui viennent dire ce qui s’est passé assez directement. Dans le Petit Chaperon rouge, il y a trois moments où le dialogue est absolument nécessaire : la rencontre de la petite fille et du loup, la rencontre du loup et de la grand-mère, et surtout la rencontre de la petite fille et du loup déguisé en grand-mère. Dans ces instants-là, la parole partagée est essentielle et donc, indispensable. Ailleurs, on peut montrer et dire sans qu’il y ait dialogue. Dans Les Marchands, le système n’est pas différent. Les personnages ne se parlent que quand ils ont à se dire des choses essentielles. Le Petit Chaperon rouge m’a donné cette confiance pour utiliser librement la narration directe et parfois refuser le dialogue.

Propos recueillis par Jean-François Perrier 


Alors qu’en est-il précisément du récitant dans Cendrillon ? (...) Dans Pinocchio, à un héros masculin correspond un conteur homme. Dans Cendrillon, la figure du récitant se dédouble, d’une part en opposant/réunissant sexe masculin et sexe féminin et, d’autre part, en opposant/réunissant gestes et parole. Rappelons la présentation des personnages :

Une narratrice dont on n’entend que la voix

Un homme qui fait des gestes pendant qu’elle parle

Lorsque l’on observe les gestes de l’homme dans la mise en scène, on se rend très vite compte qu’il ne s’agit en aucun cas d’une quelconque illustration des propos de la voix de la « narratrice ». Aucune visée réaliste dans cette entreprise. Voix et corps sont traités volontairement sur le mode du décalage, ce que renforce le fort accent étranger de la comédienne « narratrice » italienne, Marcella Carrara.

Par ailleurs, les propos qui sont tenus par ce récitant double contribuent eux aussi à creuser la figure de cette narratrice  et de la narration elle-même : 

Je vais vous raconter une histoire d’il y  a très longtemps… Tellement longtemps que je ne me rappelle plus si dans cette histoire c’est de moi qu’il s’agit ou bien de quelqu’un d’autre. J’ai eu une vie très longue. J’ai habité dans des pays tellement lointains qu’un jour j’ai même oublié la langue que ma mère m’avait apprise.

Ma vie a été tellement longue et je suis devenue tellement âgée que mon corps est devenu aussi léger et transparent qu’une plume. Je peux encore parler mais uniquement avec des gestes. Si vous avez assez d’imagination, je sais que vous pourrez m’entendre. Et peut-être même me comprendre.

Ces usages du récitant se jouent ainsi de façon hybride de plusieurs contraires qu’ils tentent de relier tout en les opposant, féminin/masculin, incarnation/désincarnation, paroles/gestes, présence/absence et, ultimement, vie/mort. (...) Et si Joël Pommerat recourt au terme de « narratrice », il n’est pas nécessaire de prendre cela pour argent comptant. On peut en effet y discerner, on l’aura compris, un positionnement ironique qui réclame du spectateur une connivence en alerte, profondément double, entre adhésion et recul,  dramatique et épique, qui fonde son esthétique du récit. 

A cela s’ajoute la construction d’échos entre la parole du récit et les contenus de l’action, déjà à l’œuvre dans ses deux autres pièces jeunesse mais qui semble se renforcer dans Cendrillon. On ne manquera pas de remarquer ainsi combien la figure féminine du récitant se trouve placée sur le même plan symbolique que la mère de La très jeune fille, et le texte didascalique y invite clairement : « paroles incompréhensibles », « inaudible ». On peut donc percevoir une sorte de relais entre la mère de la « narratrice », la « narratrice » elle-même et la mère de la très jeune fille, cette dernière prenant clairement son envol en sortant de cette chaîne, qui plus est par une parole forte, audible, associée à l’action. C’est tout le sens de la scène où elle révèle au Très jeune prince la mort de sa mère, « fort » note le texte didascalique :

LA TRES JEUNE FILLE

Tu penses pas des fois qu’on est en train de te raconter des histoires avec cette histoire ? (…)

LE TRES JEUNE PRINCE

Tu aimerais ça moi que je te dise que ta mère est morte ?

LA TRES JEUNE FILLE

Ben tu pourrais…Tu pourrais me le dire…. Pace que c’est la vérité, ma mère est morte et tu sais moi aussi faut que j’arrête je crois de me raconter des histoires, me raconter qu’elle va peut-être revenir un jour ma mère, si je pense à elle continuellement par exemple non ! Elle est morte et c’est comme ça !

Se raconter des histoires, et le mot revient très souvent, ne mène qu’à l’impasse.