l'aventure

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Trois textes pour entrer dans l'étude du thème annuel

Texte 1 Matthieu Letourneux : la leçon des dictionnaires 

[Dans l’introduction de sa thèse sur le roman d’aventures 1870-1930, s’efforce de mettre en évidence les lignes directrices du « concept d’aventure, et des différentes notions, en apparence contradictoires, qu’il recouvre ». Voici les conclusions qu’il tire des « multiples sens » dont les dictionnaires se font l’écho]

 

La définition du roman d’aventures est profondément dépendante du concept d’aventure, et des différentes notions, en apparence contradictoires, qu’il recouvre. Les dictionnaires se sont fait l’écho de ces multiples sens dont on peut mettre en évidence les lignes directrices. La question du hasard [1], que l’on retrouve dans l’idée de sort (la « bonne aventure ») mais aussi d’errance (« aller à l’aventure ») s’enracine dans l’étymologie du terme : adventura[2], c’est ce qui va advenir, en bien ou en mal. C’est lier l’aventure [non seulement à l’idée d’avenir[3], mais aussi] à l’idée de hasard et de risque. Jankélévitch (1963) tire la conséquence extrême de cette relation entre l’aventure et le risque : « une aventure, quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l’on veut et généralement à peine perceptible… ». Plus le risque est grand, autrement dit plus la prévision est affectée des signes – métaphoriques ou non – de la mort, plus l’entreprise paraît aventureuse [4]. Quant à celui qui engage son existence ou celle des autres dans des projets risqués, on le qualifie d’aventurier, affectant selon les cas une valeur négative ou positive au mot. C’est ce qui explique que l’aventure se soit si tôt vue associée à la forme du voyage : en quittant le monde familier pour les espaces exotiques[5], on abandonne la chaîne des actions quotidiennes pour une logique qui nous échappe, parce qu’elle s’inscrit dans un contexte que nous ne maîtrisons pas[6] .

Ainsi, se dessine progressivement un cadre propre à l’aventure : événement hors du commun, elle nous arrache à la fois de notre quotidien (et a besoin pour exister de conditions exceptionnelles) et du continuum de notre existence[7] . Le saut dans l’inconnu est aussi une rencontre avec ce qu’on ne peut maîtriser, d’où l’importance du hasard et du risque comme traits déterminants de l’aventure. L’idée de rencontre hasardeuse qu’il y a dans la notion d’aventure suppose un événement qui fasse rupture, et elle invite également à envisager une fin, un retour à l’ordre. Le chevalier errant, comme l’amateur d’aventures extra conjugales, fragmentent leur existence en une série de rencontres qui sont autant d’aventures. Aussi doit-on, pour parler d’aventure, s’extraire de la continuité de l’existence pour en détacher un morceau, auquel on donne un sens positif ou négatif. Il y aurait un paradoxe propre à ce type d’événement : plein engagement vers un avenir incertain, il aurait besoin d’un regard rétrospectif pour prendre sens et se constituer en aventure, comme structure signifiante et circonscrite. Pour Georg Simmel (1988), l’aventure s’apparente à une oeuvre d’art, dans la mesure où c’est elle qui fixe ses propres limites, selon un principe de cohérence interne[8]. On pourrait aller plus loin, et affirmer qu’il n’y a d’aventure que s’il y a récit[9], puisque des événements n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais seulement une fois que quelqu’un les repense comme une séquence ordonnée par un début et une fin. On peut même penser que l’arbitraire de l’aventure, hasardeuse et extraordinaire, suppose en retour un plus grand ordonnancement par la logique du récit pour ne pas être un simple chaos événementiel. Mais sa nécessaire unité explique également que l’essence de l’aventure soit d’être hors du commun : pour que l’événement soit isolable du continuum de l’existence, il doit être par nature exotique, dans la mesure où il doit échapper à la logique répétitive du quotidien. Par nature, l’aventure est extraordinaire et par là même, dépaysante. Dans la notion d’aventure se combinent celle, structurelle, d’événement circonscrit et celle, thématique d’événement dangereux (et donc, souvent violent) et dépaysant. Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, PULIM, 2010

 

Prolongement : Jean-Yves Tadié, « l’aventure est l’essence de la fiction »    

L’aventure est l’essence de la fiction. Des premiers romans grecs jusqu’aux contemporains, elle est présente ; l’analyse psychologique ne peut exister sans l’aventure amoureuse, et le document réaliste transforme la grève, ou l’ouverture d’un grand magasin, en événement surprenant. Dans les textes les plus abstraits du XXème siècle, c’est l’écriture qui devient aventure. La philosophie même ne peut s’en passer : Alain a écrit Les Aventures du cœur, Merleau-Ponty Les Aventures de la dialectique, Gilson Les Tribulations de Sophie ; Hegel propose dans La Phénoménologie de l’esprit un roman d’aventures métaphysiques : l’odyssée de la conscience, et Platon a raconté l’Atlantide dans le Critias, avant Rider Haggard (She) et Pierre Benoit. Les textes sacrés même racontent les aventures du dieu fondateur : les Evangiles, celles de Jésus.

                Un roman d’aventures n’est pas seulement un roman où il y a des aventures ; c’est un récit dont l’objectif premier est de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles. L’aventure est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente jusqu’au dénouement qui en triomphe- lorsqu’elle ne triomphe pas. Quelque chose arrive à quelqu’un : telle est la nature de l’événement ; raconté, il devient roman, mais de sorte que « quelqu’un » dépende de « quelque chose », et non l’inverse, qui mène au roman psychologique. La structure du roman d’aventures reprend celle du roman de son temps. Au Moyen Age, celle de la chronique : les événements s’enchaînent, s’additionnent librement les uns aux autres sans relation toujours nécessaire. Le roman picaresque espagnol, puis anglais, garde cette liberté qui fait attendre d’un cœur léger l’heureux dénouement. C’est au XIXème siècle que le roman d’aventures se consacre à une grande aventure. Dans L’Île au trésor, Jim Hawkins fait un voyage, et un seul ; le capitaine Mac Whirr a connu une terrible tempête, et c’est celle-là qu’on nous raconte ; une injustice, une vengeance, c’est Le Comte de Monte-Cristo et Mathias Sandorf. Cette aventure unique organise le roman d’aventures au XIXème siècle avec une rigueur inconnue jusqu’alors. Elle peut se monnayer en grands épisodes (comme dans Les Trois Mousquetaires), en événements divers, un ordre pourtant s’est imposé, à partir de Walter Scott, au plus fantaisiste des genres.

                Ce genre a donc, selon les moyens littéraires de son temps, trouvé son sujet pour toujours. A celui-ci, Jankélévitch (dans L’Aventure, l’ennui, le sérieux) consacré a les plus belles pages qu’un philosophe lui ait dédiées. Il a souligné comment l’aventure était liée au futur: « je sais que, et je ne sais pas quoi » ; qu’elle suscitait attirance et répulsion: « l’homme brûle de faire ce qu’il redoute le plus »[10] ; qu’enfin la mort en est l’enjeu implicite et indéterminé, puisqu’on ne sait où, ni quand elle se produira. Et si beaucoup de romans d’aventures passent de l’ »aventure mortelle » à « l’aventure esthétique », s’ils sont racontés par le héros vainqueur (l’Île au trésor, La Maison à vapeur, les récits de Marlow chez Conrad), c’est que l’aventure n’acquiert un caractère de beauté, ou même simplement une signification, que lorsqu’elle est contemplée de l’extérieur, et (ou) après coup.

                Le lecteur (la lectrice) trouve ici sa récompense et sa frustration. A vivre l’aventure, on en connaît surtout la peur, parfois l’angoisse ; le plaisir disparaît vite, ne reparaît qu’à la fin, et chez les professionnels, les « aventuriers », elle n’est qu’un métier comme un autre : l’aventurier produit de l’aventure comme le charcutier de la charcuterie. A lire l’aventure, on en connaît surtout le plaisir, et la peur n’est qu’un jeu. On subit le choc angoissant de l’événement, en sachant qu’il ne nous est pas arrivé. Mais nous arrivera-t-il ? Dans les romans d’aventures les plus sérieux et les plus beaux, dans Sous les yeux de l’Occident ou Nostromo, le doute est possible, et l’identification, non plus seulement ludique, mais réelle ; ils posent des questions, et ce n’est plus pour jouer, et elles s’adressent à nous, comme au sens de la vie. Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, PUF, 1982, p.5-7.

 

Annexe : romance et wilderness dans le roman d’aventure dans le prolongement de la note sur le lien entre aventure et exotisme Matthieu Letourneux, Le roman d’aventures, p.20-21

Texte 3 : Giorgio Agamben, Aventure et récit [11]

 Giorgio Agamben, L’Aventure, 2016, Rivages Poches, p.21-34

Annexe

 David Le Breton : « l’Extrême-Ailleurs : une anthropologie de l’aventure »

                Par son étymologie, « aventure » renvoie à « événement » (du latin adventura), c.à.d. ce qui rompt la calme succession des jours et provoque l’étonnement, la surprise, le mémorable. « Extérieure à la trame globale de la vie », selon Georg Simmel[21], elle lui est cependant organiquement reliée, et elle marque le moment aigu de cette nécessité intérieure qui imprègne l’histoire personnelle. Une série d’événements emporte un individu qui en ignore l’issue, mais joue sa vie, ou du moins la signification de son existence. Le déroulement des épreuves est incertain. La décision n’est pas hors de son initiative, mais elle n’en dépend pas entièrement. L’aventure implique une lutte contre l’adversité, celle des hommes ou des éléments. Elle projette l’individu dans une autre dimension de l’existence, loin de ses repères familiers ou de toute forme de routine personnelle. Elle induit une intensité d’être sans commune mesure avec la vie quotidienne.

                Ainsi définie, l’aventure est de tout temps, et elle trouve sans doute en Ulysse son ancêtre tutélaire. Mais elle demeure longtemps une figure d’exception dans les imaginaires collectifs, à moins qu’elle ne fasse rêver et ne projette à la rencontre du monde un Don Quichotte dont le regard émerveille les choses et sait multiplier les occasions d’héroïsme. L’aventure s’oppose à la condition banale de l’homme dont la succession des jours ne souffre d’aucun dérangement. Elle en est une parenthèse quand elle arrache l’homme à sa sécurité et à ses assises coutumières pour le plonger dans une somme de péripéties auxquelles il n’était pas préparé. Elle s’installe dans la durée quand elle est un mode de vie, le choix sans trêve du danger, la permanence d’une relation au monde.

                Elle se décline hors de la routine ou des voies balisées. Elle emprunte plutôt une voie clandestine, marginale, nocturne, imprévisible, souvent périlleuse. L’exaltation qu’elle suscite  provient de ce cheminement sur le fil du rasoir qui donne à tout instant à l’aventurier une conscience aigüe d’exister. Plutôt qu’événement, l’aventure est avènement dans la mesure où sa durée privilégiée accouche d’un homme nouveau, transfiguré par les circonstances, étranger à la fadeur.

                L’aventure est « ce qui arrive », non un gisement quelque part à atteindre et à exploiter sous une forme paradoxale de ténacité ou de labeur ; elle se donne malaisément. Un peu comme la grâce du luthérien, il ne suffit pas de la vouloir, de la réclamer à cor et à cri pour l’obtenir, ni de la refuser pour en être épargné. « Nulle aventure jamais n’advient à qui la cherche, écrit Joseph Conrad. Celui qui part délibérément à la recherche d’aventures ne parvient guère à cueillir qu’un fruit de mer Morte, à moins bien entendu qu’il ne soit aimé des dieux et grand parmi les héros, comme le très excellent chevalier Don Quichotte de la Manche. Mais nous, simples mortels dont l’âme médiocre n’a que trop envie prendre de méchants géants pour d’honnête moulins à vent, nous accueillons les aventures comme des visitations d’anges… semblables en cela aux hôtes imprévus, elles arrivent souvent fort mal à propos. Et nous ne sommes que trop heureux de les laisser passer sans reconnaître la grande faveur que nous avons reçue »[22]. L’aventure n’est pas à disposition, elle se dérobe à qui la voulait passionnément sans sortir de la maison, elle arrive souvent intempestivement, et son éclat vient ensuite lorsque l’homme a enfin le loisir de se retourner sur elle, la conte ou en écrit les péripéties.

                Elle est sentiment, récit, miroir où la société célèbre ses membres insignes qui fournissent un exemple de courage et de fermeté. Rares pourtant sont ceux qui entendent suivre leurs traces car ils incarnent l’inconfort, la transgression, la vie dangereuse.

 

[1] Cette idée de hasard apparente, Simmel l’a bien vu (suite du texte du résumé 1 ) et Jankélévitch en fait une des pierre de touche de son analyse de la polarité opposant « l’aventure mortelle » et « l’aventure esthétique », l’aventure au jeu. Mais elle suscite aussi, Giorgio Agamben y insiste, son contraire: l’idée de nécessité, sans quoi le jeu, gratuit, serait dénué de profondeur ontologique, voire métaphysique. Dans l’épisode du cyclope par exemple, le jeu de mots fondateur de la « métis » d’Ulysse (« ou-tis » : personne / »mé-tis » : personne, mais aussi ruse, intelligence pratique…) prolongée par le jeu entre le nom du cyclope (« poly-phème », la parole démultipliée) et la proclamation, par forfanterie et provocation, du nom d’ »Ulysse » tout à la fois sauve le héros du péril hasardeux, affirme son identité d’ »Ulysse poly-tropos » (aux mille tours), proclame avec son nom sa gloire et forge son destin (fils de Poséidon, le cyclope Polyphème appelle sur lui la vengeance du Dieu…de la mer, qui retardera le retour d’Ulysse en le rendant aventureux et amer. Ainsi se tisse un lien étroit entre l’aventure, le hasard et le destin/ la destinée que les dieux (Odyssée), les événements, la quête et le héros (se) forgent au fil des/ à travers l’Aventure, constituée elle-même par une succession d’aventures/ de mésaventures, lesquelles  sont autant d’événements, d’épreuves révélatrices de l’identité, de la valeur du héros/ de l’aventurier, et dans lesquelles se joue sa vie/ le sens de son existence. Noter que le questionnement de la véritable nature de l’aventure conduit à une interrogation relative à ce qui gît (pour le héros/ l’homme qui cherche ou rencontre l’aventure, mais aussi pour celui qui en est témoin ou qui lit et contemple, moins détaché que fascine, et ce faisant pris), dans le désir d’aventure, dans l’aventure.

[2] Entré dans la langue française au XIe siècle, le mot « aventure » est emprunté au latin populaire *adventura, « ce qui doit arriver », pluriel neutre substantivé, pris comme féminin singulier, de adventurus, participe futur de advenire, « arriver, se produire »

[3] C’est moi qui ajoute parce que ce concept, 1er dans le chapitre que Jankélévitch consacre à l’aventure dans L’Aventure, l’ennui le sérieux », relie étroitement le thème de l’aventure à la question, centrale dans la philosophie de ce disciple de Bergson, de la temporalité: « L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps. Ce qui est vécu et passionnément espéré dans l’aventure, c’est le surgissement de l’avenir » ; »l’aventure porte la désinence du futur. L’aventure est liée à ce temps qu’on appelle le temps futur […] La région de l’aventure, c’est l’avenir, […] ambigu d’abord parce qu’il est à la fois certain et incertain. Ce qui est certain, c’est que le futur sera, qu’un avenir adviendra, mais quel il sera, voilà qui demeure enveloppé dans les brumes de l’incertitude. De toutes façons, le Pas-encore sera, plus tard, un Maintenant ; de toutes façons l'avenir sera pré­sent et sera un Aujourd'hui, que nous soyons là pour le voir ou que nous n'y soyons pas ; dans tous les cas, dimanche prochain adviendrait même s'il n'y avait aucun homme pour l'appeler Dimanche, — et ceci en vertu de la futurition qui fait inévitablement advenir l'avenir. Mais quel sera ce futur ? « qualis » ? de quelle nature ? Sera-ce un jour de fête ou un jour de deuil ? un jour de lumière ou un jour de ténèbres ? Telle est l'énigme du sphinx nommé futur. C’est la réponse à la question « an » qui est certaine : « An futurum sit ? » Y aura-t-il un futur ? Oui, il y aura un futur. Mais « Quid sit futurum ? » Que sera-t-il ? de quelle espèce, de quelle couleur, de quelle humeur ? quel sera son éclairage et quelle sera sa sorte ? À ces questions on ne peut plus répondre. On peut répondre à la question géné­rale, à savoir qu'il y aura un futur, car le fait d'advenir ou « quoddité » est déjà cette réponse ; mais on ne peut dire la chose à venir ; on ne peut pas répondre à la question circonstancielle, celle qui interroge sur les moda­lités et suivant les catégories de l'interrogation ; on ne peut dire ce qui sera. Ainsi la « futurité » du futur n'est rien d'autre que notre temporalité destinale, c'est-à-dire notre pesant destin fermé par la mort. Mais les modalités de l'avenir représentent le domaine du peut-être, et désignent à l'homme l'horizon exaltant de l'espoir : ce qui sera dépend de notre liberté. Par opposition au prétérit, qui est univoque ou inambigu parce qu'il est « tout-fait » et déjà joué, le futur a toute l'indétermination du mystère, s'il est vrai que le mystère est mélange de certitude et d'incerti­tude : c'est ainsi que l'infini selon Pascal' est ce dont nous entrevoyons l'existence, mais ne pouvons assigner la quantité ni nommer le nombre. L'aventure ne subit-elle pas l'attrait de l'infini ? Je sais que, et je ne sais pas quoi. L'avenir est un je-ne-sais-quoi. »

[4] « C'est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l'enjeu implicite de toute aventure. Une aventure, quelle qu'elle soit, même une petite aven­ture pour rire, n'est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l'on veut et généralement à peine perceptible […]Un danger n'est dangereux que dans la mesure où il est un danger de mort. Le risque mortel peut ne représenter qu'une chance sur mille, — non pas une chance sur vingt, comme dans cette « roulette du suicide » qui fut naguère le passe-temps des officiers russes, mais une sur mille ; c'est pourtant l'appréhension de cette toute petite chance, c'est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l'aventure. La mort est le dange­reux en tout danger, le mal en toute maladie […] ; Un danger duquel la possibilité même de la mort serait d'avance exclue, ce danger est une comédie, et non point un danger sérieux ; une aventure dans laquelle on serait assuré par avance de réchapper n'est pas une aventure du tout [...] l'être immortel, avec son invisible cotte de mailles, ne peut courir de dangers puisqu'il ne peut pas mourir.  […]: pour pouvoir courir une aventure, il faut être mortel, et de mille manières vulnérable. […]La fragilité essentielle et la précarité incurable de notre existence psychosomatique fondent la possibilité de l'aventure.[…] la mort est la limite abso­lue qu'on atteindrait si on allait à fond et jusqu'au bout au lieu de s'arrê­ter en route : c'est le fond infime de toute profondeur et l'apogée suprême de toute hauteur et le point extrême de toute distance. La mort est au bout de toutes les aventures lorsqu'on les prolonge indéfiniment en quel­que sens que ce soit […] La mésaventure de mort est donc l'aventureux en toute aventure, comme elle est le dangereux en tout danger et le douloureux en toute douleur, le mal du malheur et de la maladie.» (Jankélévitch). Mort et maladie, omniprésentes, forment, avec la critique du colonialisme et la question du « wilderness », le nœud de l’intrigue et de la problématique d’Au cœur des ténèbres). La perte, par Ulysse de tous ses compagnons au cours d’un voyage où lui-même risque + d’une fois sa vie, la menace de mort qui pèse sur Télémaque parti chercher des nouvelles de son père, la nécessité dans laquelle Ulysse et lui se trouvent, au dénouement de l’Odyssée, de tuer les prétendants en perpétrant un véritable carnage pour rentrer dans leurs droits en reconquérant le prestige, le rang, la femme et le pouvoir que les prétendants leur disputent en l’absence du roi parti pendant 20 ans pendant lesquels nul ne sait ce qu’il est advenu de lui, et surtout la place centrale de la descente aux enfers (XI), épreuve imposée à Ulysse par Circé, qui la motive par la nécessité pour lui d’y connaître, en même temps que la mort, et par la médiation du devin Tirésias, la route qu’il doit suivre et le sort qui l’attend dans la suite de  son périple (cette suite sonne, dans la bouche de la magicienne qui décrit les épreuves qui l’attendent, comme  autant de périls de morts : sirènes, monstres marins, risques liés à la transgression de l’interdiction faite à ses hommes de consommer les vaches/ bœuf d’Hélios) : tout cela fait de la mort une préoccupation centrale de  l’Odyssée cf prophétie de Tirésias: « tu désires un doux retour, illustre Ulysse:/ un dieu va te l’aigrir. Car je ne pense pas/ Que Poséidon oublie, son âme est pleine de rancune,/ il t’en veut d’avoir aveuglé l’un de ses fils ;/ Vous pourrez néanmoins, malgré tous vos maux, aboutir,/ si tu restes ton maître et le maître de tes marins,/ sitôt que tu approcheras ton beau navire de l’aile du Trident, échappant aux eaux violettes/ pour voir paître les vaches, les moutons/ du dieu Soleil, celui qui voit et entend tout,/ Si tu n’y touches pas et ne penses qu’à ton retour,/ vous pourrez arriver, malgré tous vos maux, en Ithaque./ mais si vous y touchez, je puis te garantir la perte. De ton navire et de tes gens ; et que en réchappes, toi, ce sera non sans bien du mal, tous tes compagnons morts,/ sur un vaisseau d’emprunt, pour trouver chez toi d’autres peines:/ des hommes insolents dévorant tes richesses,/ courtisant ton épouse et les comblant de leurs cadeaux. / Mais sans doute, rentré, tu leur feras payer ces crimes./ Lors donc que tu auras tué chez toi les prétendants/par la ruse ou la force, à la pointe du glaive,/ tu devras repartir en emportant ta bonne rame,/ jusqu’à ce que tu aies trouvé ceux qui ignorent/ la mer, et qui ne mêlent pas le sel aux aliments ;,/ ils ne connaissent pas les navires fardés de rouge,/ ni les rames qui sont les ailes des navires./ Et voici, pour t’y retrouver, un signe clair:/ lorsque quelqu’un, croisant ta route, croira voir/ sur ton illustre épaule une pelle à vanner,/ alors, plantant ta bonne rame dans la terre,/ offre un beau sacrifice au seigneur Poséidon:/ bélier, taureau, verrat, capable de couvrir les truies ;/ puis retourne chez toi, offre les saintes hécatombes à tous les Immortels qui possèdent le ciel immense/ dans l’ordre rituel, et la mort viendra te chercher/ hors de la mer, une très douce mort qui t’abattra/ affaibli par l’âge opulent ; le peuple autour de toi/ sera heureux. Je t’ai parlé selon la vérité » (XI,v.100-135).

[5] Lien aventure/ l’autre et l’ailleurs ó /questions de l’identité/ l’altérité, de l’humain/ l’inhumain, du barbare/ ce que les anglo-saxons appellent «  wilderness »/ civilisé, de la colonisation. Bien que Jankélévitch distingue le « Nostos » d’Ulysse, dans l’Odyssée de « l’ouverture dont procède l’Ulysse de La Divine Comédie de Dante, 1er héros d’une ère moderne sortant du cercle fermé d’une « croisière circulaire » pour entamer un « voyage rectiligne vers un nouveau monde, vers une terre inconnue, terra ignota, vers une contrée étrange et fabuleuse », c’est bien dans un monde inconnu, mythique, imaginaire qu’Ulysse circule une fois doublé le cap Malée , aux confins du monde connu : « Télépylos», littéralement « la porte des lointains », montre clairement que ceux qui vivent « là où les chemins du jours croisent ceux de la nuit » (X, 81- 86), habitent les confins ; l’île de Circé est située à « l’endroit où le soleil se lève » (XII, 4) ; les Cimmériens, « aux confins du profond cours de l’Océan », sont plongés dans la nuit et, de leur pays, on accède au royaume des morts, comble de l’ailleurs. En dehors d’Ithaque, qu’il ne reconnaît pas, où on ne le reconnaît pas et où il doit se faire reconnaître pour reconquérir, avec le palais, le trésor, le pouvoir et Pénélope, son identité perdue dans l’antre du cyclope, tout est ailleurs pour l’exilé. Et l’imaginaire de l’île, trait d’union entre le gouffre de la mer et le terme du « nostos », compromis entre la vie sédentaire à laquelle l’exilé aspire et la curiosité de l’explorateur aventureux, en fait le lieu de tous les possibles par la combinaison de l’isolement du reste du monde, donc de la civilisation des hommes, et de sa reproduction en miniature, L’île de Schérie (épisode des Phéaciens) est très clairement une « utopie », pays de nulle part où rêver une humanité idéale. Inversement l’île sauvage du cyclope et l’antre souillé de Polyphème incarnent le danger de la régression vers l’animalité, mais pose, par comparaison avec l’île des chèvres, laquelle pointe la faille d’un possible inexploité, la question de l’autre et du même. Enfin, la coexistence du locus amoenus et de la grotte, de la porcherie ou du « lotos », dans l’île des Lotophages, de Calypso et de Circé souligne l’ambivalence de l’hospitalité divine ou enchantée. L’Afrique et le fleuve Congo posent nettement la question, centrale dans la « machine à fantasmes » qu’est le roman d’aventures, entre dépaysement et événement aventureux, du wilderness

[6] A travers les motifs pointés dans la note précédente, motifs augmentés du motif de la tempête (Odyssée) ou de la brume/ des ténèbres (Au cœur des ténèbres), de la « mer sans moissons » (Odyssée) et du fleuve Congo,  se posera donc, dans l’articulation du hasard et de la nécessité, la double question de l’articulation de la volonté et de ce que Jankélévitch appelle la « nolonté » et du sens de l’existence. 

[7] Ce point, important pour cerner, dans un 1er temps, la spécificité de l’aventure, devra être discuté et dialectisé à partir d’une réflexion sur la signification ontologique de l’aventure comme évènement (nous étudierons un texte de G Abamben qui va dans ce sens) inscrit dans la durée d’une existence à laquelle, moins accidentelle et sérielle que destinale et structurelle (idée de « conjointure » dans la structure des « contes d’aventure » de Chrétien de Troyes par exemple), elle engage le sens, parfois éminemment problématique, de la destinée.

[8] Cf texte du résumé 1 On remarquera que, dans la section « l’aventure esthétique », Jankélévitch reprendra cette idée, non à titre d’analogie, mais pour distinguer, à partir d’une double articulation, d’une triple antinomie du dehors et du dedans, du futur proche et du passé antérieure, de l’aventure vécue et de l’aventure représentée  deux types d’aventure : « l’aventure mortelle », « vécue dans son recommencement ou sa continuation par celui qui est surtout dedans » et « l’aventure esthétique contemplée après coup quand elle est terminée » : « pour que l’aventure en 1ère personne soit de nature esthétique, il faut que j’en sois sorti, que je ne sois plus dans la  tourmente de neige, sur les pentes de l'Himalaya, et que, revenu à Paris, je puisse raconter, le soir, mes aventures anciennes comme si elles étaient arrivées à un autre. Quand tout est rentré dans l'ordre, l'exploration est devenue pour l'explorateur un jeu pur et simple. Alors l'aventure-propre s'arrondit après coup comme une oeuvre d'art […] Comme la vie vécue qui, sur le moment, paraît informe et, après la mort, devient une biographie, c'est-à-dire acquiert un sens organique et une finalité rétrospective, l'aventure qui, sur le moment et dans l'esprit de l'aventureux, pourrait finir tragiquement, cette aventure acquiert après coup et a posteriori un sens esthétique : la terminaison, comme dans les sonates et les contes, éclaire rétroactivement l'oeuvre d'art. Les aventures des autres, ou les miennes propres en tant que je suis devenu un autre ou une troisième personne pour moi-même, ont toutes par définition ce caractère esthétique. Vos aventures, pour moi, sont toutes des oeuvres d'art, avec lesquelles je sympathise plus ou moins, mais dont je suis essentiellement dégagé puisque ce n'est pas moi qui les cours. Elles entrent dans l'immense catégorie du Romanesque. Les aven­tures des autres ou des tierces personnes pour moi, les miennes pour vous, celles qu'on ne court pas personnellement, s'arrondissent ainsi et se referment sur elles-mêmes. L'homme assiste, en spectateur, au défilé de la passionnante imagerie ; il feuillette, le coeur battant, le livre d'images, le céleste livre bleu, ce « livre de la colombe » dont les légendes russes déroulent les épisodes pour nos yeux éblouis : tel le sultan écoute les récits de Schéhérazade qui lui raconte, de nuit en nuit, les mille et un pro­diges de l'Orient et les navigations féeriques ; il se fait peur à lui-même, comme un paisible bourgeois qui va voir les fauves au Jardin des Plantes aime à se donner le trac en s'approchant au plus près des barreaux... ». Le charme, potentiellement vénéneux, de la parole, de l’épopée, de la voix, de la fiction sera au cœur de la problématique soulevée par (le dire de) l’aventure dans les deux fictions au programme.

[9] Dans l’Odyssée, épopée qui tire son origine du nom épos, la parole en grec, Ulysse prend le relais de l’aède des Phéaciens, Démodocos, pour se faire le narrateur/ conteur de ses propres exploits/ tribulations. Or de l’éloquence de son récit/ chant, performance poétique qui tient les Phéaciens sous le charme, dépend, contredon de l’hospitalité, le retour effectif du héros à Ithaque. Mais si cette mise en abîme du récit homodégiétique dans un récit hétérodiégétique traduit le pouvoir  qu’a la fiction d’œuvrer à la création poétique de soi, la dimension réflexive de l’épisode des sirènes pointe le double danger de la séduction de la parole épique : tentation de la démesure d’accéder à la connaissances réservée aux dieux ; tentation de l’oubli du retour à la vie ordinaire du foyer. Ainsi, dans les fictions au programme, la séduction de la fiction liée à l’aventure peut être mortelle, que la réalité du mal dont elle procède démente l’idéal de la rhétorique qui l’a légitimée (comme dans le cas de Kurtz) ou que la magie de l’exotisme dont sa sauvagerie enivre et perd corps et bien les hommes qu’elle attire dans son orbe (risque) de les détourner en les révélant à eux-mêmes (épisode des sirènes, dénouement de Au cœur des ténèbres). Dans tous les cas la parole, indissociable de l’aventure, questionne, avec l’articulation de la vérité et du mensonge, la question de l’identité et de l’altérité, de la perte et de la reconquête de soi. On ne sait par exemple pas quand Ulysse, l’homme aux mille tours/ ruses, ment ou dit vrai tant les récits qu’il fait aux Phéaciens diffère de ce que le Crétois dit à Eumée, à Antinous, à Pénélope même.

[10] «Tout ce qui est ambigu est, comme le tabou, l'objet d'un sentiment ambivalent, fait ensemble d'horreur et d'attrait. C'est ainsi que la prohi­bition sacrale et la convoitise sacrilège se combattent dans le tabou. Par l'aventure l'homme est tenté ; car le pathos de l'aventure est un complexe de contradictoires ; justement la tentation est ce mélange d'envie et d'horreur, l'horreur redoublant l'envie, l'horreur étant un ingrédient paradoxal de l'envie, au lieu que le désir, positivité sans négativité, implique l'attrait simple et univoque. C'est ainsi que la phobie, par oppo­sition à la crainte toute simple, est une crainte attrayante. Ce sentiment écartelé, déchiré, « tenté », dans lequel une force tire à hue et l'autre à dia, est par excellence un sentiment passionnel. La tentation de l'aven­ture est donc la tentation typique. L'homme passionné par la passion­nante insécurité de l'aventure, par le passionnant aléa de l'avenir est dans la situation passionnelle de ces amants frénétiques qui ne peuvent ni vivre ensemble ni vivre séparés : ensemble ils se battent, ils ne se suppor­tent pas ; séparés, ils languissent et aspirent de nouveau à leur symbiose confuse. Ils s'adorent et se détestent l'un l'autre. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent, dit-on. En réalité, ils sauraient bien ce qu'ils veulent, mais ce qu'ils veulent est impossible, irréalisable et plus qu'humain ; ce n'est pas la volonté qui est contradictoire, ce sont les choses voulues qui se contredisent. Cherchant l'aventure, le timide veut et ne veut pas, veut ce qu'il ne veut pas et ne veut pas ce qu'il veut, veut par un mélange de volonté et de nolonté ; il veut, en quelque sorte d'une nolonté voulante assez analogue à la haine amoureuse. Osera-t-il ? Vouloir sans vouloir tout en voulant, voilà, n'est-il pas vrai ? la volonté « normande » de l'homme tenté, réticent, attiré par son débat lui-même et par sa réserve intérieure. L'homme brûle de faire ce qu'il redoute le plus. Curiosité pas­sionnée et délicieuse horreur, la tentation de t'aventure n'est pas sans rapport avec le vertige » Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux

[11] Les citations en ancien français figurent dans la trame du texte de G Agamben. Je ne les ai reportées en notes que pour faciliter la lecture des élèves. 

[12] « Je sui, fet-il, uns chevaliers/ qui quier ce que trouver ne puis ;/ assez ai quis et rien ne truis ; »/ Et que voldroies tu trover ? »/ « Eventure, por esprover / ma proesce et mon hardement / Or te pri et quier et demant/se tu sez, que tu me consoille/ ou d’aventure ou de mervoille. »/ »    ce, fet-il, faudras tu bien:/ d’aventure ne sai je rien/ N’oncques mes n’en oï parler »

[13] Du Cange,  historien, linguiste et philologue français du XVIIème siècle.

[14] « De s’aventure vait pensant/ e en un curage dotant/ esbaïz est, ne seit que creire/ il ne la quide mie a veire » 

[15] « Mes con plus granz est la mervoille/ et l’avanture plus grevainne,/plus la covoite et plus s’en painne » 

[16] Jacob et Wilhelm Grimm, Contes de l’enfance et du foyer (1812)

[17] « L’aventure, ce vos plevis,/ La Joie de la Cort non »

[18] « Bien dit à chascun s’aventure/ mes sa reponse est mout obscure ».

[19] « Aventure qui estre dit/ ne poet remaindre qu’el ne seit/ e chose qui deit avenir/ Ne poet por nule chose faillir » 

[20] « Tour ûf ! » « Wem ? Wer sît ir ? »/ »Il wil inz herze hin siu dir »./”Sô gert ir zengem rûme.”./ “Waz denn, belîbe ich kûme?/ mîn dringent soltu seleten klager/ich wil dir nu von wundenr sager”./ Jâ sît irz, frau Âventiure?”

[21] « La forme la plus générale de l’aventure est celle qu’elle revêt par le fait de s’isoler en quelque sorte de l’ensemble de la vie[21]. […] Celle-ci forme bien une partie de notre existence à laquelle d’autres parties viennent se juxtaposer, soit avant, soit après elle, mais cependant par son sens le plus profond elle se passe en dehors de la continuité générale de la vie. Néanmoins […] tandis qu’elle s’isole de l’ensemble de la vie, elle s’y réintègre pour ainsi dire par le même mouvement. Tout en étant un corps étranger à notre existence, elle est cependant reliée au centre d’une façon quelconque. » (Georg Simmel, « Philosophie de l’Aventure », 1911.

[22] Joseph Conrad, Le miroir de la mer, Paris, Gallimard, 1946, p.189.