Texte complémentaire /La condition animale.    Littérature - Cours de M.Garcia 

14 et 16 septembre 2021

« MELANCHOLIA », Victor HUGO LES CONTEMPLATIONS, LIVRE 3

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cheval.png, sept. 2021

VERS LA QUESTION D’INTERPRETATION

Comment VH dénonce-t-il l’inhumanité du traitement du cheval ?

Le pesant chariot porte une énorme pierre ;
Le limonier, suant du mors à la croupière,
Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant
Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang.
Il tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête.
Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ;
C’est lundi ; l’homme hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ;
Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre
L’être à l’être, et la bête effarée à l’homme ivre !
L’animal éperdu ne peut plus faire un pas ;
Il sent l’ombre sur lui peser ; il ne sait pas,
Sous le bloc qui l’écrase et le fouet qui l’assomme,
Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l’homme.
Et le roulier n’est plus qu’un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui traîne les licous,
Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.

Juillet 1838, vers 147-153, Les Contemplations, Livre III, « Melancholia"

 

ANECDOTE : Même si le poète a indiqué la date de juillet 1838, il a écrit ce sixième épisode en 1854. Néanmoins, le choix de 1838 n’est pas anodin car Hugo s’est beaucoup promené dans les rues de Paris sous Louis Philippe. Sous la monarchie de juillet, le martyre du cheval de trait utilitaire mené et malmené par un charretier brutal demeure un lieu commun.

 

INTRODUCTION

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ALBRECHT DURER, MELANCHOLIA

Dans les trente poèmes qui composent le livre III  des Contemplations, Les luttes et les rêves, Hugo dénonce la misère sociale et morale dont il est témoin.Le poème « Melancholia » est une interprétation de la gravure célèbre de l’Allemand Albrecht Dürer : un ange, accablé d’une indicible tristesse, songe et médite. Pour Victor Hugo, cette tristesse de l’ange a son origine dans l’injustice sociale. Dans ce poème, huit épisodes résument symboliquement toute la douleur humaine. La scène du cheval massacré s’insère après cinq autres scènes pitoyables où la victime était humaine (la mère qui mendie pour ses enfants, l’ouvrière réduite à la prostitution, le voleur envoyé au bagne pour un pain, l’inventeur méconnu et persécuté, l’enfant travaillant en usine.)

L’unité de l’ensemble est dans la pitié, et le cadre une rue à Paris.

Comment l’évocation des souffrances du cheval rend-elle la scène à la fois saisissante et pathétique ?

 

Recherches lexicales

Qu’est-ce qu’un limonier ? un limon ? un roulier ? une croupière ? un mors ? un licou ?

LIMONIER : Cheval destiné à l'attelage.

LIMON : Brancard qui permet d’atteler un cheval.

ROULIER : Voiturier.

CROUPIERE : La croupière est la partie du harnais ou de la longe en cuir qui, passant par- dessous la queue du cheval ou du mulet, et fixée au bât, vient se rattacher à la selle

MORS : Le mors est une pièce de harnachement, le plus souvent métallique, insérée dans la bouche d'un un cheval. En complément avec le filet ou la bride et équipé de rênes, il permet à un cavalier de contrôler la vitesse et la direction de sa monture grâce à ses mains.

LICOU : Lien de cuir, de corde ou de crin, qu'on met autour de la tête des chevaux, des mulets et d'autres bêtes de somme, pour les attacher

 

Victor Hugo décrit dans un tableau très précis et vivant le couple diabolique formé par le cheval martyr et le charretier ivrogne.

 

147 Le pesant chariot porte une énorme pierre

148 Le limonier, suant du mors à la croupière,

149 Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant

150 Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang.

 

Hugo présente la scène : un cheval, le «limonier» (vers 148 : cheval qui est attaché aux deux limons d'une lourde charrette, donc un cheval de trait) est soumis à la cruauté acharnée d’un «roulier» (vers 149 : un voiturier qui transporte des marchandises sur des charriots.)

La description du cheval insiste déjà sur la hiérarchie injuste, l’animal étant dominé de toutes parts. Le premier vers est ironique, dans la mesure où si le chariot sous-tient effectivement la charge, une « pierre » en l’occurrence, c’est le cheval qui en réalité « porte » aussi bien le pesant chariot que le chargement ; les sonorités du vers 147 miment parfaitement le fardeau avec l’allitération en p.

L’hyperbole du vers 148 « du mors à la croupière » associée au verbe « suer » particulièrement éloquent montre que le cheval consent des efforts de tout son corps, puise dans toutes ses ressources. L’enjambement du vers 149 au vers 150 rend parfaitement l’essoufflement du cheval, et indique la difficulté du trajet : « le pavé glissant monte ». L’adjectif qualificatif « triste » utilisé pour désigner non plus le « limon » mais le « cheval » lui donne une certaine humanité, et une grandeur dans la douleur, une forme de dignité. Il n’est pas anodin que ce soit le terme noble de « cheval » qui soit à présent utilisé. Le cheval est l’animal aimé, familier ; chevauché ou attelé aux voitures publiques ou particulières, il est l’instrument de transport universel, couramment rencontré, ce n’est donc pas rien de lire qu’une catégorie de chevaux est massacrée à petit feu par une catégorie d’hommes. Notons l’ultra-violence de la description avec le « poitrail en sang ».


151 Il tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête.

152 Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ;

 

Le verbe « geint » paraît bien faible au regard de l’horreur que le cheval subit et, perdu au milieu du vers, certes mis en relief à la césure, il est comme piétiné par le mouvement, par le rythme du vers ce qui montre qu’on fait peu de cas de ses états d’âme, de ses souffrances. Seul compte le mouvement : verbes de mouvements : « tire », « traîne », « s’arrête » et répétition du verbe « tire ». Les nombreuses coupes du vers miment donc bien les efforts successifs et réguliers du cheval.

Le vers 152 semble lié à la proposition du vers précédent « il s’arrête » : le lien cause à conséquence est évident ici même si le poète en fait l’économie, en somme c’est parce qu’il s’arrête que le fouet noir tourbillonne.

L’adjectif qualificatif « noir » peut désigner certes la couleur du fouet mais annonce probablement symboliquement les horreurs qu’il provoque, horreurs paroxystiques rendues par le sens même du verbe « tourbillonner » : Être agité par un mouvement rapide, irrésistible.

 

153 C’est lundi ; l’homme hier buvait aux Porcherons

154 Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ;

La cause de la malveillance du roulier est présentée, celle-ci s’explique par son ivresse : la veille, un dimanche, il s’est enivré aux «Porcherons» (vers 153), un hameau situé au nord-ouest de Paris célèbre par ses cabarets et qui, annexé à Paris, conservait une rue et une guinguette. Hugo l’évoque pour sa puissance d’évocation animale, qui fait penser à une étable à porcs.

Le vers 154 désigne les conséquences de ce vin, qu’il a mauvais, comme si l’alcool portait les germes de ce que l’animal vit à présent.


155 Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre
156 L’être à l’être, et la bête effarée à l’homme ivre !

Les vers 155 et 156 dénoncent « la loi formidable » du pouvoir qui s’exerce toujours sur plus faible que soi, avec un parallélisme qui montre que cette loi concerne aussi bien l’homme et l’animal que les hommes entre eux. Victor Hugo n’attend pas vraiment de réponse, il s’agit plutôt ici d’une question rhétorique qui traduit son incompréhension et son désarroi.


157 L’animal éperdu ne peut plus faire un pas ;
158 Il sent l’ombre sur lui peser ; il ne sait pas,
159 Sous le bloc qui l’écrase et le fouet qui l’assomme,
160 Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l’homme.

 

Le vers 157, riche en monosyllabes, montre le cheval acculé. La focalisation se concentre sur le cheval auquel le poète prête une pensée.  Comme si la première pensée du poète « quelle est donc la loi » était à présent transmise à l’animal, par une forme de communion intellectuelle et affective : « il ne sait pas ».

 

ANECDOTE : Le 10 octobre 1843, se rendant à Pampelune en diligence, Hugo se demande ce que les bêtes pensent de l'homme qui les abrutit de coups (dans “Alpes et Pyrénées”).

 

On peut considérer cette «ombre» (du vers 158) qui pèse sur lui comme l’ombre de cette «loi formidable» qui le soumet à «la pierre» et à «l’homme», qui sont, aux vers 159 et 160, rendus par un double parallélisme :  le bloc qui l’écrase désigne au vers suivant la pierre, et le fouet qui l’assomme désigne par métonymie l’homme : le « travailleur » est donc victime de cette pierre et, en fait, au-delà, de celui à qui elle appartient.


161 Et le roulier n’est plus qu’un orage de coups

162 Tombant sur ce forçat qui traîne les licous,

163 Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.

 

Au vers 161, La puissante métaphore (« un orage de coups ») renvoie au verbe « tourbillonner » ; elle semble une hyperbole mais n’en est pas une tant la violence est réelle et paroxystique ; elle rappelle aussi d’autres expressions hyperboliques « vin plein de fureur, de cris, de jurons » Le voiturier est réduit à sa fonction de tortionnaire, et une métaphore fait du cheval un « forçat ». « Les licous » (vers 162) sont les harnais ; nous constatons l’omniprésence d’un vocabulaire technique et précis qui rend cette scène visuelle, on est bien en présence d’une hypotypose, ce que confirme l’utilisation du présent de narration. L’allusion au « dimanche » dont la bête de somme ne bénéficie pas oppose le cheval à son maître qui, lui, a joui d’un repos, mais en a profité pour boire, pour s’abrutir, ce qui fait que, ce lundi, c’est sa victime qui « trinque » !

 

RETENONS : L'hypotypose consiste en une description réaliste, animée et frappante de la scène dont on veut donner une représentation imagée et comme vécue à l'instant de son expression.

 

En conclusion, nous voyons bien que l’immense pitié du poème « Melancholia » s’étend aux bêtes qui souffrent et meurent en silence. La suite de l’extrait nous fait voir l’agonie insupportable du cheval dans une scène de torture où les coups pleuvent de plus en plus. En montrant la violence sur les animaux domestiques, menacés par leurs maîtres, Victor Hugo espère qu’en réfrénant cette violence considérée comme mineure par ses semblables, ces derniers feront cesser la violence majeure des hommes entre eux. La protection des animaux est donc pour Victor Hugo une pédagogie, elle est un problème de relation à l’humanité plus que de relation à la nature. Ce tableau tout entier est bien d’un réalisme saisissant, et il acquiert une dimension métaphysique car les animaux et les êtres humains sont englobés dans une même pyramide de souffrances, bien loin de la scala naturae des Grecs.

Sur le forum pédagogique, j'aimerais que vous me fassiez part des émotions que cet extrait suscite en vous.

Je vous invite aussi à lire le poème en entier.